En
janvier 1944, les pensionnaires d’un collège catholique, à proximité de Paris,
ont été rassemblés dans le réfectoire pour assister à une séance de cinéma. Pour faire oublier un temps les
rigueurs de l’hiver et de l’Occupation allemande, le directeur de ce pensionnat,
le Père Jean, a choisi de projeter sur un écran de fortune, un film de Charlie
Chaplin, L’Émigrant, réalisé en 1917.
À travers cette mise en abyme et ce récit autobiographique douloureux, Louis
Malle met en images le jaillissement de sa propre enfance, mais aussi sa
fascination pour le cinéma. Accompagnées
par le violoniste et la pianiste bien
visibles, à droite du cadre, les images projetées narrent les mésaventures du
personnage de Charlot à bord d’un navire qui l’emmène aux États-Unis. Les
rires, les exclamations, la gaîté rapidement contagieuse gagnent les rangs serrés de l’auditoire animé
d’une même communion dans la magie du septième art. Mais alors que sur l’écran,
le bateau à vapeur passe devant la
statue de la Liberté, les rires se figent aussitôt, et une tension palpable
s’installe dans le réfectoire. Soudainement, la fiction s’efface devant le réel
puisque cette statue représente l’exact
contraire de ce que vivent ces enfants et particulièrement Jean Bonnet (Raphaël
Fejtö, au centre du photogramme 2), un enfant juif caché dans le pensionnat par
le Père Jean. Confrontés à la grisaille du temps, au risque des rafles, au
rationnement alimentaire, à une guerre lointaine mais dont les échos
parviennent par bribes, ces adolescents rêvent d’un ailleurs inaccessible, d’un
pays de Cocagne de l’autre côté de l’Atlantique, incarnation de toutes leurs
espérances. Le cinéma donne vie à cette chimère et fait le siège de leur
imagination avec entêtement. En créant cette suspension du temps et cette gravité qui se lit sur tous les visages, cette
intertextualité entre la vie rêvée et celle qui est vécue est l’acmé de la
séquence. Le cinéma ne joue plus à ce moment-là son rôle protecteur vis-à-vis
du monde extérieur, et les contraintes du temps, un instant évacuées par la
thérapie du rire et l’éblouissement face la gestuelle de Charlot, surviennent
inévitablement dans l’esprit des spectateurs. Mais cette statue de la Liberté donne
corps également aux deux trajectoires inversées de Charlie Chaplin et de Louis
Malle qui ont marqué, à un moment donné, leur carrière respective. Le premier a
effectivement émigré aux États-Unis à partir de 1914 avant d’en être chassé en
1952 par les suppôts du maccarthysme, et le second a quitté la France pour fuir les critiques
et les polémiques consécutives à son film Lacombe
Lucien (1974), pour se rendre lui aussi aux États-Unis. C’est à son retour
d’exil qu’il choisira de nous livrer ce récit qu’est Au revoir les enfants (1987) et dans lequel il pose à nouveau la problématique du choix de l'engagement à travers Joseph, le garçon de cuisine, devenu délateur non parce qu'il est pro-nazi et antisémite, mais parce qu'il a été renvoyé du pensionnat par le père Jean.
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