mardi 11 juillet 2023

La menace chez Jean-Marc Vallée


Au premier plan, filmée de dos, légèrement floutée, Cheryl Strayed (Reese Witherspoon) vient brusquement de se retourner, le visage déformé par une vive incrédulité. Un homme (Charles Baker) se tient en face d’elle aussi figé que les restes déchiquetés du tronc d’arbre situé à sa gauche, et dont la base se perd au milieu de cet océan d’herbes sauvages. À l’arrière-plan, l’horizon est bloqué par une ligne de conifères qui s’apparente à une frontière derrière laquelle se devinent des espaces hostiles et impénétrables comme il y en a tant dans la Sierra Nevada, à l’ouest des États-Unis. La jeune femme venait quelques instants plus tôt de changer de vêtements lorsqu’elle remarqua cet homme qui l’épiait manifestement depuis un certain temps. La mise au point est faite sur cette figure inquiétante et l’espace végétal qui l’entoure, comme si les deux ne faisaient plus qu’un. Tétanisée par cette vision, imaginant le pire, Cheryl n’ose bouger. Dans cette scène de Wild (2014), le wilderness n’est plus ce jardin d’Éden tant glorifié par la mythologie de l’Ouest, mais un décor tragique, un espace transformé en lieu clos mortifère et en réceptacle de toutes ses peurs. À cet instant, le temps s’est arrêté. Il n’est plus rien au monde que ces deux êtres dont chacun a dans les yeux de l’autre un aperçu de l’éternité.

Ce chasseur menaçant, rencontré quelques instants plus tôt, est revenu sur ses pas. Dans son hiératisme, semblant surgi de nulle part et rendu quasi invisible par sa veste de camouflage, il incarne, à l’instar des rednecks dégénérés de Deliverance (John Boorman, 1972) l’archétype du primitif, une matérialisation sombre et sinistre de la part refoulée de l’humanité. Avec sur son dos un râtelier sur lequel sont fixés un arc et de longues flèches métalliques, en plus d’un long couteau pendant à sa ceinture, l’homme marque ce territoire inhospitalier de sa présence en montrant bien que celui-ci ne peut se conquérir que par la violence, et non en le traversant de manière transitoire, comme Cheryl. Doté d’une nature sauvage et de pulsions qu’il ne cherche pas à dissimuler, il évolue dans ces terres vierges, sans carte ni boussole, avançant instinctivement dans l’espace forestier comme s’il y avait toujours vécu. Au milieu de la clairière parsemée d’arbres morts, réduit à une fonction menaçante et donnant l’impression de privilégier cet instant de plaisir pervers, l’homme introduit un malaise, une insécurité encore renforcée par la vulnérabilité de Cheryl dont les épaules affaissées traduisent une angoisse asphyxiante. Enfin, cette confrontation annonciatrice d’un danger mortel permet à Jean-Marc Vallée de ne dessiner rien de moins qu’une vision du monde dans laquelle une ligne de fracture oppose violence et civilisation, régression morale et humanisme, comme pour nous dire que de cette nature, à bien des égards fascinante, peut naître à tout instant le drame.

Pour le réalisateur, les États-Unis sont d’abord un territoire à parcourir aux dimensions inégalées, un espace rédempteur qui doit permettre à Cheryl, après une série de drames personnels et une vie chaotique et autodestructrice (le décès de sa mère, un divorce, une dépendance à l’héroïne, des aventures sexuelles sans lendemain), de dénouer une crise existentielle, et de trouver une issue pour expurger le désordre qui organisait sa vie et ainsi apaiser une déchirure que seul le contact d’une beauté virginale pouvait transfigurer. Aussi mal préparée que les pionniers d’autrefois, Cheryl parcourt, sous un ciel immense avec comme ligne de mire la silhouette des montagnes, non plus d’est en ouest mais du sud au nord, le Pacific Crest Trail, un sentier qui, de la frontière américano-mexicaine jusqu’à celle du Canada, serpente sur 4200 km, traversant successivement la Californie, l’Oregon et l’État de Washington. Du désert aride de Mojave aux forêts profondes de la chaîne des Cascades, en passant par les sommets enneigés de la Sierra Nevada, Cheryl est confrontée tout autant à une nature vierge comme au commencement du monde, belle mais impitoyable – et dans laquelle il est possible de se perdre comme Christopher McCandless (Emile Hirsch dans Into the Wild, Sean Penn, 2007) – qu’à ses propres démons réanimés par l’apparition de ce chasseur. Il y a incontestablement chez Jean-Marc Vallée quelque chose d’Anthony Mann dans sa manière de décrire un personnage aux multiples fêlures intérieures, solitaire mais libre, coupé provisoirement de son milieu d’origine, et constamment absorbé par un environnement qui lui reste supérieur. Cheryl ressemble alors à Vance Jeffords (Barbara Stanwyck dans The Furies, 1950) ou à son équivalent masculin Lin McAdam (James Stewart dans Wincheste‘73, 1950).

Plus souvent parcourue en voiture, en moto ou en camion (Grapes of Wrath, John Ford, 1940 ; Easy Rider, Dennis Hopper, 1969 ; Vanishing Point, Richard C. Sarafian, 1971 ; ou encore Thelma & Louise, Ridley Scott, 1991), mais aussi à pied comme Charlie Chaplin et Paulette Goddard dans le dernier plan de Modern Times (Charlie Chaplin, 1936), Al Pacino et Gene Hackman faisant du stop tout au long de Scarecrow (Jerry Schatzberg, 1973) sans oublier Emile Hirsh arpentant les grands espaces jusqu’au bout de la piste (Into the Wild, déjà cité[1]), ou encore à cheval à l’image de John Wayne à la recherche de sa nièce (The Searchers, John Ford, 1956) et de Clint Eastwood à la poursuite des meurtriers de sa famille (The Outlaw Josey Wales, Clint Eastwood, 1976), la route fait partie intégrante de la mythologie américaine fondée sur l’histoire d’un territoire en expansion. Consubstantielle à l’immensité de ce pays, et tout aussi magnifiée par les mots de Mark Twain, Jack London ou Jack Kerouac, elle permet en effet de saisir, jusqu’à l’exaltation, ce sentiment de liberté, d’ouverture, mais aussi, parfois, de péril et d’impuissance.



[1] La liste de ces road movies est aussi longue que l’histoire du cinéma américain !




Aucun commentaire:

Publier un commentaire