samedi 21 décembre 2024
La plongée totale chez Brian De Palma
mercredi 18 décembre 2024
L'inversion des codes chez Nathan H. Juran
À Springdale, une petite ville du Nebraska, Eddie Campbell (Robert Vaughn), un hors-la-loi ayant participé au cambriolage d’une banque, vient d’être jugé coupable et condamné à la pendaison pour le meurtre du shériff Hiram Cain (Emile Meyer). Il avait, quelques heures auparavant, échappé de justesse au lynchage traditionnel dans ce cas de figure. Mais au cours du procès, les témoignages à charge sont moins assurés, moins convaincants. Personne n’est certain, hors de tout doute, que Eddie est le vrai coupable à l’exception du shériff suppléant Ben Cutler (Fred MacMurray). Celui-ci, dont la fille est amoureuse du prisonnier, fait pencher le jury en faveur du verdict de culpabilité. Mais devant les dénégations et les suppliques du condamné et alors que le gibet est en train d’être dressé, le doute s’installe au sein de la population.
Dans Terre de violence (Good Day for a Hanging, 1959) Nathan H. Juran renverse de manière très originale ce sentiment, indissociable de l’Ouest sauvage, qu’on est jamais aussi bien servi que par soi-même en se faisant, en quelques minutes et de manière improvisée, juge et bourreau. Dans le photogramme, un groupe de citadins, plutôt désoeuvrés, si l’on excepte le forgeron à l’arrière-plan, très affairé au-dessus de sa forge, taillent une bavette et tentent de refaire le monde en s’interrogeant sur la partialité du verdict. Avec une humilité de bon aloi, associée à un sens profond des valeurs autant humanistes que fraternelles, et en leur qualité de citoyens responsables et payeurs de taxes, - je remarque qu’ils ne portent aucun six-coups, accessoire pourtant réglementaire en ces contrées, signe que le pacifisme imprègne bien leurs esprits -, ils vont progressivement se persuader que le jeune Eddie est, en fait, innocent du crime dont on l’accuse. Nous sommes très loin des populaces vengeresses, ivres de violence et quelque fois d’alcool, exigeant, souvent en pleine nuit et à la lumière des torches, que ledit prisonnier leur soit remis sur le champ avant que celui-ci ne soit, non recouvert de goudron et de plumes, mais pendu à la branche d’un arbre, avec une célérité certaine. En effet, la présence de cette justice expéditive et aveugle, dite loi de Lynch, hante de manière obsessionnelle, tout le western. Quoi de plus normal, puisque l’un des enjeux de ce genre cinématographique en apparence très codifié, à part égale avec la domestication d’un espace sauvage, est justement la lutte entre l’arbitraire et l’installation de la loi et de l’ordre comme garde-fous contre tous les débordements hystériques et antidémocratiques. De L’étrange incident (The Ox-Bow Incident, William Wellman, 1943) à Cinq cartes à abattre (Five Card Stud, Henry Hathaway, 1968) en passant par La Colline des potences (The Hanging Tree, Delmer Daves, 1959), Les Furies (The Furies, Anthony Mann, 1950) ou Johnny Guitare (Johnny Guitar, Nicholas Ray, 1954), la liste serait trop longue pour tous les énumérer, mais, en ce qui me concerne, je retiendrais deux films avec deux séquences aussi fulgurantes qu’ignominieuses: le lynchage d’un Blanc par une foule particulièrement bas de plafond dans Le Voleur de minuit (The Moonlighter, Roy Rowland, 1953) et celui d’un jeune Comanche par une horde vociférante de brutes racistes dans Les Deux Cavaliers (Two Rode Together, John Ford, 1961). Dans tous les cas, ces exécutions sommaires matérialisent, de manière quasiment entomologique, la bestialité des hommes mus par une rage collective, normalisée et assumée en toute bonne conscience, tellement assumée par ailleurs, que dans Les Implacables (The Tall Men, 1955) Raoul Walsh fait dire, de manière ironique certes, à Ben Allison (Clark Gable), en voyant un pendu se balancer au bout d’une branche : « On dirait que nous sommes proches de la civilisation ».
À l’aune de cette réalité, il est
donc tout à fait étonnant de voir ce groupe d’hommes remplis d’empathie pour
Eddie, remettre en question le jugement et les motivations de Ben Cutler. Ce
n’est plus le shériff, même suppléant, qui
protège le hors-la-loi contre des citadins en colère à l’instar de Clay
Blaisedell (Henry Fonda) dans L’Homme aux colts d’or (Warlock, Edward
Dmytryk, 1959) mais bien une population, de plus en plus critique vis-à-vis du représentant de la loi, souhaitant surseoir à l’exécution, au
besoin en faisant signer une pétition qui irait en ce sens. Qui a dit que le
western racontait toujours la même histoire ?
mercredi 27 novembre 2024
Le discours sur l'Histoire au présent chez Patrice Chéreau
[1] Deir ez-Zor est un camp de
concentration contrôlé par les Turcs dans lequel ont été déportés et assassinés
des milliers d’Arméniens. Tuol Sleng est une école primaire de Phnom Penh
transformée par les Khmers rouges en lieu de détention où furent emprisonnés et
assassinés 18 000 Cambodgiens entre 1975 et 1979.
[2] Cité dans Chéreau : Pour La
reine Margot, le modèle n’était pas l’histoire mais plutôt le Parrain de
Coppola, Les Nuits de France Culture, 8 octobre 2023.
[3] C’est aussi le titre de deux autres
films, difficilement visibles aujourd’hui, réalisés respectivement
par Camille de Morlhon (1910) et Henri Desfontaines (1914).
samedi 16 novembre 2024
La mort du rêve américain
1
2
Une banlieue bien ordonnée et parfaitement fonctionnelle, comme il en existe tant aux États-Unis, s’étend le long des arabesques d’asphalte qui n’en finissent pas, à perte de vue, de dévorer l’espace (photogramme 1). Nous sommes en Floride, près d’Orlando. Ignorant les notions de centre et de périphérie, cet étalement urbain à l’architecture horizontale, où personne ne marche et où rien ne se fait sans voiture, est typique du modèle résidentiel américain. Composée de maisons individuelles, de pelouses soigneusement tondues, de piscines dont l’eau miroitante invite à la détente absolue, de palissades blanches délimitant des aires de jeu pour les enfants et d’une voiture (voire deux ou trois) dans chaque garage, la banlieue véhicule cette idée qu’elle est infailliblement synonyme de bonheur domestique, un bonheur indissociable du rêve américain. Au-dessus de ces habitations, nous devinons une immensité de ciel, forcément bleu, forcément immaculé, un ciel indissociable du soleil qui brille ici toute l’année ou presque.
Mais derrière ces baies vitrées, derrière cette tranquillité apparente se joue tout à fait autre chose. En 2010, ces banlieues ont des allures de boulevard des illusions perdues : suite à la crise financière et immobilière de 2008, le rêve s’est transformé en cauchemar pour des milliers de propriétaires aux abois, incapables de payer leurs emprunts. Au-dessus de ce monde en perdition, Dennis Nash (Andrew Garfield à droite du photogramme 2) regarde à travers la verrière d’un hélicoptère cet océan urbain, autant absorbé par ce qu’il prépare, que par ses souvenirs. Il était encore, il y a peu, un ouvrier du bâtiment qui, face à la pénurie de maisons à construire, s’était retrouvé incapable d’honorer ses paiements hypothécaires. Expulsé sans préavis de son domicile par un agent immobilier sans scrupules, Rick Carver (Michael Shannon à gauche du photogramme 2), il choisit d’accepter le pacte faustien que celui-ci lui propose : gérer son parc immobilier et le seconder dans l’expulsion des propriétaires en rupture de paiement. Mais, non contents d’émettre des mises en demeure, ils dépouillent aussi les maisons de leurs appareils électro-ménagers, pompes de piscine et systèmes de climatisation pour mieux les réclamer aux assurances et les remettre en place pour revendre le tout au meilleur prix aux banquiers-propriétaires. Toutefois, en dépit de l’argent qui commence à couler à flots, Dennis n’arrive pas à se défaire de ce trouble intérieur, de cette souffrance d’infliger à d’autres ce qu’il a lui-même connu. Sur son visage, les yeux mi-clos et les lèvres serrées, avec cet air de chien battu dont il n’arrive pas à se départir, se lit toute l’ambiguïté tragique qui est la sienne, une ambiguïté consciente, assumée puisqu’il capitalise sur le malheur des autres, tout en arborant une mine compassionnelle, souvent d’ailleurs non feinte. Cherche-t-il ainsi à cautériser son propre désespoir pour garder cette humanité qui fait défaut à son mentor ? À côté de lui, gardé à distance par une faible profondeur de champ, ce dernier, en tant que sociopathe bouffi de vanité et de cynisme, aussi impitoyable que machiavélique, reste indifférent à ces états d’âme, aussi à l’aise dans ces eaux troubles qu’un grand requin blanc au large des côtes de la Floride.
De All that Heaven Knows (Douglas Sirk, 1955) à Suburbicon (George Clooney, 2017) en passant par The Swimmer (Frank Perry, 1968), American Beauty (Sam Mendes, 1999) ou Little Children (Todd Field, 2006), la banlieue a toujours inspiré les cinéastes qui y voient, quelles que soient les époques, un terreau idéal pour allégoriser les fissures sociales et les angoisses des classes moyennes, en apparence satisfaites d’elles-mêmes, qui ne manquent pas derrière ce décor pimpant. Virgin Suicides (Sofia Coppola, 1999) est peut-être le film le plus percutant avec le suicide de cinq sœurs préférant mourir que de vivre jusqu’à l’étouffement au sein d’une famille aussi conventionnelle que répressive. Mais, dans 99 Homes (Ramin Bahrani, 2014), ces milliers de propriétaires doivent faire face non pas à une fêlure intérieure, mais à une hydre d’autant plus implacable qu’elle apparaît insaisissable : un capitalisme rapace fait de prêts toxiques, de bulles spéculatives, de hausse des taux d’intérêt … et de profiteurs.
mercredi 30 octobre 2024
La critique des films de guerre chez Robert Altman
[1] Mitchell Zuckoff, Robert Altman,
une biographie orale, G3J, 2011, p. 185.
[2]
En golf, le whiff est un
coup manqué en tentant de frapper la balle. Le draw est un coup
permettant d’incurver la trajectoire de la balle.
[3] Des cinéastes ont su avant M.A.S.H.
aller à contresens, l’humour en moins, de ce militarisme nationaliste, comme
Robert Aldrich (Attack, 1956), Anthony Mann (Men in War, 1957) ou
Samuel Fuller (The Steel Helmet, 1950, Merrill’s Marauders,
1962).
[4]
D’une manière ironique, ce film se déroulant pendant la guerre de Corée devait
s’appeler MASH 66. Ce titre fut rejeté par la MGM parce que le studio
pensait que le public ne comprendrait pas sa signification.
[5] Michael Henry Wilson, À la porte
du paradis. Cent ans de cinéma américain. Cinquante-huit cinéastes, Armand
Colin, 2014, p. 464.
lundi 7 octobre 2024
Les lignes et les volumes chez Alan J. Pakula
2
Dans À cause d’un assassinat (The Parallax View, Alan J. Pakula, 1974) Joe Frady (Warren Beatty) est un journaliste qui découvre, trois ans après l’assassinat d’un candidat à la présidentielle et la disparition suspecte de plusieurs témoins, l’existence de la Parallax Corporation, une société spécialisée dans le recrutement « d’agents de sécurité » dont la tâche principale est d’assassiner les hommes politiques en vue. En infiltrant cette organisation criminelle, il découvre qu’un nouveau meurtre est en préparation contre le sénateur George Hammond, lui aussi candidat à l’élection présidentielle. Son enquête va le mener sur les traces du tueur à Atlanta …
Dans le photogramme 1, le réalisateur et son directeur de la photographie Gordon Willis utilisent la règle des trois tiers[1] pour filmer dans la partie droite du cadre, de dos, deux hommes assis sur un banc. À gauche, Joe Frady (Warren Beatty) discute avec, à sa droite, Jack Younger (Walter McGinn), le recruteur de la Parallax Corporation. Les deux personnages forment le point focal de l’image, celui qui attire immédiatement notre œil puisqu’il se situe ici au premier plan. Comme pour compenser ce décentrage, les lignes verticales (l’immeuble, les arbres, la hampe du drapeau) et horizontales (les dossiers des bancs publics, la ligne d’horizon formée par le sommet des arbres à l’arrière-plan) abondent pour équilibrer un cadre particulièrement chargé. Les deux hommes sont dominés, en effet, par la verticalité de l’immeuble dont la façade en verre, imposant toute sa masse écrasante, occupe quasiment la moitié du cadre. Placer ces deux hommes dans le tiers droit n’est pas fortuit puisque cela permet d’ouvrir, à gauche, l’espace dans les deux autres tiers. Cette portion du cadre filmée avec une grande profondeur de champ intègre tous les éléments du décor, ce qui laisse au spectateur la possibilité de susciter un questionnement concernant les liens qui existent entre les deux personnages et leur environnement. Et cet espace est suffisamment large pour que nous puissions tout voir : des spectateurs assis sur des bancs regardent un match de basket, des promeneurs font leur jogging, des enfants courent en poussant des cris. En cette journée ensoleillée et avec ce ciel bleu immaculé se mariant au vert de la végétation, la vie suit son cours, insouciante, apaisée. Pourtant, directement lié au dialogue entre Fred et Jack, cet espace ouvert suggère aussi la présence d’un hors-champ nettement plus anxiogène, nettement plus menaçant puisque, dans cette ville, dans ce bâtiment visible dans l’arrière-plan, s’ourdit un assassinat politique auquel Fred Frady va être directement mêlé. Pakula installe donc dans son cadre deux réalités antinomiques : une menace contre la démocratie et l’indolence d’une population ignorant tout du complot en marche.
Dans le photogramme 2, Frady vient de prendre l’escalier roulant de cet immeuble visible dans le précédent photogramme, le Convention Center de la cité géorgienne où se tient la répétition générale du rassemblement politique au cours duquel George Hammond justement, doit faire une apparition. Chez Pakula, là aussi, les lignes et les énormes volumes du décor participent, en autant de termes visuels et narratifs, à nous donner une vision du monde étroitement associée aux personnages. Le toit en verre, censé favoriser la luminosité naturelle du bâtiment, ne joue pas son rôle puisque celle-ci, même en pleine journée, reste entre chien et loup. Les supports métalliques soutenant la verrière forment des diagonales qui s’apparentent aux rayons d’une gigantesque toile d’araignée dans laquelle Joe Frady semble s’empêtrer. Dans ce décor froid et sans âme, sa silhouette d’encre, minuscule, donne l’impression d’être écrasée entre le plafond et la balustrade de l’escalier comme autant de mâchoires prêtes à se refermer sur elle. Le bâtiment et son architecture éclipsent donc le personnage pour mieux nous faire ressentir l’oppression d’une menace invisible, d’un monde qui emprisonne l’infortuné Frady, pris dans les rets d’un complot qui le dépasse et qui ne sait pas, à cet instant, qu’il marche vers son destin.
Tourné à l'apogée du scandale du Watergate, À cause d’un
assassinat saisit l’humeur de toute une époque, faisant écho de manière
inquiétante aux meurtres réels de dirigeants américains de premier plan tels
que John et Robert Kennedy, Malcolm X ou Martin Luther King. Ce film, deuxième
volet de ce que la critique surnommera la Trilogie paranoïaque, est encadré par
Klute (1971) et Les Hommes du Président (All the President’s
Men, 1976), trois chefs d’œuvre qui fouailleront le malaise démocratique en
affirmant qu’aucun acte immoral n’était trop fallacieux pour les pouvoirs en
place.
[1]
La règle des trois tiers consiste à diviser mentalement l’image à l’aide de
deux lignes horizontales et de deux lignes verticales. Le réalisateur
positionne les éléments importants le long des lignes ou à leurs intersections.
dimanche 29 septembre 2024
Les photographies chez Ken Loach
Contrairement à Bread and Roses (2000) décrivant une immigrée clandestine mexicaine, femme de ménage dans un immeuble de Los Angeles, The Old Oak (Ken Loach, 2023) suit Yara (Ebla Mari), une immigrée légale syrienne tentant de se reconstruire au sein de la société anglaise post-Brexit, volontiers xénophobe vis-à-vis de tous ces exilés . Dans une arrière-salle de l’Old Oak, l’unique pub décrépi d’un village du nord de l’Angleterre, elle regarde avec beaucoup d’attention les photographies encadrées accrochées au mur qui présentent toutes des instants pris sur le vif de la grande grève des mineurs houillers britanniques du Yorkshire entre 1984 et 1985. Ces clichés montrent l’immense mobilisation des ouvriers, unis autour de slogans bien visibles sur les pancartes hâtivement confectionnées: « Victory to the miners », « Give me a future » et « Close a pit, kill a village ». Ces hommes forment une masse compacte, comme un seul peuple soulevé par la colère, résolu, dans cette lutte à mort contre le patronat et le gouvernement, à sauvegarder son mode de vie et sa cohésion sociale. Certains d’entre eux tentent de sourire devant l’objectif, mais l’envie n’y est pas. Peut-être savent-ils déjà que la lutte est inégale et que leur volonté de préserver leurs emplois en continuant à descendre plusieurs centaines de mètres sous terre pour en extraire du charbon, ne pèse rien face à la Première Ministre Margaret Thatcher, plus inflexible que jamais sur sa détermination à fermer les puits déficitaires et à faire plier le puissant syndicat des mineurs, le National Union of Mineworkers. L’objectif du gouvernement conservateur était, à ce moment, d’entériner la transition du pays vers une société néolibérale de services, plus rentable à ses yeux que cette industrie charbonnière qui fit pourtant du Royaume-Uni le berceau de la Révolution industrielle au XIXe siècle.
Mais à travers les yeux de Yara, c’est
bien Ken Loach qui retourne aux sources de son militantisme, en ce sens que les
années 80, indissociables de la révolution conservatrice thatchérienne opposée
à la pensée interventionniste keynésienne, ont profondément influencé son
cinéma. Nulle nostalgie dans son regard, mais une rage intacte à dénoncer, de son
documentaire A Question of Leadership (1981) à The Old Oak en
passant par Raining Stones (1993) ou I, Daniel Blake (2016) les
inégalités sociales, la destruction de l’État-providence, le cynisme et le
mépris affichés par une partie de la classe politique britannique et les adorateurs
de la main invisible du marché vis-à vis du lien social. L’échec particulièrement
amer de la grève donne au plan sa dimension tragique. Que son cri retentisse dans
le vide dans un Royaume-Uni envoyant invariablement de 2010 à 2024, en dignes
héritiers de la « Dame de fer », des Premiers Ministres conservateurs, ne rend
que plus indispensable son engagement politique et son désir de hisser très
haut les valeurs humaines de solidarité et de dignité. Dans ce rôle écrit tout
en sensibilité par le toujours fidèle scénariste du réalisateur, Paul Laverty,
Yara, le regard rivé sur ces photographies, ne peut être que troublée par elles.
Photographe talentueuse, la jeune femme se
projette inévitablement dans cette communauté fracassée qui lui rappelle la
sienne et son pays, la Syrie, qu’elle a dû fuir avec une partie de sa famille.
Cet effet miroir renvoie aux photos qu’elle a ramenées de son pays natal, montrant
les visages certes abîmés de ses compatriotes, mais toujours empreints d’une
dignité que le malheur ne saurait vaincre. Ces images fixes du passé et du
présent traduisent donc bien le sentiment de perte et la matérialisation de
l’effondrement de deux communautés, distinctes certes, mais désormais réunies dans
une même réalité meurtrie. De cette prise de conscience d’une solidarité
transcendant les frontières, Ken Loach sait, comme à son habitude, faire naître
l’espoir d’un monde tel qu’il pourrait être : universaliste et altruiste.
mardi 3 septembre 2024
Le point de vue de la caméra de surveillance chez Francis Ford Coppola
Cet homme assis sur une chaise jouant du saxophone est Harry Caul (Gene Hackmann), un expert en écoutes clandestines engagé pour espionner un couple : la femme d'un puissant homme d'affaire et son amant. Son métier est de scruter les gens, d’entrer sans états d’âme dans leur intimité et surtout de les écouter parler grâce à une technologie d’enregistrement à longue distance particulièrement efficace. Les micros, beaucoup plus que l’image, sont pour lui un vecteur pour interpréter le réel et ainsi se rapprocher de ce qu’il pense être la vérité. Et peu lui importe le contenu des enregistrements, puisque les interactions humaines, ne l’intéressent pas. Sa nature pathologiquement introvertie et son incapacité affective à vivre dans le monde qui l’entoure contrastent avec ses exigences professionnelles et son souci maniaque de la perfection sonore. Pourtant, une fois le contrat achevé et rompant les règles qu’il s’était toujours imposées, il réécoute ses bandes audios et tombe sur une phrase, « He’d kill us if he got the chance » qu’il passe en boucle de manière obsessionnelle sur son magnétophone. Persuadé que ses commanditaires sont en train de planifier le meurtre du couple, Harry se retrouve pris dans l’engrenage d’une intrigue sinueuse qui va vite le dépasser et dont les événements vont se retourner contre lui. Il ressemble en cela au héros de Blow up - film dont Coppola a revendiqué l’inspiration -, Thomas (David Hemmings), un photographe de mode, qui en développant et en agrandissant progressivement les clichés qu’il a pris de deux amants découvre, sortant d’un bosquet, une main tenant un pistolet braqué sur eux[1]. De chasseur de sons, Harry va alors se transformer en victime, à son tour traqué, reclus dans son appartement, submergé par une paranoïa qui va le faire entrer dans une réalité parallèle.
Si dans The Conversation (Francis Ford Coppola, 1974), un plan peut condenser toutes ces problématiques, c’est probablement celui-ci. L’angle en plongée de la caméra connote autant l’écrasement du personnage que la sensation de son emmurement au milieu des débris de son appartement. Harry apparaît piégé de l’intérieur, enfermé, replié sur lui-même dans un espace qui a tout d’une zone de guerre. Il vient de saccager méthodiquement son appartement en décollant le papier peint, éventrant les murs, arrachant les lattes du plancher, brisant des bibelots et dévissant les interrupteurs électriques pour chercher un microphone caché, convaincu qu’il a été, à son tour, mis sur écoute. Cette destruction matérielle n’est qu’une métaphore de la déliquescence psychologique, de la déconstruction d’un homme ayant perdu tous ses repères. Vivant déjà à la marge, à la périphérie de la société - la caméra le filme décentré dans le champ comme pour mieux souligner cet aspect de sa personnalité -, Harry laisse son imagination aller à la dérive avec la folie en toile de fond. Les verrous qu’il avait multipliés pour barricader sa porte ne lui sont plus d’aucune utilité puisque le danger vient dorénavant non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. Il n’est plus dans sa salle de montage, entouré de ses magnétophones sécurisants, synonymes de toutes ses certitudes, mais dans son espace privé devenu le réceptacle de toute sa paranoïa, de tous ses questionnements existentiels. Aussi seul et abandonné de tous que le seront le colonel Walter Kurtz (Marlon Brando) à l’agonie dans l’épilogue d’Apocalypse Now (1979) ou Michael Corleone, (Al Pacino) vieilli et dépouillé de sa puissance dans l’ultime plan de The Godfather : Part 3 (1990), Harry paie la vacuité tragique d’une vie dédiée à espionner celle des autres, sans s’apercevoir qu’il est passé à côté de la sienne dans un vertigineux déni de son humanité. Je pense, en écho, à la citation de Friedrich Nietzsche : « Quand tu regardes longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi regarde à l’intérieur de toi »[2]. Dans ce huis clos à l’atmosphère étouffante, Harry subit la pire chose qui pouvait lui arriver : être lui aussi l’objet de toute l’attention d’un observateur invisible. La caméra, en effet, placée en hauteur, est en train d’opérer de manière hypnotique un lent panoramique droite-gauche, puis gauche-droite pour, entre les deux mouvements, s’arrêter quelques secondes sur l’homme au saxophone. Cette oscillation simule le balayage lent d’une caméra de surveillance en circuit fermé. La caméra, omnisciente et plus que jamais voyeuriste renvoie au regard hitchcockien de Rear Window ou de Psycho, - Brian de Palma saura le réactiver dans Blow Out (1981) - un regard qui oriente le spectateur vers ce qui normalement doit rester caché aux yeux du monde extérieur. Contrairement à Harry qui cherche un microphone à l’aveugle, sans discernement, la caméra, elle, cible, scrute, épie, tous les moindres faits et gestes, les actions les plus intimes de cet homme, comme si elle voulait entrer dans son cerveau, comme pour mieux lui signifier qu’il est désormais puni par où il a péché. Cet œil a quelque chose d’orwellien et de totalitaire, dans son insistance à voir sans être là, mais en étant partout, dans une réalité - où est-ce plutôt une illusion ? - dans laquelle le visible finit par se confondre avec l’invisible. Cette ingérence dans l’intime par l’intermédiaire de la technologie donne toute sa puissance au film et à ce plan en particulier, renvoyant la figure d’Harry à celle de Duke Anderson (Sean Connery) cambriolant un hôtel de luxe sans savoir qu’il est truffé de micros et de caméras dans The Anderson Tapes (Sydney Lumet, 1971) ou celle de la prostituée Bree Daniels (Jane Fonda) mise sur écoute par le détective John Klute (Donald Sutherland) dans Klute (Alan. J. Pakula, 1971). Pourtant, après avoir fait table rase de sa vie antérieure, et bien qu’il soit devenu un corps étranger dans son propre appartement, Harry parvient encore à se saisir de son saxophone, un des rares objets encore intacts, qui a échappé à son délire destructeur. Amoureux du jazz, mais là aussi incapable de jouer avec les autres, il a toujours aimé accompagner, assis sur une chaise, les disques de Duke Ellington. À cet instant, composée d’éclats brisés, la mélodie mélancolique s’échappant de son instrument, comme une sourde plainte, laisse affleurer une émotion d’autant plus poignante qu’elle tranche avec la séquestration mentale qui caractérise Harry.
Sorti en 1974, le film - dont le scénario, prophétique,
avait été écrit par Coppola au milieu des années 60 - va faire résonner, de
façon assez vertigineuse, l’arrestation, le 17 juin 1972 à deux heures du matin
et en plein cœur de Washington DC, de cinq hommes, entrés par effraction dans
l’immeuble du Watergate où se trouvait le quartier général du parti démocrate.
Le matériel dont disposaient les cambrioleurs, très sophistiqué et confisqué
par la police, comprenait des caméras, des appareils photos … et des micros. L’un
de ces hommes était James McCord, colonel réserviste de l’US Air Force, ancien
du FBI et de la CIA, membre de l’équipe pour la réélection du Président
républicain Richard Nixon. La perception que les pouvoirs en place dévoyaient
la démocratie pour comploter et mettre sous surveillance leurs adversaires
politiques, et potentiellement la population tout entière[3] allait
constituer, pour les cinéastes du Nouvel Hollywood, une matrice paranoïaque et complotiste
particulièrement angoissante mais également très inspirante[4].
[1] Blow-up de Michelangelo Antonioni (1966).
[2]
« Und wenn du lange in einen Abgrund blickst, blickt der Abgrund auch in dich
hinein» : Friedrich Nietzsche,
Par-delà le bien et le mal, 1886
[3]
La réalité allait confirmer la
fiction en 1974. Pendant les audiences relatives au Watergate, les Américains
découvrirent l’existence d’un rapport, le plan Huston, rédigé en 1970 par le
conseiller juridique de Richard Nixon, Tom Charles Huston. Ce texte de 45 pages
autorisait la mise sur écoute des opposants à la guerre du Vietnam, les entrées
par effraction dans les domiciles et l’ouverture des lettres. Il ne fut que
partiellement mis en œuvre.
[4]
Aux côtés de The Conversation, quatre
films majeurs vont s’inspirer du climat complotiste issu des assassinats des
John F. Kennedy, Malcolm X, Martin Luther King, Robert F. Kennedy et du
scandale du Watergate: Executive Action (David Miller, 1973), The
Parallax View (Alan J. Pakula, 1974), Three Days of the Condor
(Sydney Pollack, 1975) et All the President’s Men (Alan J. Pakula,
1976). John Frankenheimer avait déjà ouvert la voie au cours de la décennie
précédente avec The Manchurian Candidate (1962) et Seven Days in May
(1964).
samedi 31 août 2024
Le corps et la conscience chez Jonathan Glazer
« Tout près du camp, le commandant a sa villa,
où sa femme contribue à entretenir une vie familiale, et quelquefois mondaine,
comme dans n’importe quelle autre garnison. Peut-être seulement s’y
ennuie-t-elle un peu plus : la guerre ne veut pas finir ». Ces phrases
extraites du texte inoubliable rédigé par Jean Cayrol et narrées en voix off
par Michel Bouquet dans Nuit et brouillard (Alain Resnais, 1955) renvoient,
comme un écho mortifère traversant les décennies, au film La Zone d’intérêt
(The Zone of Interest, Jonathan Glazer,2023) mettant en scène une
famille nazie vaquant à ses activités quotidiennes dans une maison champêtre située
à la périphérie d’Auschwitz-Birkenau, et dont le père n’est autre que Rudolph Hoess
(Christian Friedel), le commandant de ce camp de concentration et
d’extermination.
Cela fait maintenant quelques années que cet
homme est entré dans la nuit et l’ignominie, particulièrement depuis qu’il est
devenu commandant d’Auschwitz-Birkenau le 1er mai 1940. Cette
promotion ne relève en rien du hasard, puisqu’il était manifestement prédestiné
à ce poste. Nazi convaincu et assumé depuis 1922, arrêté et incarcéré en 1924 pour
le meurtre d’un militant communiste, entré dans la SS en 1934, d’une obéissance
confinant à la servilité vis-à vis de sa hiérarchie, Hoess a été repéré par
Himmler pour organiser méthodiquement et scientifiquement l’extermination de millions
de déportés dans un camp qui résume à lui seul l’abîme totalitaire et
génocidaire.
Avec tout
le naturel et le détachement qui conviennent à un tortionnaire zélé, sans état
d’âme, ni conscience, d’une banalité consternante, ce gardien de la pureté de
la race pense pourtant agir en homme moral puisqu’il faut à n’importe quel prix
protéger la communauté allemande de tous les corps étrangers, juifs, slaves,
homosexuels, tziganes, qui la menacent. De passage à Berlin, après une longue
journée de réunions, il vient de quitter son bureau pour descendre les marches
de l’escalier d’un bâtiment gouvernemental vide, plongé dans une semi-obscurité.
Soudain, et à plusieurs reprises, il s’arrête, se courbe en avant, pris de
violents haut-le-cœur, saisi d’une irrépressible envie de vomir qu’il ne
parvient pas à maîtriser. Au contraire de son esprit verrouillé, incapable
d’éprouver la moindre émotion, la moindre culpabilité, ses organes viciés, eux,
soulignent l’abjection de sa fonction dans le déroulement de l’Holocauste. Quand
le malaise devient insurmontable, quand l’horreur enfouie au plus profond de sa
chair cherche son chemin, le corps de Hoess dégurgite une bile dont les traces
maculent le sol et les marches de l’escalier. Il vomit parce que son estomac ne
supporte plus les ondes de choc résultant du meurtre de masse, des cris de
terreur de celles et ceux qui entrent dans les chambres à gaz, des odeurs de la
chair et des cheveux qui brûlent. Ne serait-ce que pour quelques instants, Hoess,
le monstre bureaucratique, l’employé modèle d’une usine de la mort, doit lutter
contre le vertige métaphysique du néant. Ce n’est même plus un compromis entre
l’âme et le corps, mais une dichotomie nette, tranchée, entre une conscience
sans conscience et la normalité d’un organisme qui réagit aux agressions
extérieures. Quand la moralité a sombré depuis
longtemps dans les abîmes de la dégénérescence de l’âme, seul ces déjections expriment
la violence des crimes abjects que cet être médiocre a perpétrés.
Filmer la Shoah a toujours été une gageure pour
les cinéastes. Comment montrer le cœur de l’enfer, de l’Holocauste, sans tomber
dans le voyeurisme ou la complaisance ? Gillo Pontecorvo s’était attiré jadis les
foudres de certains critiques français comme Jacques Rivette[1] ou Jean-Luc Godard à la
suite de son travelling dirigé vers le cadavre d’une déportée accrochée à des
barbelés d’un camp de concentration (Kapo, 1961). De la même façon, Steven
Spielberg s’était vu reprocher par un autre critique, Louis Skorecki[2], de transformer
l’Holocauste en spectacle, particulièrement avec la scène de la douche à
Auschwitz (Schindler’s List, 1993). Depuis 1985, Claude Lanzmann avec Shoah
ne cesse de dire, avec ses neuf heures de projection constituées exclusivement
de témoignages recueillis quarante ans plus tard, que seule cette manière de
filmer prévaut pour éviter toute reconstitution et toute dramatisation
forcément factice. Laszlo Nemes, dans Le Fils de Saul (2015) avait
pourtant contredit avec force cet oukaze maintes fois renouvelé en mettant en
scène, au plus près, le membre d’un Sonderkommando chargé d’accueillir les
déportés, de les pousser à se déshabiller, avant de les accompagner vers la
chambre à gaz, puis, une fois les portes refermées, de récupérer leurs effets
personnels avant de sortir les cadavres, le gaz ayant fait son œuvre de mort,
pour les envoyer dans les fours crématoires. Rien ne se voit, ou à peine, mais
tout s’entend dans ce cauchemar hurlant. Avec son film, Jonathan Glazer montre, à son tour, qu’il est encore possible,
en rejetant toute l’horreur concentrationnaire au-delà du mur qui ceinture la
maison familiale, de filmer autrement la Shoah.
samedi 3 août 2024
L'art de la suggestion chez Jack Arnold
Dans The Incredible
Shrinking Man (1957), Jack Arnold met en
scène l’étrange processus de rétrécissement d’un homme, Scott Carey (Grant
Williams), après que celui-ci a été exposé à un nuage radioactif, lors d’une
journée en mer en compagnie de son épouse Louise (Randy Stuart). Dès
l’apparition des premiers symptômes et à la suite d’une série d’évènements qui
prennent chaque jour plus d’ampleur – une chemise et un pantalon devenus trop
grands, son alliance glissant de son doigt, des examens médicaux prouvant la
modification de sa structure moléculaire –, Scott finit par s’enfermer chez lui
pour se protéger du harcèlement du quartier et de la presse.
Procédant par ellipses
successives, Jack Arnold filme cette
évolution/régression cauchemardesque affectant son personnage principal avec
une très grande économie de moyens, utilisant toutes les ressources que lui
autorisent les techniques cinématographiques de l’époque, en particulier le
collage, la transparence et la surimpression d’images. Mais c’est aussi avec la
simple utilisation du décor, filmé en caméra fixe, qu’il marque les tournants
dramatiques qui ponctuent le trouble physique de Scott, comme c’est le cas dans
notre photogramme. Ici, son frère Charlie (Paul Langton) et Louise discutent
devant ce qui ressemble à un fauteuil vide mais dans lequel, dans le
contrechamp qui suivra, nous découvrirons un tout petit Scott assis. Pour le
moment, la direction de leurs regards, surtout celui de Charlie orienté vers le
bas, et leur air préoccupé ne laisse aucun doute sur sa présence derrière le
dossier. L’image permet à notre œil et à notre imagination de passer du champ à
un contrechamp un peu particulier, puisque
Scott, bien qu’invisibilisé, se trouve néanmoins dans le cadre. Prenant une
résonance particulière, ce plan joue donc sur la tension entre ce que nous
voyons et ce que nous ne voyons pas, ou du moins sur ce que nous ne voyons pas encore, une tension qui ne se résorbera que
dans quelques secondes. Mais ce n’est pas tout. En plaçant l’analyse de
l’échelle du point de vue du réalisateur, une remarque s’impose : l’angle
de prise de vue frontal et le choix du placement de la caméra derrière le
fauteuil ménagent certes le suspense, mais font encore de Charlie et de Louise,
ainsi que des meubles de la pièce – chaise, table, buffet, fauteuil – la
référence normative révélatrice de la singularité de Scott. Le plan insiste
bien sur le caractère disproportionné du monde vertigineux qui entoure le petit
homme, l’éloignant un peu plus chaque jour de ce qui faisait son quotidien.
Dans ce monde changeant inexorablement de dimensions, un simple fauteuil
devient un objet surdimensionné, une nouvelle échelle, une autre perspective où
se transforment les rapports de grandeur. Égaré dans sa propre maison où tout
devient pour lui un obstacle et un danger – le chat que caresse affectueusement
Louise ne peut que se transformer en un ennemi mortel –, il se retrouve en
totale contradiction avec ce décor domestique typique de l’American way of
life des années 1950, optimiste, matérialiste et tourné vers l’avenir. Il
ne manque que la télévision dans cette pièce à l’ordonnancement irréprochable.
Pour Scott, réduit à une dépendance infantile, ce cadre, qui faisait encore
partie il y a peu de temps de son quotidien, devient dérisoire et ne fait
qu’accélérer le dépouillement de sa normalité puisqu’il n’y trouve plus aucun
sens. En attendant d’en être définitivement expulsé, il ne peut qu’anticiper,
dans un pessimisme insondable et tragique, son effacement aux yeux tout autant
de sa famille que du monde d’avant. En ce sens, la place qu’occupe Louise dans
la partie gauche du cadre, loin du fauteuil de Scott, contribue à matérialiser
la séparation en cours des deux époux, et à préfigurer leurs futurs destins
inévitablement divergents. Scott ne peut plus être un mari et encore moins un
partenaire conjugal. Enfin, dans cette société de consommation jugeant
l’individu à l’aune de sa réussite professionnelle – Charlie vient d’annoncer à
l’ancien publicitaire qu’il ne peut plus l’aider financièrement –, il est
également dessaisi de son existence sociale, ajoutant ainsi au sentiment
d’humiliation une déliquescence matérielle. Tout ce plan s’inscrit donc dans
cette idée de perte, de désir brisé, de masculinité devenue obsolète et de
déclassement.
En rapetissant, Scott vient
de franchir ici un nouveau seuil dans sa lente mais implacable trajectoire biologique inversée. « La
spécificité de Scott Carey est qu’il n’est pas un savant fou qui a créé les
conditions de sa mutation, en tentant Dieu par une expérience[1] » : il n’est ni
le Dr. Jekyll submergé par Mr. Hyde, son double maléfique, ni le savant André
Delambre transformé en mouche[2], ni le Dr. Donald Blake
métamorphosé en primate humanoïde[3]. Il n’est pas davantage le
jouet des expériences d’un apprenti sorcier comme les êtres humains réduits par
le chimiste Marcel[4]
ou les membres d’une équipe de biologistes miniaturisés par le Dr. Thorkel[5] dans son laboratoire perdu
au fond de la jungle péruvienne. Il est tout au contraire un homme ordinaire,
plongé à la suite d’une exposition à des radiations nucléaires – Jack Arnold
capture la paranoïa de la déflagration atomique
régnant dans les États-Unis de la Guerre froide – dans une indicible
solitude qui voit ses perspectives, son mariage et son quotidien se dérober
sous ses pieds, un homme hanté par un tragique compte à rebours destiné à le
faire disparaître ou plutôt à le faire entrer – la suite de son odyssée le
confirmera –, au-delà de la perception visible, au-delà même du domaine de la
matière, dans un espace-temps qui tient autant de la quête de soi que des
confins de l’imaginaire.