samedi 17 février 2018

La statue de la Liberté chez Louis Malle



En janvier 1944, les pensionnaires d’un collège catholique, à proximité de Paris, ont été rassemblés dans le réfectoire pour assister à une séance de cinéma. Pour faire oublier un temps les rigueurs de l’hiver et de l’Occupation allemande, le directeur de ce pensionnat, le Père Jean, a choisi de projeter sur un écran de fortune, un film de Charlie Chaplin, L’Émigrant, réalisé en 1917. À travers cette mise en abyme et ce récit autobiographique douloureux, Louis Malle met en images le jaillissement de sa propre enfance, mais aussi sa fascination pour le cinéma.  Accompagnées par le  violoniste et la pianiste bien visibles, à droite du cadre, les images projetées narrent les mésaventures du personnage de Charlot à bord d’un navire qui l’emmène aux États-Unis. Les rires, les exclamations, la gaîté rapidement contagieuse  gagnent les rangs serrés de l’auditoire animé d’une même communion dans la magie du septième art. Mais alors que sur l’écran,  le bateau à vapeur passe devant la statue de la Liberté, les rires se figent aussitôt, et une tension palpable s’installe dans le réfectoire. Soudainement, la fiction s’efface devant le réel puisque cette statue  représente l’exact contraire de ce que vivent ces enfants et particulièrement Jean Bonnet (Raphaël Fejtö, au centre du photogramme 2), un enfant juif caché dans le pensionnat par le Père Jean. Confrontés à la grisaille du temps, au risque des rafles, au rationnement alimentaire, à une guerre lointaine mais dont les échos parviennent par bribes, ces adolescents rêvent d’un ailleurs inaccessible, d’un pays de Cocagne de l’autre côté de l’Atlantique, incarnation de toutes leurs espérances. Le cinéma donne vie à cette chimère et fait le siège de leur imagination avec entêtement. En créant cette suspension du temps et cette  gravité qui se lit sur tous les visages, cette intertextualité entre la vie rêvée et celle qui est vécue est l’acmé de la séquence. Le cinéma ne joue plus à ce moment-là son rôle protecteur vis-à-vis du monde extérieur, et les contraintes du temps, un instant évacuées par la thérapie du rire et l’éblouissement face la gestuelle de Charlot, surviennent inévitablement dans l’esprit des spectateurs. Mais cette statue de la Liberté donne corps également aux deux trajectoires inversées de Charlie Chaplin et de Louis Malle qui ont marqué, à un moment donné, leur carrière respective. Le premier a effectivement émigré aux États-Unis à partir de 1914 avant d’en être chassé en 1952 par les suppôts du maccarthysme, et  le second a quitté la France pour fuir les critiques et les polémiques consécutives à son film Lacombe Lucien (1974), pour se rendre lui aussi aux États-Unis. C’est à son retour d’exil qu’il choisira de nous livrer ce récit qu’est Au revoir les enfants (1987) et dans lequel il pose à nouveau la problématique du choix de l'engagement à travers Joseph, le garçon de cuisine, devenu délateur non parce qu'il est pro-nazi et antisémite, mais parce qu'il a été renvoyé du pensionnat par le père Jean. 


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