Cet essai/bande-dessinée est absolument délicieux.
Jean-Baptiste Thoret, critique, historien et chantre du cinéma américain,
présente une réduction en miniature de son livre Le cinéma américain des années 70 (1). Il y raconte le Nouvel
Hollywood, cette décennie prodigieuse
qui a vu entre 1967 et 1980 l’émergence des Martin Scorsese, Francis Ford
Coppola, William Friedkin, Robert Altman, George Romero, Bob Rafelson, Arthur
Penn ou encore Sam Peckinpah pour ne citer que ceux-là; autant de cinéastes qui
vont littéralement vampiriser le cinéma de l’Oncle Sam tout en le
révolutionnant. Très impressionnés par les parangons du cinéma européen que
sont Federico Fellini, Ingmar Bergman, Jean-Luc Godard ou Luchino Visconti, ils
bousculent, de Bonnie and Clyde (1967) à La Porte du Paradis (1980), les studios
hollywoodiens, remettent en cause les structures narratives (le montage alterné
entre fiction et réalité dans La Cible
de Peter Bogdanovich), développent des thèmes qui présentent de manière
frontale le sexe et la violence (Sam Peckinpah avec La Horde sauvage ou Les
Chiens de paille), dénoncent le conservatisme, le racisme de la société et
la corruption des institutions (Norman Jewison avec Dans la chaleur de la nuit ou Francis Ford Coppola avec Conversation secrète), mettent en scène
des marginaux ou des perdants magnifiques (Jerry Schatzberg avec L’Épouvantail ou John Schlesinger avec Macadam Cowboy).
Les réalisateurs du
Nouvel Hollywood deviennent, à l’instar des cinéastes européens, des auteurs à
part entière, contrôlant tout le processus artistique (financement, scénario,
mise en scène et final cut), dépossédant ainsi les nababs des grands studios de
leur pouvoir, et jetant un regard lucide et souvent désabusé sur le monde en
général et sur les États-Unis en particulier. Le contexte des années 60 et 70
que traverse la société américaine perfuse les scénarios de part en part: Jean-Baptiste
Thoret propose deux événements traumatiques qui balisent de manière sanglante
cette décennie; l’assassinat de JFK en novembre 1963 qui reste la matrice de la
fêlure originelle, le massacre de Sharon Tate, la femme de Roman Polanski en
août 1969 par Charles Manson et avec comme toile de fond la guerre du Vietnam et
la lutte des minorités noire et indienne (le discours de Martin Luther King à
Washington en 1963 ou l’occupation du site d’Alcatraz par des tribus indiennes
en 1969). Ces séismes et cette remise en cause de l’ordre établi provoquent des
ondes de chocs au sein de la société qui vont se matérialiser sur les écrans. Tout
cela marque de manière indélébile ces cinéastes qui ont pour la plupart dépassé
la trentaine à ce moment-là. Mais le Nouvel Hollywood, c’est aussi un profond
renouvellement des genres comme le western avec John McCabe de Robert Altman où l’heure n’est plus à la conquête
héroïque de l’Ouest, mais à son exploitation capitalistique débridée, ou le
film d’horreur avec La Nuit des
morts-vivants de George Romero dans lequel le zombie est « le symbole littéral des impasses de la
société de consommation ». Mais il était dit que cette créativité ne
pouvait être qu’une « parenthèse enchantée ». Jean-Baptiste Thoret pointe deux
courants cinématographiques fondamentalement conservateurs qui suivent parallèlement
le Nouvel Hollywood tout en le minant progressivement : c’est ce qu’il
appelle le film de réaction qui prône le recours à l’autodéfense, incarné par
Paul Kersey (Charles Bronson) dans Un
Justicier dans la ville de Michael Winner (1974) et le film catastrophe
comme L’Aventure du Poséidon de
Ronald Neame (1972) ou La Tour infernale de
John Guillermain (1974) qui « procèdent
surtout à une opération d’amnésie historique puisqu’ils font croire que ce qui
menace l’Amérique n’est pas la guerre du Vietnam, la pauvreté, les scandales
politico-financiers ou le statut des minorités, mais la mère nature et
l’arrogance des hommes à vouloir se mesurer au divin ». L’échec de La Porte du Paradis de Michael Cimino en
1980 scelle le sort du Nouvel Hollywood. Désormais, les patrons de studio
vont reprendre la main pour imposer, au moment où Reagan arrive au pouvoir, un
cinéma plus formaté à l’image des Aventuriers
de l’Arche perdue de Steven Spielberg (1981) ou Rambo de Ted Kotcheff (1982). L’ère des Arnold Schwarzeneger,
Sylvester Stallone, Chuck Norris ou Bruce Willis peut commencer.
Toute cette érudition se suffirait à elle-même. Mais
elle est en plus remarquablement mise en images, dans un champ chromatique qui
allie le jaune au noir et au blanc, par le dessinateur Brüno. Celui-ci offre à
Jean-Baptiste Thoret, l’écrin qui permet à son analyse de se superposer aux
images iconiques des films cités. Brüno est le dessinateur tout désigné pour
accompagner notre historien (qui est dessiné à plusieurs reprises en train de
faire une conférence face à un parterre de voitures dans un drive-in) puisque
son œuvre puise en grande partie son inspiration dans le western (Wanted ou Junk) ou le film noir (Tyler
Cross ou Inner City Blues).
L’osmose entre le verbe et le dessin est au diapason de la puissance de ces
films des années 70 « qui représentent la
dernière frontière romantique de la cinéphilie et des cinéastes d’aujourd’hui ».
(1) Le cinéma américain des années 70 de
Jean-Baptiste Thoret, Cahiers du cinéma, 2006
Jean-Baptiste Thoret et Brüno, Le Nouvel Hollywood, La Petite
bibliothèque des savoirs, Le Lombard, 2016
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