mercredi 22 mai 2024

La valse chez Michael Cimino


Au rythme et au son du Beau Danube Bleu, les couples virevoltent, s’étourdissent et s’enivrent de leurs tourbillons gracieux que les travellings circulaires de la caméra amplifient encore de manière vertigineuse. Débordants de vitalité, les corps envahissent le cadre avec cette faculté d’illustrer, dans un mélange de vie et d’euphorie, la grâce et la légèreté. Les robes se bouffent et se frôlent, les queues-de-pie et les hauts-de-forme tournoient avec élégance, les tailles cambrées, toujours en équilibre, glissent vers l’avant, sans jamais pouvoir s’arrêter. Tous ces couples ont un air de famille, quels que soient leurs costumes ou leurs toilettes. Les images ainsi créées savent revêtir toute l’ampleur désirée, avec ce sens de l’espace dont le réalisateur avait déjà fait preuve dans Thunderbolt and Lightfoot (1976) et The Deer Hunter (1978) lorsqu’il s’agissait de filmer des personnages en les intégrant dans un décor majestueux, qu’il soit naturel ou urbain. Ici, sur cette esplanade de l’Université Harvard à Cambridge (Massachussetts), les diplômés de la promotion 1870 fêtent leur réussite dans les rotations étourdissantes d’une valse, autour du grand arbre central du prestigieux établissement. Dans Heaven’s Gate (1980), la mise en scène du réalisateur ne se contente pas de rassembler des foules devant la caméra, d’en tirer une impressionnante chorégraphie, mais donne aussi à voir une manière de faire frémir l’espace, de galvaniser une jeunesse en représentation, à laquelle le monde ouvre les bras. Qu’est cette valse viennoise, sinon la représentation du sentiment d’appartenance d’une classe sociale privilégiée qui se sait destinée à prendre en main l’avenir, forcément épanoui, d’un pays tout juste sorti des horreurs de la guerre civile ? Sûrs de leur pouvoir et de leur rayonnement, ces hommes à l’éthos aristocratique immuable - Harvard ne s’ouvrira aux femmes qu’en 1879 - veulent forger dans le mouvement leur propre destin. Michael Cimino fait de la musique et de la danse, comme dans le bal des citoyens d’origine russe de Clairton qui ouvre The Deer Hunter, un facteur d’intégration d’un collectif inévitablement endogame. Le plus viscontien et le plus fordien des réalisateurs américains sait que l’identité culturelle et sociale d’un individu est consubstantielle à celle de sa communauté et réciproquement. Mais, en dépit de cette allégresse teintée d’insouciance, Michael Cimino se questionne déjà sur la pertinence de toutes ces certitudes. Dans la séquence précédente, le tout jeune diplômé William Irvine (John Hurt) n’a-t-il pas dit : « Nous renonçons à toute velléité de changement, en conséquence nous estimons que l’ensemble s’agence assez bien ». Ainsi, si les couples dansent en cercles concentriques en une forme de rituel ample et solennel, ils matérialisent aussi un monde replié sur ses convictions, tournant sur lui-même, véritable « métaphore d’une situation fermée, oppressante, sans espoir, suffocante, car sans ouverture vers l’extérieur »[1]. Seul un danseur, James Averill (Kris Kristofferson au centre du photogramme), tentera de rompre la malédiction de cette géométrie ivre d’elle-même.  



[1] Le cinéma de Michael Cimino de Giampiero Frasca, Éditions Gremese, 2020, p.75




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