Au premier plan, filmée de dos,
légèrement floutée, Cheryl Strayed (Reese Witherspoon) vient brusquement de se
retourner, le visage déformé par une vive incrédulité. Un homme (Charles Baker)
se tient en face d’elle aussi figé que les restes déchiquetés du tronc d’arbre
situé à sa gauche, et dont la base se perd au milieu de cet océan d’herbes
sauvages. À l’arrière-plan, l’horizon est bloqué par une ligne de conifères qui
s’apparente à une frontière derrière laquelle se devinent des espaces hostiles
et impénétrables comme il y en a tant dans la Sierra Nevada, à l’ouest des
États-Unis. La jeune femme venait quelques instants plus tôt de changer de
vêtements lorsqu’elle remarqua cet homme qui l’épiait manifestement depuis un
certain temps. La mise au point est faite sur cette figure inquiétante et
l’espace végétal qui l’entoure, comme si les deux ne faisaient plus qu’un.
Tétanisée par cette vision, imaginant le pire, Cheryl n’ose bouger. Dans cette
scène de Wild (2014), le wilderness n’est plus ce jardin d’Éden tant
glorifié par la mythologie de l’Ouest, mais un
décor tragique, un espace transformé en lieu clos mortifère et en réceptacle de
toutes ses peurs. À cet instant, le temps s’est arrêté. Il n’est plus rien au
monde que ces deux êtres dont chacun a dans les yeux de l’autre un aperçu de
l’éternité.
Ce chasseur menaçant, rencontré
quelques instants plus tôt, est revenu sur ses pas. Dans son hiératisme,
semblant surgi de nulle part et rendu quasi invisible par sa veste de camouflage, il incarne, à
l’instar des rednecks dégénérés de Deliverance (John Boorman,
1972) l’archétype du primitif, une matérialisation sombre et sinistre de la
part refoulée de l’humanité. Avec sur son dos un râtelier sur lequel sont fixés
un arc et de longues flèches métalliques, en plus d’un long couteau pendant à
sa ceinture, l’homme marque ce territoire inhospitalier de sa présence en
montrant bien que celui-ci ne peut se conquérir que par la violence, et non en
le traversant de manière transitoire, comme Cheryl. Doté d’une nature sauvage
et de pulsions qu’il ne cherche pas à dissimuler, il évolue dans ces terres
vierges, sans carte ni boussole, avançant instinctivement dans l’espace
forestier comme s’il y avait toujours vécu. Au milieu de la clairière parsemée
d’arbres morts, réduit à une fonction menaçante et donnant l’impression de
privilégier cet instant de plaisir pervers, l’homme introduit un malaise, une
insécurité encore renforcée par la
vulnérabilité de Cheryl dont les épaules affaissées traduisent une angoisse
asphyxiante. Enfin, cette confrontation annonciatrice d’un danger mortel permet
à Jean-Marc Vallée de ne dessiner rien de moins qu’une vision du monde dans
laquelle une ligne de fracture oppose violence et civilisation, régression
morale et humanisme, comme pour nous dire que de cette nature, à bien des
égards fascinante, peut naître à tout instant le drame.
Pour le réalisateur, les
États-Unis sont d’abord un territoire à parcourir aux dimensions inégalées, un
espace rédempteur qui doit permettre à Cheryl, après une série de drames
personnels et une vie chaotique et autodestructrice (le décès de sa mère, un
divorce, une dépendance à l’héroïne, des
aventures sexuelles sans lendemain), de dénouer une crise existentielle, et de
trouver une issue pour expurger le désordre qui organisait sa vie et ainsi apaiser une déchirure que seul le contact d’une
beauté virginale pouvait transfigurer. Aussi mal préparée que les pionniers
d’autrefois, Cheryl parcourt, sous un ciel immense avec comme ligne de mire la
silhouette des montagnes, non plus d’est en ouest mais du sud au nord, le
Pacific Crest Trail, un sentier qui, de la frontière américano-mexicaine
jusqu’à celle du Canada, serpente sur 4200 km, traversant successivement la
Californie, l’Oregon et l’État de Washington. Du désert aride de Mojave aux
forêts profondes de la chaîne des Cascades, en passant par les sommets enneigés
de la Sierra Nevada, Cheryl est confrontée tout autant à une nature vierge
comme au commencement du monde, belle mais impitoyable – et dans laquelle il est
possible de se perdre comme Christopher McCandless (Emile Hirsch dans Into the Wild, Sean Penn, 2007) – qu’à
ses propres démons réanimés par l’apparition
de ce chasseur. Il y a incontestablement chez Jean-Marc Vallée quelque chose
d’Anthony Mann dans sa manière de décrire un personnage aux multiples fêlures
intérieures, solitaire mais libre, coupé provisoirement de son milieu
d’origine, et constamment absorbé par un environnement qui lui reste supérieur.
Cheryl ressemble alors à Vance Jeffords (Barbara Stanwyck dans The Furies,
1950) ou à son équivalent masculin Lin McAdam (James Stewart dans Winchester ‘73, 1950).
Plus souvent parcourue en
voiture, en moto ou en camion (Grapes of Wrath, John Ford, 1940 ; Easy Rider, Dennis Hopper, 1969 ; Vanishing
Point, Richard C. Sarafian, 1971 ; ou encore Thelma & Louise,
Ridley Scott, 1991), mais aussi à pied comme Charlie Chaplin et Paulette
Goddard dans le dernier plan de Modern Times (Charlie Chaplin, 1936), Al
Pacino et Gene Hackman faisant du stop tout au long de Scarecrow (Jerry
Schatzberg, 1973) sans oublier Emile Hirsh arpentant les grands espaces
jusqu’au bout de la piste (Into the Wild, déjà cité[1]),
ou encore à cheval à l’image de John Wayne à la recherche de sa nièce (The
Searchers, John Ford, 1956) et de Clint Eastwood à la poursuite des
meurtriers de sa famille (The Outlaw Josey Wales, Clint Eastwood, 1976),
la route fait partie intégrante de la mythologie américaine fondée sur
l’histoire d’un territoire en expansion. Consubstantielle à l’immensité de ce
pays, et tout aussi magnifiée par les mots de Mark Twain, Jack London ou Jack
Kerouac, elle permet en effet de saisir, jusqu’à l’exaltation, ce sentiment de
liberté, d’ouverture, mais aussi, parfois, de péril et d’impuissance.
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