samedi 11 juin 2022

La cohérence dans le plan chez Brian De Palma


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Dans le lacis des citations magistralement mises en scène dans Les Incorruptibles (The Untouchables, Brian De Palma, 1987), la séquence de la fusillade dans l’escalier de la gare de Chicago, rappelant explicitement Le Cuirassé Potemkine (Eisenstein, 1925), n’est pas la moindre. Une autre séquence - l’assassinat du policier Jim Malone (Sean Connery) - tournée et montée avec ce maniérisme qui caractérise le cinéma de Brian De Palma relève de la même virtuosité. Dans une rue de Chicago dont le trottoir humide et la rue sombre renvoient à tous les codes urbains du film noir, un tueur à la solde d’Al Capone (Robert De Niro), Frank Nitti (Billy Drago), revêtu d’un Borsalino et d’un long manteau, tous deux aussi blancs que son âme est noire et corrompue, vient de s’arrêter en face d’un immeuble dont le premier étage éclairé est occupé par Jim Malone, un des quatre membres de la brigade que vient de monter l’agent fédéral Eliott Ness (Kevin Costner). Fermement décidés à combattre les activités criminelles du parrain de la pègre, ces incorruptibles vont à ce point faire vaciller les affaires du Balafré que celui-ci va décider de les éliminer. Et après l’assassinat d’Oscar Wallace (Charles Martin Smith), le comptable du groupe, Jim Malone est le second sur la liste. Sur les deux photogrammes, dans le même plan, trois mouvements quasi-simultanés, comme autant de fragments chorégraphiques, vont organiser et structurer l’espace pour suggérer puis confirmer la menace: le premier voit Frank Nitti longer l’immeuble et s’éloigner dans la profondeur de champ, le deuxième montre une fraction de seconde plus tard, Jim penché à la fenêtre, observant la rue, comme mû par un sombre pressentiment (photogramme 1), et le troisième, alors que le policier tourne les talons pour rejoindre une autre pièce, aiguille notre regard vers la droite du plan, sur une silhouette furtive, inquiétante, entrée par effraction dans le champ, juste derrière Frank Nitti. Avec rapidité et discrétion, un homme manifestement doté de mauvaises intentions escalade une excroissance architecturale, s’accroupit au ras de la fenêtre pour regarder en tapinois dans l’appartement de Jim avant de s’y introduire (photogramme 2). Avec une impressionnante efficacité et une dynamique interne à l’image, la caméra embrasse les trois actions en 45 secondes, orientant notre regard de l’une à l’autre pour créer un rapport de force entre les deux tueurs venus de l’extérieur et celui qui apparaît très vulnérable – même s’il s’agit de Sean Connery - à l’intérieur de son espace domestique. Cette continuité temporelle dans un même environnement forme une unité narrative cohérente qu’accentue encore la structure de l’image faite de lignes et de volumes. Le trottoir en perspective, désert, avalé par l’obscurité de la profondeur de champ et que parcourent Frank Nitti et son comparse guide notre œil, alors que le volume de l’immeuble, en dépit de sa masse et de sa structure en pierre, nous apparaît d’autant plus fragile que la deuxième fenêtre, en partant de la gauche du cadre, est ouverte. Depuis Citizen Kane (1940), Orson Welles nous avait déjà habitués à tout placer dans le plan pour donner au spectateur cette omniscience et cette place de témoin privilégié face à l’action en cours. La légère contre-plongée accentue encore ce sentiment en nous offrant une situation de supériorité par rapport aux protagonistes. Brian De Palma reprend cette grammaire cinématographique en utilisant le cadre comme un réceptacle du principal enjeu dramatique de la séquence : le combat à mort engagé entre, d’un côté, le représentant de la loi Jim Malone et de l’autre, l’état dans l’État, l’agent subversif, la contrepartie négative, Al Capone.




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