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Dans Au mépris des lois (The Battle of
Apache Pass, 1952), George Sherman filme toujours la mort, qu'elle soit
dans le champ (photogramme 1) ou hors-champ (photogramme 2), de manière à en atténuer
la violence et le caractère profondément tragique. Les belles idées de mise en
scène de cette séquence montrent que ce réalisateur n'est pas dénué d'intérêt,
même si, au sein de sa très longue filmographie (de 1937 à 1971), aucune oeuvre
ne se dégage véritablement de manière décisive. En 1862, alors que la guerre de
Sécession fait rage dans l'Est des États-Unis, la paix règne, dans le
territoire du Nouveau-Mexique, entre les Blancs et les Chiricahuas de Cochise
(Jeff Chandler). Mais l'arrivée d'un nouvel agent corrompu au Bureau des
affaires indiennes, chargé de déporter les Apaches vers la réserve de San
Carlos, va détruire ce bel équilibre, avec l'aide d'un officier raciste et
vindicatif: le lieutenant Bascom (John Hudson). La guerre va reprendre de plus
belle et le sang couler de part et d'autre. Dans le photogramme 1, après avoir
fait un prisonnier en espérant l'utiliser, en vain, comme monnaie d'échange
pour libérer son frère et deux autres membres de la tribu traîtreusement
capturés par Bascom, Cochise ordonne sa mise à mort par mesure de représailles.
À cet instant, un cavalier apache éperonne rageusement sa monture, traînant
derrière lui et relié par une corde, l'infortuné prisonnier. En quelques
secondes, tournoyant sur lui-même, le corps du supplicié disparaît dans un
nuage de poussière qui s'épaissit au fur et à mesure que le cavalier gravit la
petite colline au pied de laquelle il se trouvait quelques instants plus tôt.
La mort est abstraite, invisibilisée et fulgurante, mais néanmoins réelle.
George Sherman la filme en plan fixe, sans complaisance, de loin et un bref
instant, jusqu'à la disparition du guerrier apache et de sa victime au-delà de la
butte rocailleuse. En réponse à ce drame, une autre fureur éclate aussi brutale
qu'aveugle. Dans le photogramme 2, les corps des trois Indiens, pris en otages et
lynchés par Bascom, se balancent, hors-champ, au bout d'une corde. Jouant sur
l'ellipse, puisque la scène de la pendaison n'a pas été montrée, le cinéaste ne
nous montre que l'issue mortifère de cette spirale de violence. Seules leurs
ombres, dans une lumière spectrale incertaine, apparaissent bien visibles dans
le cadre. Un vent léger venu du désert agite doucement les cadavres en faisant
grincer la branche de l'arbre servant de gibet improvisé. Le réalisateur contredit
ainsi « le complexe de Néron », théorisé depuis 1946 par André Bazin[1], en
évitant soigneusement d'instrumentaliser la vision forcément macabre et
toujours suspecte que nous avons face à la finitude humaine. Répétons-le, à l'instar
d'un John Ford ou d'un Delmer Daves, mais en mode mineur, George Sherman, sans
édulcorer la brutalité présente dans les deux camps, refuse bien de médiatiser
celle-ci. Le geste qui tue, cet instant fatal qui banaliserait la mort à force
de le répéter, est soustrait à notre vue. Voir ou ne pas voir, voilà bien tout
l'enjeu d'une mise en scène éthique et esthétique au cinéma.
[1] « Le complexe de Néron» désigne la fascination du spectacle et du morbide.
(André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma ?, Éditions du Cerf, collection 7e
art, 1958.
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