jeudi 28 mars 2024

Le pressentiment chez Francesco Rosi



L’ouverture de Cadavres exquis (Francesco Rosi, 1975) est saisissante autant par le lieu révélé que par l’énigme qu’elle représente. Un homme vieillissant, le procureur Varga (Charles Vanel), après avoir déambulé quelques minutes dans les catacombes des Capucins de Palerme, en Italie, se dirige à travers un long couloir vers un escalier débouchant sur le monde extérieur. Dans ce dédale de galeries dont les murs et les sols sont bordés de cadavres momifiés et de cercueils, il est à l’abri des perturbations de la ville, face au néant, face à la mort, pour contempler les crânes, les orbites vides, les bouches grandes ouvertes, déformées par des cris silencieux, les corps desséchés à la peau ridée, encore revêtus de leurs vêtements d’origine. La semi-pénombre, le silence et la solitude lui permettent manifestement de s’émanciper des repères habituels, d’oublier quelques courts instants son quotidien ou de méditer sur la vanité de l’existence, sur la vision de son futur et donc de son destin. Le regard perdu dans la contemplation muette de ces restes humains, cherchant à mieux saisir cette palpitation secrète de la mort, il semble préoccupé par sa propre finitude, par son memento mori[1].  Dans cette imagerie spectrale rappelant les peintures de Jérôme Bosch ou de Brueghel l’Ancien, et qui va probablement inspirer l’ouverture de Nosferatu, fantôme de la nuit (Werner Herzog, 1978), Varga sait bien, particulièrement dans ce lieu de recueillement et surtout à son âge, que la mort est la suprême mesure de l’homme.

Dans ce plan fixe, saisissant toute la profondeur de champ de l’image, Francesco Rosi a construit une géométrie de l’espace comme un peintre de la Renaissance aurait pu le faire avec un tableau. Le réalisateur italien utilise la perspective grâce à des lignes obliques convergentes qui orientent le regard du spectateur vers un point de fuite matérialisé par le ciel, au-delà de l’escalier, permettant de nous projeter vers l’extérieur des catacombes, comme pour fuir cet environnement infernal. Le rejet symétrique des momies et des cercueils sur les bords opposés du photogramme permet de former autant de lignes parallèles dont le tracé organise un monde dans lequel l’enfermement le dispute à une angoisse sourde et un malaise nourri par l’omniprésence de ces restes funèbres. Enfin, au centre de l’image, dans l’axe de la composition, Varga, situé entre le monde des morts et celui des vivants, se dirige vers la sortie du cimetière souterrain, indifférent cette fois-ci aux têtes baissées des momies qui semblent lui rendre un hommage par-delà la mort. Néanmoins, alors que tout invite au déséquilibre et à la tension, la verticalité des colonnes, à l’arrière-plan, donne l’impression que Varga a réussi à prendre de la hauteur par rapport à sa méditation, ouvrant une brèche dans un monde jusque-là vacillant.

Tension, ai-je dit plus haut. En mettant en scène le questionnement quasi métaphysique que Varga entretient autant avec lui-même qu’avec les momies, comme si celles-ci avaient en retour quelque chose à lui murmurer, quelque chose qu’il essayerait de saisir, Francesco Rosi tend aux Italiens un miroir cauchemardesque de leur actualité politique. Depuis L’affaire Mattei (1972) et Lucky Luciano (1973), nous savons que son cinéma est hanté par toutes les tensions contemporaines qui gangrènent l’Italie des années de plomb (1969-1980). De l’instabilité politique endémique aux  projets d’alliance entre les deux partis dominants mais ennemis, la Démocratie chrétienne et le Parti communiste, en passant par les liens occultes de l’État italien avec la Mafia, les multiples attentats, la corruption de certaines institutions comme la police ou le renseignement et les affrontements entre une extrême droite toujours attirée par les oripeaux du fascisme, face à une extrême gauche prête à faire la révolution, tous ces rapports de force délétères nourrissent un chaos et une paranoïa que Rosi saura traduire en images : le réalisateur italien reste profondément convaincu que le pouvoir, quel qu’il soit, finit toujours par être submergé par une hubris effrénée, un pouvoir d’autant plus dangereux, dit-il tout au long de Cadavres exquis, qu’il avance masqué. Si les momies traduisent une certaine forme d’immortalité en limitant la décomposition des corps, le pourrissement a, en revanche, déjà bel et bien contaminé le corps social et politique italien, pris dans un vortex dont les spirales ne cessent de s’accélérer. Sont-ce cet écheveau d’intrigues, de violence, de cynisme et cette connivence entre pouvoir légal et pouvoir illégal que le procureur Varga a touchés du doigt après avoir compris qu’« un pouvoir d’essence réactionnaire et totalitaire ne fonctionne pas en prenant appui sur des institutions démocratiques, mais en se servant de forces parallèles qui peuvent se dissimuler derrière des organismes officiels tels que la police, l’armée, les services secrets[2] » ? La suite du film le confirmera. Ce questionnement sur les dérives du pouvoir, obsessionnel chez Rosi, rappelle, à la même époque, les fictions mises en scène par les cinéastes du Nouvel Hollywood comme David Miller (Executive Action, 1973), Alan J. Pakula (The Parallax View, 1974), Francis Ford Coppola (The Conversation, 1974) ou Sydney Pollack (Three days of the Condor, 1975) ou encore celles, en France, de Costa-Gavras (Z et État de siège, 1968 et 1972) ou d’Yves Boisset (L’attentat et Le juge Fayard dit « le Shériff », 1972 et 1976). Toutes témoignent d’une menace diffuse face à des forces secrètes qui manipulent et dévoient la démocratie.

Alors que Varga s’éloigne, et qu’une version orchestrale de la Marche funèbre de Chopin, en son-off en sourdine, accompagne depuis quelques minutes ses pas, tous les signes concrets de la mort sont là. Et nous pressentons, à cet instant, qu’il n’a plus que quelques instants à vivre.

 



[1] « Souviens-toi que tu vas mourir » ou « souviens-toi que tu es en train de mourir », locution latine médiévale servant à souligner la fugacité des réalisations humaines.

[2] Jean A. Gili, Études cinématographiques : Francesco Rosi, Paris : Lettres modernes Minard, 2001, p. 77.




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