Dans
ce plan filmé en contreplongée et extrait du film Pentagon Papers de Steven Spielberg (The Post, 2017), une femme et cinq hommes sont en train de se
pencher sur une boîte en carton dont le contenu semble proportionnel à
l’attention qu’ils y portent. La mise au point du réalisateur laisse le premier
plan, composé du carton, flou mais néanmoins omniprésent pour mieux filmer les
personnages en leur donnant un sentiment de supériorité par rapport au
spectateur. Ce sont tous des journalistes du Washington Post et ledit contenu, filmé
hors-champ, n’est rien moins que l’intégralité des Pentagon papers expédiée en 1971 au rédacteur en chef du journal,
Benjamin Bradlee (Tom Hanks), par Daniel Ellsberg (Matthew Rys), un ancien
fonctionnaire de la Rand Corporation, une institution chargée de conseiller
l’armée américaine. Ces milliers de pages classées secret-défense par l’administration
Nixon et le Pentagone révélent l’incroyable stratégie du mensonge menée par
tous les présidents américains depuis Truman à propos du sud-est asiatique en
général et du Vietnam en particulier. Rédigés en 1967 à la demande du
Secrétaire à la Défense Robert McNamara, ces notes révèlent particulièrement
les choix stratégiques désastreux de l’armée américaine, la manipulation de
l’opinion publique et le double langage qu’utilisaient les occupants de la
Maison-Blanche à propos des bombardements secrets sur le Laos et de l’envoi de
plus en plus massif de troupes dans une guerre qu’ils savaient perdue d’avance.
Cinq hommes et une femme donc, attendent ces pièces à conviction, déjà publiées
en partie par les journalistes du New-York Times, mais censurées à la demande
de Richard Nixon par une injonction de la cour fédérale. Incarnant des
journalistes ordinaires dans une situation extraordinaire, ils savent qu’ils
tiennent là un brûlot capable de déstabiliser le pouvoir politique en place. Figés
un court instant dans un moment de stupeur, leurs regards trahissent autant
l’incrédulité face à l’impensable, que la certitude d’être devant un tournant
de leur carrière. Steven Spielberg cadre ce moment décisif et le charge d’une
valeur symbolique, en associant la détermination d’un groupe de journalistes à
un contexte géopolitique particulièrement chargé de l’histoire américaine. À ce
moment précis, ils savent probablement déjà que la publication des Pentagon papers renforcera le
basculement de l’opinion américaine en faveur de la paix, déjà en cours depuis
1968-1969, tout en contribuant à alarmer les consciences sur la matérialité tragique
de la guerre au Vietnam et sur la tentation totalitaire d’un gouvernement peu
soucieux de transparence et prompt à censurer et à poursuivre en justice tous
ceux qui contreviennent à sa politique. Le scandale des Pentagon Papers se situe
juste avant celui du Watergate
(1972-1974) déjà porté à l’écran en 1976 par Alan J. Pakula (Les Hommes
du président /All the President’s men).
Ce diptyque, hymne à une presse libre et indépendante est l’antithèse du
cinéma-vérité cher au documentariste Frederick Wiseman (refus des acteurs,
refus du scénario comme préalable au tournage, absence de commentaires et
immersion totale dans la vie quotidienne de citoyens ordinaires), pourtant,
Steven Spielberg, lui aussi et à sa manière (utilisation d’acteurs célébres,
mise en scène, rebondissements dramatiques calculés) participe à cette recherche
du réel et à cette volonté de saisir le surgissement de la vérité.
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