dimanche 29 mai 2022

La représentation de la mort chez George Sherman

 
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Dans Au mépris des lois (The Battle of Apache Pass, 1952), George Sherman filme toujours la mort, qu'elle soit dans le champ (photogramme 1) ou hors-champ (photogramme 2), de manière à en atténuer la violence et le caractère profondément tragique. Les belles idées de mise en scène de cette séquence montrent que ce réalisateur n'est pas dénué d'intérêt, même si, au sein de sa très longue filmographie (de 1937 à 1971), aucune oeuvre ne se dégage véritablement de manière décisive. En 1862, alors que la guerre de Sécession fait rage dans l'Est des États-Unis, la paix règne, dans le territoire du Nouveau-Mexique, entre les Blancs et les Chiricahuas de Cochise (Jeff Chandler). Mais l'arrivée d'un nouvel agent corrompu au Bureau des affaires indiennes, chargé de déporter les Apaches vers la réserve de San Carlos, va détruire ce bel équilibre, avec l'aide d'un officier raciste et vindicatif: le lieutenant Bascom (John Hudson). La guerre va reprendre de plus belle et le sang couler de part et d'autre. Dans le photogramme 1, après avoir fait un prisonnier en espérant l'utiliser, en vain, comme monnaie d'échange pour libérer son frère et deux autres membres de la tribu traîtreusement capturés par Bascom, Cochise ordonne sa mise à mort par mesure de représailles. À cet instant, un cavalier apache éperonne rageusement sa monture, traînant derrière lui et relié par une corde, l'infortuné prisonnier. En quelques secondes, tournoyant sur lui-même, le corps du supplicié disparaît dans un nuage de poussière qui s'épaissit au fur et à mesure que le cavalier gravit la petite colline au pied de laquelle il se trouvait quelques instants plus tôt. La mort est abstraite, invisibilisée et fulgurante, mais néanmoins réelle. George Sherman la filme en plan fixe, sans complaisance, de loin et un bref instant, jusqu'à la disparition du guerrier apache et de sa victime au-delà de la butte rocailleuse. En réponse à ce drame, une autre fureur éclate aussi brutale qu'aveugle. Dans le photogramme 2, les corps des trois Indiens, pris en otages et lynchés par Bascom, se balancent, hors-champ, au bout d'une corde. Jouant sur l'ellipse, puisque la scène de la pendaison n'a pas été montrée, le cinéaste ne nous montre que l'issue mortifère de cette spirale de violence. Seules leurs ombres, dans une lumière spectrale incertaine, apparaissent bien visibles dans le cadre. Un vent léger venu du désert agite doucement les cadavres en faisant grincer la branche de l'arbre servant de gibet improvisé. Le réalisateur contredit ainsi « le complexe de Néron », théorisé depuis 1946 par André Bazin[1], en évitant soigneusement d'instrumentaliser la vision forcément macabre et toujours suspecte que nous avons face à la finitude humaine. Répétons-le, à l'instar d'un John Ford ou d'un Delmer Daves, mais en mode mineur, George Sherman, sans édulcorer la brutalité présente dans les deux camps, refuse bien de médiatiser celle-ci. Le geste qui tue, cet instant fatal qui banaliserait la mort à force de le répéter, est soustrait à notre vue. Voir ou ne pas voir, voilà bien tout l'enjeu d'une mise en scène éthique et esthétique au cinéma.  


[1] « Le complexe de Néron» désigne la fascination du spectacle et du morbide. (André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma ?, Éditions du Cerf, collection 7e art, 1958.




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