samedi 21 décembre 2024

La plongée totale chez Brian De Palma


Avec une violence inouïe, Al Capone (Robert De Niro, en bas à droite du photogramme) vient de fracasser, à l’aide d’une batte de baseball, le crâne d’un de ses affidés dont le sang est en train de se répandre sur la nappe d’une table autour de laquelle sont assis les dignitaires de son gang. La séquence, particulièrement brutale, ne nous donne que peu d’éléments sur le pourquoi d’un tel geste, mais sert essentiellement à démontrer la brutalité et le caractère impitoyable de celui qui règne sur tous les trafics illicites gangrénant Chicago au moment de la Prohibition. La batte toujours à la main, il se tient debout, rempli de cette morgue qui lui sert de porte-étendard, mettant quiconque au défi de désapprouver son geste. Dans Les Incorruptibles (The Untouchables, 1987), le plan montre à quel point Brian De Palma pense le scénario de manière visuelle.

Cet angle en plongée totale - bird’s eye en anglais, l’œil de l’oiseau - est l’une des techniques cinématographiques préférées de Brian De Palma. Il a en effet recours à ce point de vue surplombant dans la plupart de ses films, de Phantom of the Paradise (1974) au Dahlia noir (The Black Dahlia, 2006) en passant par Carrie au bal du diable (Carrie, 1976) ou L’Impasse (Carlito’s Way, 1993) pour ne citer que ces quelques films. Cette orientation du regard a pour objet de donner au spectateur une perspective unique, objective et plus omnisciente. Elle nous permet de suivre l’action en organisant les rapports de force qui structurent le groupe dans cette salle à manger d’un hôtel luxueux. Al Capone est manifestement un homme omnipotent, juge et bourreau, ayant droit de vie et de mort sur celui qui n’a pas l’heur de lui plaire ou qui se serait rendu coupable d’une trahison, comme semble le suggérer son monologue précédent le meurtre. Mis à part le serveur, à gauche du cadre, il est le seul debout. Le fait qu’il soit isolé des autres est autant la posture d’un homme cherchant à imposer de manière explosive sa manière de mettre en forme le monde que la matérialisation d’une vassalisation orchestrée par un chef de gang implacable face à des obligés cherchant essentiellement à lui complaire. À l’instar de Tony Camonte (Paul Muni) dans Scarface (Howard Hawks, 1932), de Rico Angelo (Lee J. Cobb) dans Traquenard (Party Girl, Nicholas Ray, 1958), ou de Tony Montana (Al Pacino) dans le deuxième Scarface (autre opus de Brian De Palma, 1983), Capone a tout du gangster exalté, pulsionnel, dévoré par une fureur qu’il laisse éclater à plusieurs reprises au cours du film. Comme leur patron, les convives savent porter beau lorsque l’occasion l’exige. Ils sont tous habillés en tenue de gala : nœud papillon, costume deux pièces, chemise blanche et gilet assorti pour certains. La victime, ne se doutant de rien, venait tranquillement de s’allumer un cigare. L’heure était à détente, le café venait d’être servi et le repas tirait à sa fin avant que Capone ne passe à l’acte dans un accès de rage irrépressible. Dans ce monde criminel, où l’esthétique vestimentaire ne saurait cacher la corruption, le pire est toujours certain. Tétanisés par cette mort violente, ils ne peuvent détacher leurs regards du cadavre affaissé sur la table et du sang qui ruisselle de la plaie béante pour poisser la nappe encore immaculée quelques secondes plus tôt. 

Dans ce plan, la distance entre notre œil et le sujet filmé en contrebas autorise une distance émotionnelle bienvenue par rapport à la sauvagerie de l’action, alors même que cet angle n’est pas naturel pour nous, comme s’il s’agissait d’un point de vue altéré par le frisson du basculement que génère cette position de la caméra. Brian De Palma a toujours reconnu l’influence déterminante de la grammaire hitchcockienne - souvenons-nous de Frank Fry (Norman Lloyd) dans Cinquième colonne (Saboteur, 1942) tombant du haut de la statue de la Liberté ou du meurtre d’Arbogast (Martin Balsam) dans Psychose (Psycho, 1960), déjà filmés en plongée totale -, non pour reproduire servilement l’art de la mise en scène du « maître du suspense », mais plutôt pour prolonger un motif qu’il retravaille sans cesse …  jusqu’au vertige. 



 


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