La première métaphorise de
manière vitriolée l’impérialisme américain dans la vie politique et économique des
pays d’Amérique latine, considérée par les États-Unis depuis la doctrine Monroe[4]
comme une chasse gardée, une arrière-cour réservée à leurs intérêts
géostratégiques. Par son geste, « Niño » apparaît alors comme le
vecteur de cette ingérence, comme l’excroissance d’une Amérique manipulatrice
qui n’a jamais cessé de déstabiliser les gouvernements dont l’existence n’avait
pas l’heur de plaire aux occupants de la Maison-Blanche. Le point de vue de
Damiani, violemment anticolonialiste, renvoie ici directement à la mémoire de
toutes les manœuvres états-uniennes,
passées, présentes et à venir (et pas seulement en Amérique latine puisqu’au
moment du tournage, la guerre du Vietnam fait déjà rage). Du coup d’état
organisé par la CIA au Guatemala qui renversa en 1954 le gouvernement
démocratiquement élu de Jacobo Árbenz, à l’occupation par l’armée américaine,
d’avril 1965 à septembre 1966, de la République dominicaine, en passant par le putsch militaire au Brésil en 1964,
appuyé et encouragé par l’ambassadeur américain en poste à Brasilia, la liste
des incursions des États-Unis en Amérique latine est aussi longue que l’histoire
de ce pays. L’exécution de Che Guevara, en octobre 1967 par l’armée bolivienne
entraînée et guidée par cette même CIA donnera encore plus d’acuité au point de
vue de Damiani.
La deuxième lecture anticipe de
manière extraordinairement prémonitoire les « années de plomb » qui
vont déchirer la société italienne, entre les attentats de la Piazza Fontana en
1969 et de la gare de Bologne en 1980. Nous
voilà donc déplacés d’un univers (la révolution mexicaine au début du 20e
siècle et l’impérialisme américain) vers un autre (l’Italie qui danse en 1966
au bord d’un volcan et qui, trois ans plus tard, va basculer dans la violence
politique). Dans un pays qui n’a jamais véritablement soldé son passé fasciste,
les attentats, les assassinats et les enlèvements perpétrés contre l’État
italien, aussi bien par le terrorisme d’extrême gauche que celui d’extrême droite, sans compter le rôle trouble joué par
certaines puissances étrangères comme les États-Unis[5],
vont rétrospectivement résonner comme un écho aux sous-textes d’El Chuncho :
l’anti-impérialisme, le recours à la lutte armée en tant qu’expression d’un rapport de force politique,
l’inégalité des classes sociales et la dénonciation du capitalisme, la
corruption des élites et de l’État. Nul doute que Damiano Damiani, comme le
scénariste Franco Solinas[6]
et Gian Maria Volonté, tous trois très liés au Parti communiste italien, sans
oublier Lou Castel, un militant d’extrême gauche d’origine suédoise, expulsé
d’Italie par ailleurs en 1972 – il trouve avec Bill Tate un délicieux
contre-emploi – avaient à cœur de transposer leur vision du monde dans le
contexte de la révolution mexicaine.
Mais à cet instant du film, « Niño », dans « la position du tireur couché[7] »,
est loin de méditer sur le sens de la vie et les enjeux de la révolution, mais
plutôt sur le milliardième de seconde qui va l’amener, froidement, à appuyer
sur la gâchette. Dans cette parcelle réduite du temps, alors que son regard porte
aussi loin que cette terrasse ouverte aux yeux de tous, il n’a aucun doute sur
la précision de son tir, puisqu’il l’a déjà accompli autant de fois que ses
services ont été sollicités. Parce que son métier est de tuer pour servir les
turpitudes des puissants – avec un fétichisme macabre : il utilise pour
signer ses forfaits des balles en or –, il a manifestement « quelque chose
à voir avec la mort[8] »,
celle de ses cibles bien entendu, mais aussi et surtout la sienne. Dans son amoralité
vertigineuse confinant à un vide existentiel, « Niño » n’existe que
par ce qu’il fait subir aux autres, pour évoluer, sans autre repère que le
prochain contrat à exécuter, au milieu des décombres de son inhumanité. Ce
nihilisme si prégnant dans le western made in Cinecittà révèle chez ses
auteurs (les trois Sergio – Leone, Corbucci et Sollima –, Enzo G.
Castellari et évidemment Damiano Damiani, pour ne citer que les plus
emblématiques) une fascination pour l’effondrement du monde se sublimant dans la
misanthropie et la violence.
[1] Le
film de Damiani porte trois titres : Quién
sabe? (titre original), El
Chuncho et A Bullet for the General.
[2]
Giuseppe Borsalino, un chapelier italien, a créé
en 1857 le chapeau qui porte son nom – cela ne
s’invente pas !
[3]
Jaime Fernández ressemble à s’y méprendre à Emiliano Zapata, un des principaux
acteurs de la révolution mexicaine, assassiné en avril 1919 par des troupes
gouvernementales.
[4]
Le 2 décembre 1823, le président James Monroe affirme le droit exclusif des États-Unis
à développer à leur profit les Caraïbes et toute l’Amérique latine. Les
Européens sont du même coup sommés de se retirer des affaires des Amériques.
[5]
Le réseau clandestin Gladio, formé de
combattants chargés de lutter contre une éventuelle invasion de l’Europe de
l’Ouest par l’URSS ou une prise du pouvoir par le Parti communiste italien, a
été créé sous le contrôle de la CIA et du Pentagone au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale.
[6]
Franco Solinas a écrit pour
Gillo Pontecorvo (Kapò, 1960 ; La bataille d’Alger, 1966 ; Queimada, 1969), Francesco Rosi (Salvatore
Giuliano, 1962) et Joseph Losey (L’assassinat de Trotsky, 1972 ; Monsieur Klein,
1976).
[7]
Pour reprendre le titre d’un célèbre roman de Jean-Patrick Manchette
(Gallimard, 1981) qui raconte l’itinéraire d’un tueur à gages, Martin Terrier.
[8]
Partie du dialogue que dit Cheyenne (Jason Robards) à Jill (Claudia Cardinale)
à propos d’Harmonica (Charles Bronson) dans Once Upon a Time in the West
(Sergio Leone, 1968).
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