C’est en 1947 qu’Anthony
Mann réalise Desperate (1947), un film noir dont il a écrit le scénario,
et qui porte – à l’instar de nombreux autres films noirs comme Assurance sur
la mort (Double Indemnity, Billy Wilder, 1944), Les Mains qui
tuent (Phantom Lady, Robert Siodmak, 1944), Le Dahlia bleu (The
Blue Dahlia, George Marshall, 1946) ou L’Enfer de la corruption (Force
of Evil, Abraham Polonsky, 1948), pour faire court - toutes les angoisses
de son époque. Grâce au talent du directeur de la photographie, George E.
Diskant, l’esthétique de ce long-métrage emprunte évidemment à ce qui fait la
caractéristique essentielle de ce genre très connoté, saturé d’obscurité et de
clair-obscur pour créer des scènes inquiétantes. Respectivement à gauche et à
droite des deux photogrammes, Walt Radak (Raymond Burr) et son homme de main Reynolds (William
Challee) sont deux truands qui officient, entre autres spécialités, dans le
trafic de fourrures volées. La seule source d’éclairage provient d’une ampoule
suspendue au plafond, qui par son balancement permet de montrer sous différents
angles les mines patibulaires des malfaiteurs. Le plan fait évidemment penser à
une scène identique que l’on peut voir dans Le Corbeau (Henri-Georges
Clouzot, 1943), scène au cours de laquelle, dans une salle de classe vide, le
docteur Rémy Germain (Pierre Fresnay) et son confrère Michel Vorzet (Pierre
Larquey), dissertent sur les notions du Bien et du Mal, alors que leurs visages
passent sans arrêt de l’ombre à la lumière grâce au même type d’éclairage. Mais
cette esthétique menaçante est aussi le miroir de l’environnement politique,
économique et social dans lequel baignent les États-Unis dans la deuxième
moitié des années 40, comme si le film noir, ce genre, urbain et contemporain
par excellence, était devenu le meilleur réceptacle pour exorciser les
inquiétudes de cette période. En effet, en dépit de la victoire américaine sur
l’Allemagne et le Japon, des réserves d’or colossales, du dollar devenu la
monnaie internationale et de la prospérité globalement revenue depuis la crise
des années 30, tout ne va pas pour le mieux au pays de l’Oncle Sam. Entre d’un
côté, une inflation qui s’accélère en 1946 avec la fin du contrôle des prix, et
de l’autre, un accroissement du chômage lié à la démobilisation de milliers de
soldats, la situation est tendue. Si l’on ajoute des salaires dont la
croissance est très nettement inférieure aux profits du patronat entraînant des
grèves particulièrement dures dans les secteurs sidérurgiques et miniers (au
cours du premier semestre 1946, trois millions de travailleurs sont en grève
dans ces secteurs[1]),
« une crise morale augmentée d’un sentiment de culpabilité causé par la
neutralité du pays avant 1942, et la responsabilité d’avoir largué deux bombes
atomiques»[2], le film noir se développe
dans un climat de conscience troublée. Chez
Anthony Mann, le crime est souvent filmé en contreplongée pour mieux suggérer ce
sentiment de puissance et d’effroi que dégagent les deux truands, perception encore
accentuée par l’étouffement dû à l’absence de profondeur de champ. Les deux personnages
semblent être littéralement sortis du néant, plus déterminés que jamais à
assouvir leurs pulsions meurtrières irrépressibles.
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