lundi 13 février 2023

Le classicisme hollywoodien chez Michael Curtiz

 

À partir de ce photogramme de Casablanca (Michael Curtiz, 1942), arrêtons-nous un instant sur les raisons du succès inaltérable de ce film. Il est en fait l'archétype du classicisme hollywoodien aux multiples ramifications: un studio situé à Burbank, non loin de Los Angeles en Californie, dirigé par les frères Warner et Hal B. Wallis (Warner Bros Pictures), un réalisateur talentueux, (Michael Curtiz), deux grandes stars (Ingrid Bergman et Humphrey Bogart sur le photogramme), des seconds rôles particulièrement savoureux  (Peter Lorre, Sydney Greenstreet et Claude Rains), quatre scénaristes (Howard Koch, les frères Epstein et Casey Robinson non crédité), un directeur de la photographie venu du muet, très chevronné (Arthur Edeson) et un compositeur musical prolifique (Max Steiner). Plus qu'une esthétique, comme on peut parler d'une esthétique propre à l'expressionnisme allemand des années 20, au réalisme poétique français des années 30, ou encore au néoréalisme italien des années 40 et 50, le classicisme hollywoodien se caractérise d'abord par la structure même de la production inspirée du système capitaliste. En effet, de la préproduction (choix d'un scénario, repérage des lieux de tournage, choix des acteurs …) à la postproduction (montage, trucages, musique, publicité …), toutes les étapes de la fabrication d'un film sont contrôlées par un studio issu des Big Five (les grands studios comme Paramount, MGM, 20th Century Fox, Warner Bros et RKO) ou des Little Three (Universal, United Artists et Columbia), le plus souvent dirigés par des moguls[1] comme Darryl F. Zanuck, David O.Selznick, Carl Laemmle ou encore Irwin Thalberg. Entre 1930 et la première moitié des années 60, le catéchisme du classicisme hollywoodien est très normé:  

- Une typologie de genre (la comédie musicale, le western, le film de science-fiction et fantastique, le film noir, le film de cape et d'épée et de pirates et, dans le cas de Casablanca, le mélodrame …) permettant au spectateur d'établir des repères cognitifs et comparatifs.

- Des réalisateurs de grand talent, souvent européens. Fritz Lang et Ernst Lubitsch viennent d'Allemagne, William Wyler est né à Mulhouse en Alsace alors annexée au Reich allemand, Fred Zinnemann et Otto Preminger sont Autrichiens, Billy Wilder a vécu à Vienne et à Berlin, et Michael Curtiz est Hongrois de naissance. Ce dernier se rendra en 1926 aux États-Unis avec déjà – comme ses confrères - un solide bagage cinématographique.

- Un star-system, pilier du cinéma hollywoodien et moteur de la rentabilité d'un film. Dans Casablanca, Humphrey Bogart est Rick Blane, le propriétaire d'un night-club et un ancien membre des Brigades internationales, alors qu'Ingrid Bergman est Ilsa Lund, son ancienne maîtresse, fraîchement débarquée au Maroc aux côtés de son mari, chef de la résistance tchèque. Très loin du cynisme désillusionné de Rick (au début du film) et trop âgé pour s'engager, Bogart (alors sous contrat avec la Warner) participera la même année à la Hollywood Victory Caravan, une tournée de deux semaines aux États-Unis, pour récolter des fonds afin de financer l'effort de guerre. Quant à Ingrid Bergman, Casablanca fera d'elle, après Docteur Jekyll et Mister Hyde (Victor Fleming, 1941) et juste avant Pour qui sonne le glas (For Whom the Bell Tolls, Sam Wood, 1943), une star mondialement reconnue.

- Une linéarité narrative en dépit des flashbacks (comme celui du photogramme au cours duquel Rick et Ilsa se retrouvent à Paris en 1940, avant l'arrivée des Allemands). Sinon, l'histoire se raconte au présent, dans l'ordre de son déroulement.

- Un montage rapide, privilégiant l'ellipse, dont la Warner se fera une spécialité. Dans le prologue de Casablanca, la présentation des réfugiés, cherchant par tous les moyens à fuir vers les États-Unis à partir de la ville marocaine, est un modèle du genre.

- Une écriture scénaristique remarquable, souvent réalisée à plusieurs mains, et non des moindres, puisque Raymond Chandler, Dashiell Hammett, William Faulkner ou encore Francis Scott Fitzgerald furent recrutés par Hollywood. Howard Koch et les frères Epstein reçurent en 1944 pour Casablanca l'oscar du meilleur scénario adapté. Les thèmes de la lutte contre l’oppression nazie, de la liberté, du sacrifice et de la victoire de l’idéalisme sur le cynisme, résonnent de manière particulière en ces années de guerre et expliquent son succès immédiat. Mais c’est bien le couple mythique formé par Humphrey Bogart et Ingrid Bergman, un couple empêché, romantique et mélancolique qui va faire le succès intemporel du film.

 - Une photographie toujours soignée, utilisant toutes les ressources du noir et blanc, particulièrement dans les clairs-obscurs hérités de l’expressionnisme allemand. Arthur Edeson, le directeur photo du film eut une très longue carrière à Hollywood de 1917 à 1949.

- Une musique, « essentielle dans la narration du film, à la fois pour nourrir l'action, développer l'émotion et accompagner des personnages identifiés par des thèmes »[2]. Avant de réaliser la musique de Casablanca, Max Steiner s’était fait connaître en réalisant, parmi tant d’autres, celle de King-Kong en 1933. En y ajoutant le standard de jazz, As Time Goes By chanté par Sam, le pianiste du bar de Rick, la trame sonore du film dépasse la simple fonction d’accompagnement de l’image pour se hisser à la hauteur des émotions ressenties par les protagonistes. Est-il aussi besoin de préciser que pour faire pièce à Die Wacht am Rhein, un hymne nationaliste entonné triomphalement par des officiers allemands, l’enthousiasme provoqué au même moment par la Marseillaise, chantée celle-ci par tous les convives du bar, provoque même chez le spectateur le plus endurci, une onde de frissons et de ferveur patriotique[3].

C'est cette mystérieuse et singulière alchimie composée de tous ces talents qui a fait de Casablanca un chef-d'œuvre inaltérable et universel et l'un des fleurons de l'âge d'or du cinéma américain. 

 



[1] Terme utilisé pour désigner les grands producteurs.

 

[2] Musiques de films, une autre histoire du cinéma de Alexandre Raveleau, chroniques éditions, 2018, p.30.

 

[3] L’opposition entre les deux hymnes est symboliquement évidente. Pourtant, ils font tous les deux référence au Rhin, un marqueur géographique et identitaire très fort pour la France et l’Allemagne. Rappelons que La Marseillaise écrite à Strasbourg en 1792 par Rouget de l’Isle s’est d’abord intitulée Chant de guerre pour l’armée du Rhin. Ce n’est qu’après avoir été chantée par des bataillons marseillais qu’elle prit son nom définitif.




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