Dans Les yeux sans visage
(Georges Franju, 1960), un chirurgien de renom, le professeur Génessier (Pierre
Brasseur), a causé un accident de voiture qui a atrocement
défiguré sa fille Christiane (Édith Scob). Pris de remords, cherchant à réparer
sa faute, mais aussi pour satisfaire son incommensurable vanité, il kidnappe et
assassine, avec l’aide de son assistante, des jeunes femmes, pour prélever la
peau de leur visage et la greffer sur celui de sa fille afin de lui redonner
une apparence humaine. Mais les expériences de ce chirurgien, autant démiurge
que scientifique dévoyé et criminel, échouent toutes les unes après les autres.
Depuis l’accident, Christiane, qui ne sort de sa chambre que revêtue d’un
masque pour dissimuler son visage écorché, erre en recluse silencieuse dans les
couloirs du manoir familial, perdu dans une banlieue isolée de la région
parisienne. L’apparition spectrale de Christiane, penchée par-dessus la
balustrade d’un escalier, les mains posées sur la rambarde, nous donne quelques
éléments de caractérisation : à l’instar du masque que porte Henry Jarrod
(Vincent Price dans House of Wax, André De Toth, 1953), celui de
Christiane, particulièrement froid et inexpressif, en dissimulant artificiellement
l’altération cauchemardesque d’une partie de son corps, camoufle aussi une ambivalence
tragique : celle d’être à la fois une victime innocente et une complice
des assassinats perpétrés par son père. Derrière ce masque et dans sa robe au
miroitement nacré qui lui donne un air fantomatique, Christiane est devenue une
figure de cire, une morte-vivante, oscillant entre mélancolie et désespoir, condamnée
à l’enfermement dans une maison qui a tout d’un labyrinthe particulièrement
claustrophobique, et dont la sortie n’existe pas. Le regard dirigé hors champ,
le corps en léger déséquilibre, elle descend, avec de multiples précautions, les
marches de cet escalier qui s’apparente à un espace transitoire, une frontière,
entre la tour où se trouve sa chambre et le laboratoire médical au sous-sol
dans lequel son père pratique ses expériences sanglantes.
Cette claustration empreinte de poésie
macabre est redoublée par l’utilisation de l’ombre et de la lumière dont les
contours participent d’une volonté de dramatiser visuellement cet espace
domestique. En France, Georges Franju se situe clairement au croisement de
plusieurs influences et de genres, de manière d’autant plus évidente que la photographie
de Eugen Schüfftan[1] et
la trame narrative proche de celles de Island of Lost Souls (Erle C.
Kenton, 1932), The Bride of Frankenstein (James Whale, 1935), ou encore Corridors
of Blood (Robert Day, 1958) renvoient directement et sans équivoque ce film
à l’expressionnisme allemand des années 1920 et au fantastique des années 1930-1950.
L’éclairage blafard diffusé en contre-plongée à partir du plafonnier, à
l’instar des jeux de clair-obscur dessinant les corps aux démarches
inquiétantes du Cabinet du docteur Caligari
(Robert Wiene, 1920) ou de Nosferatu le vampire (Friedrich W. Murnau,
1922), découpe la silhouette de Christiane et projette des formes et des lignes
sur le mur derrière elle. Ainsi, les ombres très denses des barreaux de la
balustrade forment comme une barrière métaphorique pour bien souligner l’état
d’esprit qui caractérise la jeune femme : elle est bel et bien prisonnière
de ce manoir, mais surtout de son père, ce nouveau docteur Moreau, qui n’a pas
hésité, après l’accident, à la déclarer au monde extérieur officiellement morte.
Dans le coin droit du champ, pour insister encore sur
l’intériorité douloureuse de Christiane, le tableau accroché au mur apparaît lacéré
par quatre lignes verticales qui symbolisent autant les fêlures de sa psyché
que les coups de scalpel que son père pratique sur les visages des malheureuses
victimes kidnappées. La lumière oblique dirigée sur la jeune femme fait d’elle
le point focal de l’image, contribuant ainsi à l’individualiser et à l’isoler, à
la rendre plus vulnérable, laissant dans l’ombre le reste du décor qui, cette
fois-ci, contrairement à celui aux perspectives faussées et aux lignes obliques de l’expressionnisme
originel, est toujours décrit par Franju avec
réalisme. L’escalier majestueux, le tableau, le plafond de l’étage inférieur
finement ouvragé sont constitutifs de la façade sociale du médecin qui répond
comme un écho contradictoire au désespoir, au déchirement intérieur et à
l’horreur que vit celle qui n’a ni visage à soi – même si le masque qu’elle
porte lui donne l’illusion d’en avoir un – ni existence propre. Dans ce monde où
l’obscur côtoie la lumière, la folie guette, au
même titre que celle qui finira par submerger une autre recluse au psychisme troublé
et hallucinatoire, Carol Ledoux (Catherine Deneuve dans Repulsion, Roman
Polanski, 1965).
« Comme dans les films de Jacques
Tourneur sur les zombies, tournés au début des années 40, Franju veut créer un
univers angoissant, une inquiétante étrangeté […], une esthétique de la mort au
cinéma, non pas une complaisante démonstration de l’agonie et de la souffrance,
mais une volonté d’évoquer l’imaginaire de l’au-delà[2].
» Nul doute que cet au-delà, réel ou fictif, ne peut être accessible pour
Christiane qu’en transgressant l’enfermement vertigineusement anxiogène imposé
par une structure patriarcale d’une violence rare.
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