Au rythme et au son du Beau
Danube Bleu, les couples virevoltent, s’étourdissent et s’enivrent de leurs
tourbillons gracieux que les travellings circulaires de la caméra amplifient
encore de manière vertigineuse. Débordants de vitalité, les corps envahissent
le cadre avec cette faculté d’illustrer, dans un mélange de vie et d’euphorie, la
grâce et la légèreté. Les robes se bouffent et se frôlent, les queues-de-pie et
les hauts-de-forme tournoient avec élégance, les tailles cambrées, toujours en
équilibre, glissent vers l’avant, sans jamais pouvoir s’arrêter. Tous ces
couples ont un air de famille, quels que soient leurs costumes ou leurs toilettes.
Les images ainsi créées savent revêtir toute l’ampleur désirée, avec ce sens de
l’espace dont le réalisateur avait déjà fait preuve dans Thunderbolt and
Lightfoot (1976) et The Deer Hunter (1978) lorsqu’il s’agissait de
filmer des personnages en les intégrant dans un décor majestueux, qu’il soit
naturel ou urbain. Ici, sur cette esplanade de l’Université Harvard à Cambridge
(Massachussetts), les diplômés de la promotion 1870 fêtent leur réussite dans
les rotations étourdissantes d’une valse, autour du grand arbre central du
prestigieux établissement. Dans Heaven’s Gate (1980), la mise en scène
du réalisateur ne se contente pas de rassembler des foules devant la caméra,
d’en tirer une impressionnante chorégraphie, mais donne aussi à voir une
manière de faire frémir l’espace, de galvaniser une jeunesse en représentation,
à laquelle le monde ouvre les bras. Qu’est cette valse viennoise, sinon la
représentation du sentiment d’appartenance d’une classe sociale privilégiée qui
se sait destinée à prendre en main l’avenir, forcément épanoui, d’un pays tout
juste sorti des horreurs de la guerre civile ? Sûrs de leur pouvoir et de leur
rayonnement, ces hommes à l’éthos aristocratique immuable - Harvard ne s’ouvrira
aux femmes qu’en 1879 - veulent forger dans le mouvement leur propre destin. Michael
Cimino fait de la musique et de la danse, comme dans le bal des citoyens
d’origine russe de Clairton qui ouvre The Deer Hunter, un facteur d’intégration
d’un collectif inévitablement endogame. Le plus viscontien et le plus fordien
des réalisateurs américains sait que l’identité culturelle et sociale d’un
individu est consubstantielle à celle de sa communauté et réciproquement. Mais,
en dépit de cette allégresse teintée d’insouciance, Michael Cimino se
questionne déjà sur la pertinence de toutes ces certitudes. Dans la séquence
précédente, le tout jeune diplômé William Irvine (John Hurt) n’a-t-il pas
dit : « Nous renonçons à toute velléité de changement, en conséquence nous
estimons que l’ensemble s’agence assez bien ». Ainsi, si les couples dansent en
cercles concentriques en une forme de rituel ample et solennel, ils matérialisent
aussi un monde replié sur ses convictions, tournant sur lui-même, véritable «
métaphore d’une situation fermée, oppressante, sans espoir, suffocante, car
sans ouverture vers l’extérieur »[1].
Seul un danseur, James Averill (Kris Kristofferson au centre du photogramme), tentera de rompre la
malédiction de cette géométrie ivre d’elle-même.
mercredi 22 mai 2024
La valse chez Michael Cimino
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