lundi 3 juin 2024

L'intrus chez Joseph Losey



« Les trotskystes étaient très hostiles au film, parce que, disaient-ils, il présentait Trotsky comme un homme vaincu []. Il était prisonnier de lui-même, prisonnier de Staline, prisonnier dans sa propre maison, et il parlait dans le vide. Trotsky était certain qu’il allait être tué, la seule question était de savoir quand et par qui », affirmait en 1979 Joseph Losey dans le livre d’entretiens que lui avait consacré Michel Ciment[1].

Dans ce plan extrait de L’assassinat de Trotsky (1972), Joseph Losey donne au champ une très grande force dramatique. Nous sommes le 20 août 1940. Dans une pièce d’une résidence fortifiée de Coyoacán, une banlieue verdoyante de Mexico, Lev Davidovitch Bronstein, dit Trotsky (Richard Burton), le bolchevik de la première heure, l’ancien compagnon de Lénine, le révolutionnaire d’Octobre 1917, créateur de l’Armée rouge et désormais premier opposant à Staline, en exil depuis 1928, est assis à sa table de travail. Avec son bouc légendaire, ses lunettes rondes à monture foncée, sa tête légèrement inclinée sur la gauche, il annote frénétiquement un texte que vient de lui apporter l’homme qui se trouve derrière lui. Des feuilles répandues sur son bureau et sur une table le long du mur témoignent tout autant de son intense activité intellectuelle que de sa volonté, même illusoire, à militer pour un avenir conforme à ses idées révolutionnaires mondiales. Suspendue au mur, une carte du Mexique matérialise le lien qui l’unit désormais à ce pays depuis que le peintre communiste Diego Rivera a intercédé en sa faveur auprès du président de la République Lázaro Cárdenas pour que ce dernier lui accorde l’asile politique en 1937. Pourtant, en dépit de l’énergie frémissante qu’il met à corriger ce texte, Trotsky sait à ce moment qu’il est un homme paralysé sur le plan de la lutte politique, puisque reclus et surtout traqué à l’instar du tueur d’enfants Martin W. Harrow[2] ou du gangster Johnny Bannion[3], deux exemples des personnages prédestinés à la tragédie qui habitent l’essentiel de la filmographie de Joseph Losey.

L’homme qui se tient à l’arrière du créateur de la IVe Internationale vient de reculer de quelques pas pour, dans quelques secondes, s’emparer d’un piolet qu’il avait dissimulé sous son imperméable. Dans cette pièce austère, caché derrière ses lunettes opaques, le regard posé sur la tête de Trotsky, là où il va frapper, Frank Jacson (Alain Delon) incarne, à l’image de l’intermède tauromachique auquel il avait assisté quelques jours plus tôt, le surgissement implacable de la mort. Tourmenté et ambigu, partagé entre la fascination et la peur qu’il éprouve face à l’ancien révolutionnaire, il a tenté à plusieurs reprises de renoncer à cet assassinat commandité par le NKVD. Frank est l’intrus dans la demeure de Trotsky, celui qui entre non par effraction, mais en étant invité par le maître des lieux.  En investissant cette maison après avoir séduit Gita Samuels (Romy Schneider), une femme proche de Trotsky, Frank Jacson devient cet autre, cet étranger, cherchant à manipuler avant de l’abattre celui qui incarne mieux que quiconque la fatalité historique. Dans la dramaturgie loseyienne, la figure de l’intrus est toujours celle qui, dans une féconde opposition, avance systématiquement masquée. Comme Webb Garwood, le flic véreux s’immisçant dans un couple dont il convoite la femme (The Prowler, 1951) ou Frank Clemmons, le jeune délinquant invité, dans le cadre d’une expérience thérapeutique, dans la maison du psychiatre Clive Esmond  dont l’épouse ne tardera pas à succomber à ses charmes  (The Sleeping Tiger, 1954), sans oublier Hugo Barrett, un valet sociopathe prenant progressivement le contrôle psychologique de son maître Tony (The Servant, 1963), Frank est habité de ce mensonge et de cette dissimulation qui sont le propre du simulacre et du faux-semblant.

Avec ce plan, Losey insiste sur l’apparente opposition existant entre les deux personnages : l’un, sursitaire familier avec la mort[4], assis, s’interrogeant à voix haute sur la vie et sa finitude, tout en ignorant l’immédiateté de son destin funeste, et l’autre, le matador, debout, pétrifié et mutique, pris au piège du crime qu’il va perpétrer, et auquel il ne peut plus se soustraire parce que contraint par des forces qui le dépassent, surtout depuis qu’il a deviné qu’il deviendrait un héros s’il assassinait  Trotsky. Il s’agit donc bien de deux pôles faisant partie d’une unité qui ne peut se fragmenter. En donnant son texte à corriger, Jacson a tout du disciple cherchant l’approbation du maître, dans cette forme de duos mêlant, le plus souvent en vase clos, les jeux de pouvoir que Joseph Losey affectionne tant. L’intrus est toujours, comme un cauchemar personnifié, le catalyseur du drame à venir. Face à Trotsky, le masque ne va pas tarder à tomber et le voile à se déchirer.

Dans une gamme de résonances thématiques, Joseph Losey s’empare – au-delà de la mort de l’ancien révolutionnaire – d’un sujet traitant tout autant de l’intrus que de l’exil politique, comme pour mieux effectuer un voyage intérieur et exorciser ses blessures. Ce réalisateur, stalinien revendiqué et engagé en 1946 au côté du parti communiste américain, avait été en 1952, alors qu’il tournait Stranger on the Prowl en Italie, l’une des victimes de la chasse aux sorcières orchestrée par le sénateur McCarthy. Dans un jeu de miroir troublant, l’irruption de Jacson dans l’exil de Trotsky renvoie donc Joseph Losey à ses difficultés à se faire accepter dans le cinéma européen[5] à la suite de son déracinement contraint. À ce titre, cette identification aux intrus qu’il décrit dans la plupart de ses films n’est-elle pas une tentation absolue de se recréer soi-même ?



[1] Michel Ciment, Le livre de Losey: entretiens avec le cinéaste, Stock, 1979, p. 363.

[2]  M (Joseph Losey, 1951)

[3]  The Criminal (Joseph Losey, 1960)

[4] Trotsky avait déjà échappé le 24 mai 1940 à une tentative d’assassinat dans cette même maison de Coyoacán.

[5] Persona non grata aux États-Unis, Joseph Losey s’installe en Angleterre en 1953. Devant la pusillanimité de certains producteurs et acteurs refusant de collaborer avec un sympathisant communiste, The Sleeping Tiger (1954) et The Intimate Stranger (1956) furent tournés sous pseudonyme. Il faudra attendre Time Without Pity (1957) pour que Joseph Losey puisse à nouveau signer de son nom ses films. Mais il ne tournera plus jamais aux États-Unis.




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