La
lumière froide et blafarde de l’aube éclaire un terrain vague jonché de
cadavres. Le ciel bas et tourmenté recouvre comme un linceul la scène macabre.
Ces corps suppliciés et désarticulés, en partie dénudés, charroyés à
l’extérieur de Paris, puis déversés dans des fosses communes, sont des
protestants massacrés dans la capitale du 24 au 26 août 1572 au cours de la
Saint-Barthélemy. Pendant une semaine gorgée de sang et de larmes, une barbarie
sans nom se déchaîne dans les rues de la cité, puis dans d’autres villes
jusqu’au 30 août, contre tous ceux et toutes celles, sans distinction d’âge,
qui ont eu le tort de se convertir aux idées de la Réforme. Le mur qui
dissimule l’horizon bloque notre vision pour nous forcer à regarder, au premier
plan, cette terre de France prête à avaler, telle la gueule d’enfer de Moloch,
ces dépouilles vomies par la haine catholique. Rangés pour certains les uns sur
les autres, pour d’autres encore les uns contre les autres, mais le plus
souvent enchevêtrés dans un amoncellement de chairs inertes mais encore tièdes,
les corps matérialisent le carnage, le meurtre de masse. Comme si nous la
sentions, une odeur morbide embaume l’atmosphère étouffante encore chargée des
cris de la veille, de la panique qui s’est emparée de ces huguenots pris
d’effroi qui cherchaient, en vain, à fuir des hordes lourdement armées. Ce
terrain vague est un univers de désolation et de silence, qui nous est pourtant
étrangement familier, déjà vu en d’autres temps, replié sur lui-même, espace
étrange d’une fatalité pas si singulière que cela. Dans La reine Margot (1994),
un film inspiré du roman éponyme d’Alexandre Dumas (1845), Patrice Chéreau
n’hésite pas à aborder frontalement et explicitement les violences des guerres
de religion opposant les catholiques aux
protestants de 1562 à 1598. Ce n’est pas la France de l’esprit de Montaigne et
de la culture de la Renaissance que nous montre le réalisateur, mais bien celle
de la cruauté, du fanatisme et de l’intolérance.
Un univers étrangement familier,
disais-je. En renvoyant la Saint-Barthélemy, clairement assimilée à un pogrom,
aux charniers du camp d’extermination nazi de Bergen-Belsen, Patrice Chéreau
nous dit que le massacre des protestants préfigure les génocides à venir,
arménien, juif et cambodgien. Dans la Saint-Barthélemy, il y a donc Deir
ez-Zor, Auschwitz et Tuol Sleng[1], comme si l’Histoire
n’était qu’un éternel recommencement, une mise en accusation de l’homme
toujours capable du pire. Une même réalité, encore plus proche de nous, résonne
aussi comme un écho sinistre à l’orgie de sang et de meurtres de 1572 : au moment où sort le film au Festival de
Cannes, du 12 au 23 mai 1994, sur un autre continent, le génocide des Tutsis a
commencé depuis le mois d’avril, rattrapant de manière prophétique le point de
vue particulièrement pessimiste du réalisateur, sans oublier, pendant toute la
durée du tournage, les violences et l’épuration ethnique perpétrées depuis 1991
par les Serbes contre les Bosniaques. Patrice Chéreau a affirmé que ce qui
l’intéressait en reconstruisant dans La reine Margot ces scènes
particulièrement brutales, « c’était cette sauvagerie, cette capacité d’être
finalement incroyablement actuel, comme peut l’être un texte de Shakespeare ou
de Marlowe. C’est finalement une sorte de barbarie très primitive et très
proche de nous[2]».
Ces anachronismes et cette subjectivité revendiqués par Chéreau – et la
critique lui a reconnu cette posture créatrice – montrent ses interrogations
politiques et sociales sur son époque, sur un présent qu’il ne cherche pas à
maintenir à distance. Son exigence n’est pas celle d’un historien, qu’il n’a
jamais voulu être, mais bien de celle d’un cinéaste, d’un auteur qui
sélectionne dans l’Histoire ce qui peut nourrir son œuvre. Reconstituer le
passé, ou tout au moins la vision qu’il en a, lui permet donc de dire que le
temps de la réalisation d’un film est un second temps historique à prendre en
compte. C’est cette sédimentation, cette exploration de ces temporalités qui
sont à l’œuvre dans cette séquence et tout au long du film. Entre fureur et
ténèbres, l’horreur de la répression catholique – les historiens évoquent de
dix mille à trente mille morts à Paris et dans toute la France – génère, en
effet, une insécurité fondamentale, une inquiétude que l’éloignement de la
période décrite – le règne de Charles IX – n’apaise en aucun cas. Pour Chéreau,
le fanatisme religieux, la sauvagerie et la puissance des passions aveugles
n’appartiennent à aucune époque en particulier, mais à toutes.
Resté longtemps
dans la clandestinité de la mémoire, probablement en raison de son caractère
fratricide, le massacre de la Saint-Barthélemy peine à être représenté à
l’écran. Aux États-Unis, David W. Griffith s’en était emparé en 1916 dans Intolerance,
mais il faudra attendre 1954 pour qu’en France, Jean Dréville dans La reine Margot[3] montre, en quelques plans
audacieux pour l’époque, les atrocités de ces journées funestes. Mais la
violence et la noirceur du film de Chéreau (qui s’était déjà emparé de ce sujet
en mettant en scène en 1972 au Théâtre national populaire de Villeurbanne Le
massacre à Paris du dramaturge anglais Christopher Marlowe) resteront sans
véritable postérité, à l’exception notable de La princesse de Montpensier
(2010), film dans lequel Bertrand Tavernier décrit à son tour et sans
ménagement, mais de manière moins sanglante, cette déferlante tragique. Si
l’image est devenue selon la formule de Marc Ferro un agent de l’Histoire[4], ne doutons pas que ce
plan - à l’instar du célèbre et saisissant tableau du Massacre de la Saint-
Barthélemy, réalisé entre 1572 et 1584 par un peintre protestant survivant,
François Dubois - contribue à ce que nous ne doutions jamais de ce que l’homme peut faire à son semblable.
[1] Deir ez-Zor est un camp de
concentration contrôlé par les Turcs dans lequel ont été déportés et assassinés
des milliers d’Arméniens. Tuol Sleng est une école primaire de Phnom Penh
transformée par les Khmers rouges en lieu de détention où furent emprisonnés et
assassinés 18 000 Cambodgiens entre 1975 et 1979.
[2] Cité dans Chéreau : Pour La
reine Margot, le modèle n’était pas l’histoire mais plutôt le Parrain de
Coppola, Les Nuits de France Culture, 8 octobre 2023.
[3] C’est aussi le titre de deux autres
films, difficilement visibles aujourd’hui, réalisés respectivement
par Camille de Morlhon (1910) et Henri Desfontaines (1914).
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