Avec une violence inouïe, Al Capone (Robert De Niro,
en bas à droite du photogramme) vient de fracasser, à l’aide d’une batte de
baseball, le crâne d’un de ses affidés dont le sang est en train de se répandre
sur la nappe d’une table autour de laquelle sont assis les dignitaires de son
gang. La séquence, particulièrement brutale, ne nous donne que peu d’éléments
sur le pourquoi d’un tel geste, mais sert essentiellement à démontrer la
brutalité et le caractère impitoyable de celui qui règne sur tous les trafics
illicites gangrénant Chicago au moment de la Prohibition. La batte toujours à
la main, il se tient debout, rempli de cette morgue qui lui sert de
porte-étendard, mettant quiconque au défi de désapprouver son geste. Dans Les
Incorruptibles (The Untouchables, 1987), le plan montre à quel point
Brian De Palma pense le scénario de manière visuelle.
Cet angle en plongée totale
- bird’s eye en anglais, l’œil de l’oiseau - est l’une des techniques cinématographiques
préférées de Brian De Palma. Il a en effet recours à ce point de vue
surplombant dans la plupart de ses films, de Phantom of the Paradise
(1974) au Dahlia noir (The Black Dahlia, 2006) en passant par Carrie
au bal du diable (Carrie, 1976) ou L’Impasse (Carlito’s
Way, 1993) pour ne citer que ces quelques films. Cette orientation du
regard a pour objet de donner au spectateur une perspective unique, objective
et plus omnisciente. Elle nous permet de suivre l’action en organisant les
rapports de force qui structurent le groupe dans cette salle à manger d’un
hôtel luxueux. Al Capone est manifestement un homme omnipotent, juge et
bourreau, ayant droit de vie et de mort sur celui qui n’a pas l’heur de lui
plaire ou qui se serait rendu coupable d’une trahison, comme semble le suggérer
son monologue précédent le meurtre. Mis à part le serveur, à gauche du cadre,
il est le seul debout. Le fait qu’il soit isolé des autres est autant la
posture d’un homme cherchant à imposer de manière explosive sa manière de
mettre en forme le monde que la matérialisation d’une vassalisation orchestrée
par un chef de gang implacable face à des obligés cherchant essentiellement à
lui complaire. À l’instar de Tony Camonte (Paul Muni) dans Scarface (Howard
Hawks, 1932), de Rico Angelo (Lee J. Cobb) dans Traquenard (Party
Girl, Nicholas Ray, 1958), ou de Tony Montana (Al Pacino) dans le deuxième Scarface
(autre opus de Brian De Palma, 1983), Capone a tout du gangster exalté, pulsionnel,
dévoré par une fureur qu’il laisse éclater à plusieurs reprises au cours du
film. Comme leur patron, les convives savent porter beau lorsque l’occasion
l’exige. Ils sont tous habillés en tenue de gala : nœud papillon, costume
deux pièces, chemise blanche et gilet assorti pour certains. La victime, ne se
doutant de rien, venait tranquillement de s’allumer un cigare. L’heure était à
détente, le café venait d’être servi et le repas tirait à sa fin avant que
Capone ne passe à l’acte dans un accès de rage irrépressible. Dans ce monde
criminel, où l’esthétique vestimentaire ne saurait cacher la corruption, le
pire est toujours certain. Tétanisés par cette mort violente, ils ne peuvent
détacher leurs regards du cadavre affaissé sur la table et du sang qui
ruisselle de la plaie béante pour poisser la nappe encore immaculée quelques
secondes plus tôt.
Dans ce plan, la distance entre notre œil et le sujet filmé
en contrebas autorise une distance émotionnelle bienvenue par rapport à la sauvagerie
de l’action, alors même que cet angle n’est pas naturel pour nous, comme s’il
s’agissait d’un point de vue altéré par le frisson du basculement que génère cette
position de la caméra. Brian De Palma a toujours reconnu l’influence
déterminante de la grammaire hitchcockienne - souvenons-nous de Frank Fry
(Norman Lloyd) dans Cinquième colonne (Saboteur, 1942) tombant du
haut de la statue de la Liberté ou du meurtre d’Arbogast (Martin Balsam) dans Psychose
(Psycho, 1960), déjà filmés en plongée totale -, non pour reproduire
servilement l’art de la mise en scène du « maître du suspense », mais plutôt pour
prolonger un motif qu’il retravaille sans cesse … jusqu’au vertige.
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