Cadrant quelques secondes plus tôt le dos de Jubal Troop
(Glenn Ford assis à la table, en train de se retourner), la caméra vient
d’effectuer, en diagonale, un travelling arrière, particulièrement fluide et
rapide. En reculant, celle-ci élargit le champ pour introduire dans ce saloon faiblement
éclairé par une lampe à pétrole, Shep Horgan (Ernest Borgnine, à gauche du
photogramme)) qui, sa Winchester à la main, cherche à laver dans le sang un
affront qu’il ne peut pardonner. Celui-ci en effet soupçonne – à tort - Jubal
d’avoir une liaison avec sa femme Mae (Valérie French). Son attitude
corporelle, hiératique et menaçante, dit toute sa détermination, même si son
visage est coupé par les limites du cadre. Le travelling arrière permet le plus
souvent de passer du particulier au général, de la conversation qu’avaient,
autour d’une table, Jubal avec Reb Haislipp (Charles Bronson) au dévoilement du
saloon et au surgissement de Shep au premier plan. L’intérêt est double :
replacer le premier dans un décor qui l’isole, et faire de l’entrée dans le champ
du troisième, l’élément dramatique prompt à faire basculer le film dans la
tragédie. Jubal, encore assis sur sa
chaise, n’est certes pas seul, mais apparaît d’autant plus vulnérable qu’il ne
porte aucune arme. Dans le western, à côté du cheval et de la bouteille de
whisky, le colt ou la Winchester sont pourtant des éléments indispensables pour
survivre dans ces contrées de l’Ouest sauvage. Entrer dans un saloon aussi peu
vêtu équivaut donc au mieux à une faute d’inattention ou au pire à une naïveté
touchante concernant la bonté du genre humain. Rien de tel en fait chez Jubal
puisque celui-ci refuse la violence sous toutes ses formes en cherchant à
expurger un passé traumatisant – un père mort accidentellement par sa faute et
une mère toxique – et une errance qui s’apparentait à une fuite en avant jusqu’au jour
où Shep avait décidé de lui faire confiance en le nommant contremaître de son
exploitation. C’est dire l’originalité de ce personnage tourmenté que Delmer
Daves met en scène dans l’Homme de nulle part (Jubal, 1956) et
qui n’a jamais été aussi fébrile qu’à cet instant. Savoir à ce sujet que Shep était progressivement devenu pour Jubal un père de substitution ne rend la scène
que plus bouleversante. Le décor est donc
le saloon, un lieu emblématique du western, créateur de lien social, lieu de
rencontres, de rixes, de plaisirs coupables, de bacchanales et de jeux d’argent
en tout genre. Quand le cowboy assoiffé y entre, le plus souvent par une porte
à double battant, il n’est jamais assuré d’en ressortir vivant, mais le plus
souvent les pieds devant, le corps criblé par une giclée de plomb. À
l’arrière-plan, le barman s’est déjà éclipsé prudemment, probablement par une
porte arrière, et les quelques consommateurs encore présents, en fins
connaisseurs des risques encourus, sont eux en train de s’éloigner de la ligne
de mire du fusil de Shep. La tension est à ce moment à son comble. Grâce au
travelling, le réalisateur peut ainsi placer successivement et dans un même
mouvement, comme pour mieux galvaniser l’image, ses deux personnages principaux
dans la topographie d’un lieu clos. Puisque tout est net dans le plan, il donne
ainsi autant d’importance à Jubal qu’à Shep, afin de mieux rendre lisibles tous
les enjeux de la séquence : vengeance, jalousie, trahison, fatalité et
violence.
dimanche 23 juillet 2023
Le travelling arrière chez Delmer Daves
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