Un cinéaste comme Mel
Brooks, réalisant la même année, 1974, Blazing Saddles et Young
Frankenstein, mérite sans barguigner tout notre respect. Dans Blazzing
Saddles, il éparpille par petits bouts façon puzzle, dynamite, disperse,
ventile[1], avec un délice aussi savoureux
qu’assumé, et, faut-il le préciser, résolument irrévérencieux, tous les
commandements des Tables de la Loi westernienne. Pourtant, pour un spectateur qui
serait familier des films de John Ford ou de Budd Boetticher, même distrait, les
codes propres à ce genre cinématographique sont bien là : jugez plutôt. Apprenant
par hasard qu’une voie ferrée allait contourner une zone de sables mouvants
pour traverser la ville frontière de Rock Ridge, le procureur général de ladite
bourgade, Hedley Lamarr (Harvey Korman, à gauche du photogramme), décide de
tout faire pour en chasser les habitants afin de racheter les terres à bas prix
dans le but de devenir l’unique propriétaire de la région. L’arrivée prochaine du
train doit lui permettre de faire de juteux profits. Son homme de main Taggart
(Slim Pickens, à droite) est chargé des
basses besognes pour faire comprendre aux habitants que son patron va leur
faire une proposition qu’ils ne pourront pas refuser. Dans le western, la construction
de la voie ferrée en tant que vecteur constitutif de la conquête de l’Ouest est un thème récurrent : elle peut
renvoyer ici, entre autres, à The Iron Horse (John Ford, 1924) ou Once
Upon a Time in the West
(Sergio Leone, 1968). De leur côté, le spéculateur véreux et son inévitable homme
de main – le premier, forcément fourbe, occupant souvent une place de notable, immédiatement
repérable au soin qu’il apporte à sa tenue vestimentaire, et le second plus ou
moins obséquieux mais nettement plus béotien – rappellent Devil’s Doorway
(Anthony Mann, 1950) ou Chisum
(Andrew V. McLaglen, 1970). Mais la ressemblance s’arrête là. Dans l’anti-western
de Mel Brooks, la subversion des codes est la norme et leur dynamitage, la règle.
Sur le photogramme, les deux
hommes sont dans le bureau du procureur général, penchés sur une carte indiquant le trajet que
va emprunter cette fameuse voie ferrée. Au mur est accroché un tableau qui
matérialise toute la démarche iconoclaste de Mel Brooks. La célébration d’un
mariage y est représentée, mais vue de l’arrière, tout à fait
révélatrice de cette volonté de dévoiler ce que l’on ne montre pas traditionnellement
dans le western[2].
Habituellement, pour analyser Mel Brooks, les exégètes évoquent pêle-mêle
l’influence des Marx Brothers, de Woody Allen ou de Jerry Lewis. À ce stade, on
peut aussi ajouter celle de Mack Sennett, des Three Stooges ou de Laurel et Hardy,
et pourquoi pas de Lenny Bruce. Mais si les maux de tête apparaissent aussi
soudainement qu’une fièvre jaune et si vous voulez vraiment aller au bout des
choses, sachez que, pour votre serviteur, l’influence de Tex Avery, dont l’univers
cartoonesque croise sans cesse la mise en scène de Mel Brooks, dépasse toutes
les autres. À travers Lamarr et Taggart, personnages plus bêtes que méchants, le
réalisateur, comme notre Tex préféré, donne à voir la même obsession de la
parodie, la même accumulation de gags, souvent visuels et répétitifs, les mêmes
apartés laconiques adressés au spectateur comme si l’écran n’existait pas, les mêmes
anachronismes et, surtout, cette opiniâtreté toujours renouvelée à pulvériser
les limites de la bienséance, voire du bon goût.
Commençons par Taggart, joué
en mode rustique par un délicieux Slim Pickens. Pour comprendre le parfait
contre-emploi que son rôle implique, il faut savoir qu’il s’agit d’un acteur chevronné,
indissociable du western auquel il a imposé son air revêche immédiatement reconnaissable,
sa silhouette légèrement ventrue, à la démarche sautillante, les jambes arquées,
comme s’il était toujours à cheval[3], son timbre de voix tonitruant
et enroué. Au moment du tournage de Blazing Saddles, il a déjà
cinquante-huit films à son palmarès, dont de très nombreux westerns et
plusieurs chefs d’œuvres comme One-Eyed Jacks (Marlon Brando, 1961), Major
Dundee (Sam Peckinpah, 1965) ou Will Penny (Tom Gries, 1967). Très
lié à Sam Peckinpah justement, celui-ci lui a déjà donné, l’année précédente, son
plus beau rôle dans l’élégiaque et tragique Pat Garrett and Billy the Kid
(1973) : son agonie au bord d’une rivière, face à l’immensité du désert du
Nouveau-Mexique, faiblement éclairé par la blancheur déclinante du soleil, est
un moment empreint d’un lyrisme amer encore présent dans toutes nos rétines. Qu’il
soit un soldat sudiste (Rocky Mountain, William Keighley, 1950) ou un conducteur
de diligence (Stagecoach, Gordon Douglas, 1966), il est l’une des
nombreuses images incarnant l’Ouest américain. Par ailleurs, il avait déjà
montré toute l’étendue de son talent dans un registre nettement plus ironique –
et qui préfigure Taggart - dans Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop
Worrying and Love the Bomb (Stanley Kubrick, 1964), où, dans un final
grinçant, son Major T. J. « King » Kong chevauchait une bombe atomique sur le
point de déclencher l’apocalypse nucléaire. Chez Brooks, il renverse toutes les
apparences, fait tomber le décor, brise les ressorts d’un univers dont on croit
maîtriser les codes. Avec son stetson posé sur un bandage en forme de bandana
recouvrant son occiput, résultat d’un coup de pelle reçu traîtreusement par
derrière, ses gants, ses brassards en cuir recouvrant les avant-bras, son gilet
noir toujours immaculé, ses gesticulations, le doigt levé, destinées à attirer
l’attention de son patron, il ne donne jamais l’impression d’être plongé dans
des abîmes de réflexion philosophique, et encore moins de méditation
transcendantale tendance Éric Rohmer, mais déploie une énergie désopilante à être,
vis-à-vis de son patron, le plus courtisanesque possible. Dans cette entreprise
de désacralisation, avec son visage ahuri, Taggart penche plus du côté du très texaverien[4] ours anthropomorphe Junior,
d’une impéritie congénitale, que du côté, au hasard, de l’homme de main de
Dutch Henry Brown (Stephen McNally), le bilieux «
Waco » Johnny Dean (Dan Duryea) dans Winchester ‘73 (Anthony Mann,
1950).
Ce patron, le procureur
général Hedley Lamarr, est donc ce spéculateur ressemblant, quant à lui, à un
croisement entre Daffy Duck et Egghead. C’est plutôt embarrassant pour lui,
puisque ces deux autres olibrius, une fois encore nés de l’imagination
débordante de Tex Avery, forment un mélange détonnant de névrose, d’égocentrisme
et d’imbécillité. Il est donc impossible, là aussi, de le confondre, en dépit
des mêmes fonctions, avec les tout aussi scélérats mais néanmoins bien plus sérieux Rufus
Ryker (Emile Meyer dans Shane, George Stevens, 1953) ou Coy LaHood (Richard
A. Dysart dans Pale Rider, Clint
Eastwood, 1985). Hedley incarne ici une variante exotique et légèrement
libidineuse, destinée, dans l’esprit de ce facétieux Mel Brooks, à enrichir de
manière originale cette longue lignée de malfrats que nous adorons détester.
Ils ont tous, certes, le même amour de la terre – surtout celle des autres – et
le même penchant retors pour embaucher des tueurs capables des pires besognes,
mais Hedley se différencie des autres par un tel degré de jobardise qu’il
réduit immanquablement son potentiel d’intimidation à néant. Pourtant, il
cherche manifestement à donner de lui l’image la plus raffinée possible. Avec
sa chemise blanche à jabot, son gilet gris dont une poche laisse entrevoir une
montre à gousset, son costume de bonne facture, il se frotte déjà les mains, le
pied négligemment posé sur le siège d’un fauteuil en cuir, en pensant au bon
coup qu’il prépare. Pour arriver à ses fins, il ne trouve rien de mieux que de
faire nommer shérif Bill (Cleavon Little), un ouvrier noir de la voie ferrée,
en espérant que la supposée incapacité de celui-ci à défendre la ville va
pousser les habitants particulièrement ségrégationnistes de Rock Ridge à partir.
L’utilisation des stéréotypes racistes associés à la dégénérescence du bulbe rachidien
du procureur permet ici à Mel Brooks d’anéantir la discrimination raciale
traditionnelle du western hollywoodien, mais aussi celle qui a toujours cours aux
États-Unis en 1974. Fidèle à lui-même, le réalisateur n’a pas trouvé de
meilleur antidote pour affronter les tares humaines que de leur rire au nez.
Enfin, avec un patronyme faisant évidemment penser à celui d’Hedy Lamarr, une
actrice célèbre du Hollywood des années 1930-1940, propulsée au rang d’icône sensuelle
à la suite du succès d’Extase (Gustav Machaty, 1933) et de Lady of
the Tropics (Jack Conway, 1939)[5], Hedley est propulsé dans
un monde de quiproquos que n’aurait pas renié Screwy Squirrell, l’écureuil fou
de Tex Avery.
À une époque où le western
se renouvelle considérablement, il n’est pas courant d’évoquer le film de Mel
Brooks aux côtés des The Wild Bunch (Sam Peckinpah, 1969), McCabe
& Mrs. Miller (Robert Altman, 1971) ou The Missouri Breaks (Arthur
Penn, 1976). Pourtant, par sa parodie insolente du western classique, il est
bien un film du Nouvel Hollywood, en ce sens qu’il conteste, au même titre que ces
films, le conformisme d’un genre, et ce, d’autant plus facilement que, de Out
West (Roscoe Arbuckle, 1918) à Support your Local Sheriff (Burt
Kennedy, 1969), l’humour a souvent été associé au western. Certains argueront
qu’il s’agit ici d’œuvres plutôt mineures. Et ils n’auront pas complètement
tort. N’est pas Mel Brooks
qui veut! « That’s the law of the West! » comme le disait d’un ton traînant Droopy[6].
[1] Les amoureux des Tontons
flingueurs de Georges Lautner (1963) se reconnaîtront.
[2]
Maurice Yacowar, Method in Madness: The Comic Art of Mel Brooks, New York: St.
Martin’s Press, 1981, p. 102.
[3] Slim Pickens a, dès l’âge de quatorze ans,
pratiqué le rodéo. Pendant vingt ans, entre 1940 et 1960, il exercera cette
activité pour devenir une célébrité dans le milieu. À partir de 1950, il commence une autre carrière dans le cinéma.
[4] J’emprunte ce terme utilisé par
Robert Benayoun dans son livre Le mystère Tex Avery, Paris : Seuil, 1988.
[5] L’actrice n’a pas été en reste
puisqu’elle a poursuivi en justice Mel Brooks pour atteinte à son nom et à sa
réputation.
[6] Chien anthropomorphe texaverien,
particulièrement impassible, présent dans vingt-trois dessins animés de la MGM,
entre 1943 et 1958.
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