Ce
plan de Rome, ville ouverte de Roberto Rossellini (1945) est
particulièrement célèbre et résume, à lui seul, le propos du cinéaste :
mettre à nu la tragédie que vivent, en 1944, les résistants italiens dans une
Rome encore occupée par les Allemands. Une femme, Pina (Anna Magnani), tente,
avec l’énergie du désespoir, de rejoindre son fiancé Francesco (Francesco
Grandjacquet), pris dans une rafle et embarqué, comme des dizaines d’autres
hommes, dans des camions. Alors que ces derniers viennent de démarrer vers une
destination inconnue, Pina, dans une course aussi vaine qu’éperdue, hurle sa
douleur, avant d’être fauchée par une rafale de mitraillette. Cette ultime
tragédie, cette scène bouleversante, d’un lyrisme débridé, n’aura duré que
quelques secondes.
La
caméra est située légèrement en hauteur comme si elle était à l’arrière du
camion. Le plan est subjectif puisque nous voyons ce que Francesco voit. Alors
que Pina court vers lui (et donc vers nous), le corps déséquilibré de la jeune
femme confère à la scène un sentiment de vacillement, de vertige, que la
position de la voiture derrière elle, penchée vers la gauche, ne fait
qu’accentuer. Aussi déterminée que courageuse, prête à tout pour sauver l’homme
qu’elle aime, elle a ce langage corporel, au bord de la rupture, incontrôlable,
entre implosion et explosion, qui témoigne autant d’une déchirure intérieure
que d’une rage implacable. L’image a cette vérité paroxystique de l’instant :
Pina hurle, avec une intensité viscérale, son désir de retenir le temps, d’empêcher
l’inéluctable, d’abolir la distance qui la sépare de Francesco, au mépris des
soldats allemands, qui à cette seconde précise n’ont pas encore réagi. Son bras
droit levé, et la paume de sa main orientée vers le ciel comme une
supplication, témoignent du sentiment d’urgence qui l’habite. Au cours de cette
fulgurance, jamais elle ne doute d’elle-même. Peut-être est-elle inconsciente
du danger qu’elle court, mais qu’importe, seule compte sa volonté d’exorciser
la panique mortifère qui la traverse, en parfaite résonance avec la coda funeste
qui s’annonce. Après que son corps, criblé de balles, se soit effondré sur le
bitume lépreux de cette rue, Pina acquiert instantanément - dans l’esprit du
très catholique Roberto Rossellini - la stature d’une martyre.
Les
conditions de tournage du film sont connues. La guerre n’est pas encore
terminée et, si les Allemands ne sont plus à Rome à ce moment-là, les combats
se poursuivent dans le nord de l’Italie. Pour cette séquence, Rossellini s’est
inspiré directement de la mort de Teresa Gullace, assassinée par les Allemands
dans les mêmes conditions le 3 mars 1944, comme Sergueï Eisenstein a pu
reconstituer la mutinerie du Potemkine de 1905 dans Le Cuirassé
Potemkine (1925). Le film est présenté au public italien en 1945 et
deviendra instantanément le manifeste du néoréalisme italien. Rossellini manque
de tout : rareté de la pellicule et du matériel, pénurie d’électricité,
studios de Cinecittà peu ou pas accessibles. Le tournage se déroule donc dans
les rues de Rome, sur les lieux mêmes de l’action, entre documentaire et
fiction, entre écriture et improvisation, mais toujours avec cette volonté de
se confronter au réel, de saisir le quotidien des Italiens au moment de la
Libération, à l’opposé des mensonges et de la censure que le fascisme
mussolinien a su imposer pendant vingt-trois années. Déjà reconnue dans son
pays, Anna Magnani deviendra, grâce à Rome, ville ouverte, une icône
internationale.
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