Le générique de A
lion is in the Streets (Raoul Walsh, 1953) ne s’embarrasse pas de
circonvolutions narratives. Avec ce lion assiégeant littéralement la statue
d’Abraham Lincoln, posant à plusieurs reprises ses pattes avant sur le socle du
monument, et cherchant par tous les moyens à escalader cette immense marche de
marbre, le réalisateur nous dit dès l’entame du film que la démocratie, matérialisée
par ce Président, symbole des droits civiques et émancipateur des Noirs
américains, est menacée. Par qui ? Par Hank Martin (James Cagney), un
colporteur ambulant, un trublion, un bonimenteur, un homme aussi démagogue que
sans scrupules, qui décide un beau jour, voyant l’impact que ses discours ont
sur le public, de se lancer en politique. Avec un succès certain, puisqu’aux
élections au poste de gouverneur d’un État du Sud profond (sans plus de
précision dans le scénario), il arrive, en ayant préalablement truqué les
élections avec l’aide d’un complice mafieux, ex-aequo avec à son adversaire. Fermement
décidé à prendre le pouvoir, au besoin par la contrainte, il mobilise ses
électeurs pour marcher sur le Capitole dudit État. Cela vous rappelle-t- il
quelque chose ? Et bien, vous avez raison.
Mais reprenons tout
d’abord le générique. Omniprésente dans le cinéma américain, la statue
d’Abraham Lincoln renvoie à la célébration des principes démocratiques qui
organisent la vie politique des États-Unis. En effet, sur le mur sud du temple
- que nous ne voyons pas mais qui est dans tous les esprits - est gravé le
discours que Lincoln a prononcé lors de la dédicace du cimetière de Gettysburg
le 19 novembre 1863 et dans laquelle est définie la démocratie
américaine : « Le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple
». Débutée en 1914, cette construction monumentale, située à Washington, tout
en marbre, de six mètres de haut et autant de large, à l’intérieur d’un temple
dorique, le Lincoln Memorial, sera inaugurée en 1922. Si la durée du chantier a
été aussi longue, c’est essentiellement en raison de la très mauvaise volonté
des États du Sud voyant d’un mauvais œil la commémoration d’un homme qui avait
détruit leur conception très particulière des relations humaines et sociales[1]. Au-dessus de la tête de
la statue, on entrevoit la fin de l’inscription elle aussi sculptée à même le
mur : « In this temple, as in the hearts of the people for whom he
saved the Union, the memory of Abraham Lincoln is enshrined forever[2]. Devant ce plan, et en
totale contradiction avec celui-ci, le cinéphile averti pense, bien entendu
immédiatement, au jeune sénateur Jefferson Smith (James Stewart dans Monsieur
Smith au Sénat/M. Smith goes to Washington, Frank Capra, 1939), un
homme doté de principes et de convictions démocratiques inébranlables, en train
de se recueillir devant la statue du grand homme.
Le lion est en fait
triple. Hank Martin, dans un premier temps, est le double de Huey Pierce Long, un
populiste élu gouverneur de la Louisiane en 1928, puis sénateur du même État en
1932, certes sincèrement attaché à améliorer les conditions de vie des plus
pauvres, n’hésitant pas à affronter les magnats pétroliers, mais qui finit par
être submergé par son hubris en exerçant son pouvoir de manière de plus
en plus autoritaire, notamment en créant un comité chargé de censurer la presse
qui lui était hostile. Il finit par être assassiné en 1935 par l’un des
nombreux ennemis qu’il s’était fait au cours de sa carrière politique. Dans Les
Fous du roi (All the King’s men, 1949), Robert Rossen se servira de
lui pour faire de son personnage, Willie Stark (Broderick Crawford), un politicien
dont la rhétorique incendiaire se confondait avec la volonté populaire[3]. Dans un deuxième temps, en
1953, Hank Martin fait encore davantage écho à un autre démagogue, beaucoup plus
perverti, cynique et dangereux : le sénateur Joseph McCarthy. Au moment où
sort sur les écrans A lion is in the Streets, cela fait trois ans, et
ironiquement depuis le Lincoln Day (12 février 1950)[4], qu’en nouveau Torquemada,
celui-ci exploite la peur du communisme en foulant aux pieds les libertés
individuelles et en retournant les États-Unis contre eux-mêmes. En pleine
Guerre froide, des enquêtes pour dénoncer les présumés communistes sont lancées
par la Huac[5]
ou le Sénat dans le milieu du cinéma, mais aussi au sein de l’école, de
l’Université, des syndicats ou de la presse. Dans le collimateur de Raoul Walsh
et d’un James Cagney très investi dans le projet - sans parler de son frère
William à la production - mais aussi du studio Warner, très préoccupé à cette
époque, par les questions politique et sociale, McCarthy, avec son mépris des
libertés individuelles et des droits civiques, son intolérance idéologique et
ses campagnes de diffamation a, en toute (mauvaise) conscience, vidé de sa
substance le premier amendement[6] de la Constitution des
États-Unis. Enfin, dans un troisième temps, et de manière vertigineusement
prémonitoire, Hank Martin préfigure celui qui place la déstabilisation des
institutions, la démagogie et le mensonge au pinacle : Donald Trump. Si dans
la fiction le premier est stoppé alors qu’il incite la foule à se lancer à
l’assaut du Capitole, le second, dans un réel nettement plus angoissant, va
prolonger son action, le 6 janvier 2021, en faisant entrer ses partisans
dans un autre Capitole, celui de Washington, pour invalider le processus
électoral destiné à officialiser la victoire de son adversaire démocrate, Joe
Biden.
Ce coup d’État avorté a
bien confirmé que la dérive autoritaire a toujours été présente dans l’histoire
des États-Unis. Que l’on s’appelle Huey Long, Joseph McCarthy, voire George
Wallace en Alabama[7],
tous peuvent être considérés comme les précurseurs d’un Donald Trump, plus que
jamais déterminé à installer une « trumpocratie [8]» dans laquelle les règles
démocratiques seraient soumises à ses pulsions sectaires et complotistes. Que
ce dernier, dans cette liste de démagogues, se taille la part du lion en créant
les conditions d’un véritable cauchemar orwellien est une donnée, mais que tous
soient suivis et légitimés par des millions d’individus convaincus que la force
est préférable au droit et que la démocratie est le pire des régimes, non pas à
l’exclusion, mais à l’inclusion de tous les autres, ne laisse pas d’interroger.
« Honest Abe[9],
réveille-toi, ils sont devenus fous [10]!
» Et le cinéma l’a toujours bien compris. De Gabriel over the White
House (Gregory La Cava, 1933) dans lequel le Président Hammond (John
Huston) dissout le Congrès pour installer un régime dictatorial, au chaos
organisé par un terrorisme
d’extrême-droite dans Arlington Road (Mark Pellington, 1999) en passant
par A Lion is in the Streets ou Sept Jours en mai (Seven Days in
May, John Frankenheimer, 1964) mettant en scène une tentative de coup
d’État fomenté par l’armée américaine, ces films montrent - même s’ils sont
rares - que la dérive fasciste n’est pas impossible ici [11].
[1]
Jacques Portes dans Histoire et cinéma aux États-Unis, La Documentation
photographique n 8028, la Documentation française, août 2002, p.42-43
[2] « Dans ce temple, comme dans le cœur du peuple pour qui il sauva
l’Union, la mémoire d’Abraham Lincoln est préservée à jamais ».
[3]
Steven Zaillian en fera un remake en 2006 sous le même titre avec Sean Penn
dans le rôle de Willie Stark
[4]
Célébration annuelle au cours de laquelle les Républicains organisent une
collecte de fonds pour le parti.,
[5] House Un-American Activities
Committee. Il s’agit d’un comité de la Chambre des Représentants
des États-Unis chargé de délivrer des assignations à comparaître pour tous ceux
qui étaient soupçonnés d’être communistes ou simplement progressistes, donc
forcément de gauche.
[6] « Le
Congrès de fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre
exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de parole ou de presse ……».
[7]
Gouverneur républicain de l’Alabama (1963 - 1967, 1971- 1979), farouchement
hostile à la déségrégation et directement responsable de la répression des
marches de Selma à Montgomery en 1965.
[8]
Pour reprendre le titre du livre de David Frum, Trumpocracy, the Corruption
of the American Republic. Harper Editions, 2018.
[9]
Surnom donné à Abraham Lincoln.
[10]
Pour paraphraser la citation, Lénine, réveille-toi, ils sont devenus fous !
que l’on a vu peinte sur les murs de Prague au moment de la répression du
Printemps de Prague par les troupes du Pacte de Varsovie en 1968.
[11]
D’après le livre de Sinclair Lewis It Can’t Happen Here publié en 1935 et
qui raconte l’arrivée au pouvoir, aux États-Unis, d’un dictateur s’inspirant
des méthodes d’Hitler. La MGM organisa dans la foulée une préproduction d’un
film qui devait s’en inspirer mais qui sous des pressions diverses, ne verra
jamais le jour.
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