« Lorsque
nous avons fait
M.A.S.H., la Twentieth Century Fox avait deux autres « guerres »
en cours :
Patton et
Tora! Tora! Tora!. C’étaient des films
à gros budget et le nôtre était bon marché. Je savais que si nous ne dépassions
pas notre budget et que nous ne faisions pas trop de remous, nous pourrions
nous faufiler. On pourrait dire qu’ils avaient été distraits par les autres
films »
, dit en 2009 Robert Altman au
journaliste Mitchell Zuckoff
. Et, en effet, ce cinéaste
volontiers hétérodoxe réussit à créer un véritable antidote à la glorification
de la guerre en racontant les péripéties rabelaisiennes, irrévérencieuses et
franchement iconoclastes d’un groupe de chirurgiens qui, chaque jour, dans les
blocs opératoires d’un hôpital de campagne – M.A.S.H. est l’acronyme pour
désigner un
Mobile Army Surgical Hospital –, opèrent, suturent,
dissèquent, amputent des corps mutilés ramenés du front. De ce front justement,
nous ne verrons rien. Alors que l’action est censée se dérouler pendant la
guerre de Corée, il ne fait aucun doute pourtant qu’il est en fait question du
conflit vietnamien, le film étant sorti sur les écrans en 1970. J’en reparlerai,
mais peu importe puisqu’il s’agit d’abord, sur un registre grinçant, de
subvertir la mythologie d’un genre très codifié : le film de guerre. Et ce plan dit tout du sens de la provocation
narquoise cher à Robert Altman.
À l’arrière-plan, un hélicoptère de l’armée
américaine vient de se poser au milieu d’un hôpital de campagne, à proximité d’un
blessé inanimé, au premier plan, couché sur une civièr
e,
attendant d’être transporté vers un bloc opératoire. Au second plan,
deux hommes, dont nous ne voyons que les jambes, viennent de sortir du cockpit
de l’aéronef. Ces jambes, justement, sont
celles de deux chirurgiens, « Trapper John » McIntyre (Elliott Gould)
et « Hawkeye » Pierce (Donald Sutherland). Ils reviennent d’une
permission passée au Japon et regagnent leur unité chirurgicale. Avec leurs culottes
de golf fermées d’élastiques s’arrêtant sous le genou, leurs chaussettes
hautes, jaunes pour « Trapper John », rouges pour « Hawkeye », et leurs
chaussures souples noires et blanches, ils sont davantage équipés à cet instant
pour exercer leur swing que pour extraire avec leurs sondes des fragments
métalliques de plaies plus ou moins béantes. L’irrespect et la désinvolture,
pour ne pas dire le sacrilège du plan tiennent donc au fait que Robert Altman
met sur un pied d’égalité la guerre, le sang, la mort et… le golf. Avec une
telle étiquette vestimentaire, ce détail qui dit tout, nos deux chirurgiens incarnent
un véritable contresens visuel, une dissonance volontiers anarchique dans ce
contexte, et semblent plutôt sortir de films comme
Follow the Sun (Sidney
Lanfield, 1951) ou
Pat and Mike (George Cukor, 1952), deux films dont le
dénominateur commun est de nous faire comprendre la différence entre un
whiff et un
draw. Proches de Laurel et
Hardy ou d’Abbott et Costello, ces carabins en folie, en techniciens délurés et
volontiers potaches, ne prennent jamais rien au sérieux, et surtout pas la
guerre, ne défendent aucune cause, défient constamment le système qu’ils
malmènent de l’intérieur, et ne se privent pas, entre deux opérations, de jouer
au golf justement, ou de poursuivre de leur assiduité lubrique les infirmières
du camp. Avec cet état d’esprit subversif consistant à transformer un héliport
jonché de blessés et de cadavres en
green du Bel-Air Country Club, ces
agents d’un chaos très organisé parasitent autant la discipline militaire que l’esprit
de corps volontiers affichés par les officiers supérieurs du camp. Ce plan – à
l’image de tout le film – détourne donc les codes habituels du film de guerre
américain : le sens du sacrifice (
They Were Expendable, John Ford,
1945), la bravoure individuelle mise au service du groupe (
To Hell and Back,
Jesse Hibbs, 1955), le combat messianique pour la liberté et la défense des
principes démocratiques (
The Longest Day de Darryl F. Zanuck, 1962),
autant de films évoquant une mythologie guerrière dont les figures de proue
sont encore à cette époque Audie Murphy et John Wayne
. Je parie enfin que Robert
Altman, en véritable contempteur du système hollywoodien, s’est réjoui ici de
montrer à l’arrière-plan l’emblème de l’étoile blanche à cinq pointes pour
mieux brocarder l’exaltation patriotique et la bonne conscience innervant
The
Green Berets (John Wayne, 1968), un opus impérialiste destiné à justifier
l’intervention américaine dans le Sud-Est asiatique, que les spectateurs de
1970 ont forcément en mémoire au moment où sort son film.
De ce front, nous ne
voyons rien, ai-je dit plus haut. Et en effet, si le réalisateur choisit de ne
montrer aucune image de combat, il n’occulte pas moins les horreurs du conflit.
Le blessé sur son brancard et l’hélicoptère ne forment en fait qu’une seule et
même idée : celle de métaphoriser de manière transparente le Vietnam, en superposant
les cadavres visibles dans
M.A.S.H. à ceux que les Américains voyaient au
même moment quotidiennement à la télévision. Ce blessé traduit aussi l’idée,
juste avant
Johnny Got His Gun (Dalton Trumbo, 1971) et
The Visitors
(Elia Kazan, 1972), que le film de guerre ne montre pas forcément la guerre en train
de se dérouler, laissée hor
s champ, mais
seulement ses conséquence
s, avec les mêmes
effets dévastateurs. Et l’on se prend alors à penser que les frasques de nos
pieds nickelés sont une manière de maintenir à distance, comme un ultime
recours, la monstruosité guerrière imposée par des autorités politiques et
militaires indifférentes à la souffrance humaine. Passer du rire provoqué par l’accoutrement
improbable de notre duo à la grimace en les voyant défiler, indifférents,
devant ce mourant n’est pas pour rien dans le ton décalé du film. Si l’on se
souvient de l’hôpital militaire de
Battle Circus (Richard Brooks, 1953),
dans lequel un chirurgien (Humphrey Bogart) opère des blessés avec un
dévouement confinant à l’abnégation et au sublime, très éloigné de l’hédonisme
de nos hurluberlus, on mesure le changement de point de vue
! Néanmoins, Robert
Altman, en dévorant tous les codes traditionnels, en crée, sans le savoir, un autre :
avec ce ballet d’hélicoptères débarquant des blessés, il inaugure la
construction d’une mémoire cinématographique immédiatement identifiée à la
guerre du Vietnam, mais qui s’épanouira plus tard avec
Go Tell the Spartans
(Ted Post, 1978),
Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979) ou encore
Platoon
(Oliver Stone, 1986).
Assumant
totalement ce ton libertaire qui sied aux films du Nouvel Hollywood, Robert
Altman a insufflé à sa mise en scène cette ironie caustique et frondeuse qui
fonde sa vision du monde. Caractéristique de la contre-culture des années 1970,
M.A.S.H participe de ce jeu avec les genres cinématographiques qu’affectionne
particulièrement le réalisateur et qu’il reproduira avec le western (
McCabe &
Mrs. Miller, 1971
,
et
Buffalo Bill and the Indians, or Sitting Bull’s History Lesson, 1976),
le film de détective privé (
The Long Goodbye, 1973) ou celui de
gangsters (
Thieves Like Us, 1974). Michael Henry Wilson résume avec
pertinence cette remise en cause du politiquement correct : « Le propre
d’Altman n’est-il pas de désacraliser tout ce qu’il touche ? Si l’on a pu
le qualifier de misanthrope, c’est qu’il prend soin de déployer tout l’apparat
du cérémonial attendu avant de le mettre à nu. Il fait mine d’épouser le rituel
énoncé, mais c’est pour mieux le dérégler et en dénoncer l’absurde solennité
».
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