mercredi 12 octobre 2016

Le Nouvel Hollywood de Jean-Baptiste Thoret et Brüno


Cet essai/bande-dessinée est absolument délicieux. Jean-Baptiste Thoret, critique, historien et chantre du cinéma américain, présente une réduction en miniature de son livre Le cinéma américain des années 70 (1). Il y raconte le Nouvel Hollywood, cette  décennie prodigieuse qui a vu entre 1967 et 1980 l’émergence des Martin Scorsese, Francis Ford Coppola, William Friedkin, Robert Altman, George Romero, Bob Rafelson, Arthur Penn ou encore Sam Peckinpah pour ne citer que ceux-là; autant de cinéastes qui vont littéralement vampiriser le cinéma de l’Oncle Sam tout en le révolutionnant. Très impressionnés par les parangons du cinéma européen que sont Federico Fellini, Ingmar Bergman, Jean-Luc Godard ou Luchino Visconti, ils bousculent, de Bonnie and Clyde (1967) à La Porte du Paradis (1980), les studios hollywoodiens, remettent en cause les structures narratives (le montage alterné entre fiction et réalité dans La Cible de Peter Bogdanovich), développent des thèmes qui présentent de manière frontale le sexe et la violence (Sam Peckinpah avec La Horde sauvage ou Les Chiens de paille), dénoncent le conservatisme, le racisme de la société et la corruption des institutions (Norman Jewison avec Dans la chaleur de la nuit ou Francis Ford Coppola avec Conversation secrète), mettent en scène des marginaux ou des perdants magnifiques (Jerry Schatzberg avec L’Épouvantail ou John Schlesinger avec Macadam Cowboy). 


Les réalisateurs du Nouvel Hollywood deviennent, à l’instar des cinéastes européens, des auteurs à part entière, contrôlant tout le processus artistique (financement, scénario, mise en scène et final cut), dépossédant ainsi les nababs des grands studios de leur pouvoir, et jetant un regard lucide et souvent désabusé sur le monde en général et sur les États-Unis en particulier. Le contexte des années 60 et 70 que traverse la société américaine perfuse les scénarios de part en part: Jean-Baptiste Thoret propose deux événements traumatiques qui balisent de manière sanglante cette décennie; l’assassinat de JFK en novembre 1963 qui reste la matrice de la fêlure originelle, le massacre de Sharon Tate, la femme de Roman Polanski en août 1969 par Charles Manson et avec comme toile de fond la guerre du Vietnam et la lutte des minorités noire et indienne (le discours de Martin Luther King à Washington en 1963 ou l’occupation du site d’Alcatraz par des tribus indiennes en 1969). Ces séismes et cette remise en cause de l’ordre établi provoquent des ondes de chocs au sein de la société qui vont se matérialiser sur les écrans. Tout cela marque de manière indélébile ces cinéastes qui ont pour la plupart dépassé la trentaine à ce moment-là. Mais le Nouvel Hollywood, c’est aussi un profond renouvellement des genres comme le western avec John McCabe de Robert Altman où l’heure n’est plus à la conquête héroïque de l’Ouest, mais à son exploitation capitalistique débridée, ou le film d’horreur avec La Nuit des morts-vivants de George Romero dans lequel le zombie est « le symbole littéral des impasses de la société de consommation ». Mais il était dit que cette créativité ne pouvait être qu’une « parenthèse enchantée ». Jean-Baptiste Thoret pointe deux courants cinématographiques fondamentalement conservateurs qui suivent parallèlement le Nouvel Hollywood tout en le minant progressivement : c’est ce qu’il appelle le film de réaction qui prône le recours à l’autodéfense, incarné par Paul Kersey (Charles Bronson) dans Un Justicier dans la ville de Michael Winner (1974) et le film catastrophe comme L’Aventure du Poséidon de Ronald Neame (1972) ou La Tour infernale de John Guillermain (1974) qui « procèdent surtout à une opération d’amnésie historique puisqu’ils font croire que ce qui menace l’Amérique n’est pas la guerre du Vietnam, la pauvreté, les scandales politico-financiers ou le statut des minorités, mais la mère nature et l’arrogance des hommes à vouloir se mesurer au divin ». L’échec de La Porte du Paradis de Michael Cimino en 1980 scelle le sort du Nouvel Hollywood. Désormais, les patrons de studio vont reprendre la main pour imposer, au moment où Reagan arrive au pouvoir, un cinéma plus formaté à l’image des Aventuriers de l’Arche perdue de Steven Spielberg (1981) ou Rambo de Ted Kotcheff (1982). L’ère des Arnold Schwarzeneger, Sylvester Stallone, Chuck Norris ou Bruce Willis peut commencer.
Toute cette érudition se suffirait à elle-même. Mais elle est en plus remarquablement mise en images, dans un champ chromatique qui allie le jaune au noir et au blanc, par le dessinateur Brüno. Celui-ci offre à Jean-Baptiste Thoret, l’écrin qui permet à son analyse de se superposer aux images iconiques des films cités. Brüno est le dessinateur tout désigné pour accompagner notre historien (qui est dessiné à plusieurs reprises en train de faire une conférence face à un parterre de voitures dans un drive-in) puisque son œuvre puise en grande partie son inspiration dans le western (Wanted ou Junk) ou le film noir (Tyler Cross ou Inner City Blues). L’osmose entre le verbe et le dessin est au diapason de la puissance de ces films des années 70 « qui représentent la dernière frontière romantique de la cinéphilie et des cinéastes d’aujourd’hui ».


(1) Le cinéma américain des années 70 de Jean-Baptiste Thoret, Cahiers du cinéma, 2006

Jean-Baptiste Thoret et Brüno, Le Nouvel Hollywood, La Petite bibliothèque des savoirs, Le Lombard, 2016


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