L’ouverture
de Cadavres exquis (Francesco Rosi, 1975) est saisissante autant par le
lieu révélé que par l’énigme qu’elle représente. Un homme vieillissant, le
procureur Varga (Charles Vanel), après avoir déambulé quelques minutes dans les
catacombes des Capucins de Palerme, en Italie, se dirige à travers un long
couloir vers un escalier débouchant sur le monde extérieur. Dans ce dédale de
galeries dont les murs et les sols sont bordés de cadavres momifiés et de
cercueils, il est à l’abri des perturbations de la ville, face au néant, face à
la mort, pour contempler les crânes, les orbites vides, les bouches grandes
ouvertes, déformées par des cris silencieux, les corps desséchés à la peau
ridée, encore revêtus de leurs vêtements d’origine. La semi-pénombre, le
silence et la solitude lui permettent manifestement de s’émanciper des repères
habituels, d’oublier quelques courts instants son quotidien ou de méditer sur
la vanité de l’existence, sur la vision de son futur et donc de son destin. Le
regard perdu dans la contemplation muette de ces restes humains, cherchant à
mieux saisir cette palpitation secrète de la mort, il semble préoccupé par sa
propre finitude, par son memento
mori[1]. Dans cette imagerie spectrale rappelant les
peintures de Jérôme Bosch ou de Brueghel l’Ancien, et qui va probablement
inspirer l’ouverture de Nosferatu, fantôme de la nuit (Werner Herzog,
1978), Varga sait bien, particulièrement dans ce lieu de recueillement et
surtout à son âge, que la mort est la suprême mesure de l’homme.
Dans
ce plan fixe, saisissant toute la profondeur de champ de l’image, Francesco
Rosi a construit une géométrie de l’espace comme un peintre de la Renaissance
aurait pu le faire avec un tableau. Le réalisateur italien utilise la
perspective grâce à des lignes obliques convergentes qui orientent le regard du
spectateur vers un point de fuite matérialisé par le ciel, au-delà de
l’escalier, permettant de nous projeter vers l’extérieur des catacombes, comme
pour fuir cet environnement infernal. Le rejet symétrique des momies et des
cercueils sur les bords opposés du photogramme permet de former autant de
lignes parallèles dont le tracé organise un monde dans lequel l’enfermement le
dispute à une angoisse sourde et un malaise nourri par l’omniprésence de ces restes
funèbres. Enfin, au centre de l’image, dans l’axe de la composition, Varga,
situé entre le monde des morts et celui des vivants, se dirige vers la sortie
du cimetière souterrain, indifférent cette fois-ci aux têtes baissées des
momies qui semblent lui rendre un hommage par-delà la mort. Néanmoins, alors
que tout invite au déséquilibre et à la tension, la verticalité des colonnes, à
l’arrière-plan, donne l’impression que Varga a réussi à prendre de la hauteur
par rapport à sa méditation, ouvrant une brèche dans un monde jusque-là
vacillant.
Tension,
ai-je dit plus haut. En mettant en scène le questionnement quasi métaphysique que Varga
entretient autant avec lui-même qu’avec les momies, comme si celles-ci avaient
en retour quelque chose à lui murmurer, quelque chose qu’il essayerait de
saisir, Francesco Rosi tend aux Italiens un miroir cauchemardesque de leur
actualité politique. Depuis L’affaire Mattei (1972) et Lucky Luciano
(1973), nous savons que son cinéma est hanté par toutes les tensions
contemporaines qui gangrènent l’Italie des années de plomb (1969-1980). De
l’instabilité politique endémique aux
projets d’alliance entre les deux partis dominants mais ennemis, la Démocratie chrétienne et le
Parti communiste, en passant par les liens occultes de l’État italien avec la Mafia,
les multiples attentats, la corruption de certaines institutions comme la
police ou le renseignement et les affrontements entre une extrême droite
toujours attirée par les oripeaux du fascisme, face à une extrême gauche prête
à faire la révolution, tous ces rapports de force délétères nourrissent un chaos
et une paranoïa que Rosi saura traduire en images : le réalisateur italien
reste profondément convaincu que le pouvoir, quel qu’il soit, finit toujours
par être submergé par une hubris effrénée, un pouvoir d’autant plus dangereux,
dit-il tout au long de Cadavres exquis, qu’il avance masqué. Si les
momies traduisent une certaine forme d’immortalité en limitant la décomposition
des corps, le pourrissement a, en revanche, déjà bel et bien contaminé le corps
social et politique italien, pris dans un vortex dont les spirales ne cessent
de s’accélérer. Sont-ce cet écheveau d’intrigues, de violence, de cynisme et
cette connivence entre pouvoir légal et pouvoir illégal que le procureur Varga
a touchés du doigt après
avoir compris qu’« un
pouvoir d’essence réactionnaire et totalitaire ne fonctionne pas en prenant
appui sur des institutions démocratiques, mais en se servant de forces
parallèles qui peuvent se dissimuler derrière des organismes officiels tels que
la police, l’armée, les services secrets[2] » ? La suite du film le
confirmera. Ce questionnement sur les dérives du pouvoir, obsessionnel chez
Rosi, rappelle, à la même époque, les fictions mises en scène par les cinéastes
du Nouvel Hollywood comme David Miller (Executive Action, 1973), Alan J.
Pakula (The Parallax View, 1974), Francis Ford Coppola (The
Conversation, 1974) ou Sydney Pollack (Three days of the Condor,
1975) ou encore celles, en France, de Costa-Gavras (Z et État de
siège, 1968 et 1972) ou d’Yves Boisset (L’attentat et Le juge
Fayard dit « le Shériff », 1972 et 1976). Toutes
témoignent d’une menace diffuse face à des forces secrètes qui manipulent et
dévoient la démocratie.
Alors
que Varga s’éloigne, et qu’une version orchestrale de la Marche funèbre de Chopin, en son-off en sourdine, accompagne
depuis quelques minutes ses pas, tous les signes concrets de la mort sont là.
Et nous pressentons, à cet instant, qu’il n’a plus que quelques instants à
vivre.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire