À partir de ce
photogramme de Casablanca (Michael
Curtiz, 1942), arrêtons-nous un instant
sur les raisons du succès inaltérable de ce film. Il est en fait l'archétype du classicisme hollywoodien aux multiples
ramifications: un studio situé à Burbank, non loin de Los Angeles en Californie,
dirigé par les frères Warner et Hal B. Wallis (Warner Bros Pictures), un
réalisateur talentueux, (Michael Curtiz), deux grandes stars (Ingrid Bergman et
Humphrey Bogart sur le photogramme), des seconds rôles particulièrement savoureux (Peter Lorre, Sydney Greenstreet et Claude
Rains), quatre scénaristes (Howard Koch, les frères Epstein et Casey Robinson
non crédité), un directeur de la photographie venu du muet, très chevronné (Arthur
Edeson) et un compositeur musical prolifique (Max Steiner). Plus qu'une
esthétique, comme on peut parler d'une esthétique propre à l'expressionnisme
allemand des années 20, au réalisme poétique français des années 30, ou encore
au néoréalisme italien des années 40 et 50, le classicisme hollywoodien se
caractérise d'abord par la structure même de la production inspirée du système
capitaliste. En effet, de la préproduction (choix d'un scénario, repérage des
lieux de tournage, choix des acteurs …) à la postproduction (montage, trucages,
musique, publicité …), toutes les étapes de la fabrication d'un film sont
contrôlées par un studio issu des Big
Five (les grands studios comme Paramount, MGM, 20th Century Fox, Warner
Bros et RKO) ou des Little Three
(Universal, United Artists et Columbia), le plus souvent dirigés par des moguls[1]
comme Darryl F. Zanuck, David O.Selznick, Carl Laemmle ou encore Irwin Thalberg.
Entre 1930 et la première moitié des années 60, le catéchisme du classicisme
hollywoodien est très normé:
- Une
typologie de genre (la comédie musicale, le western, le film de
science-fiction et fantastique, le film noir, le film de cape et d'épée et de
pirates et, dans le cas de Casablanca,
le mélodrame …) permettant au spectateur d'établir des repères cognitifs et
comparatifs.
- Des
réalisateurs de grand talent, souvent européens. Fritz Lang et Ernst
Lubitsch viennent d'Allemagne, William Wyler est né à Mulhouse en Alsace alors
annexée au Reich allemand, Fred Zinnemann et Otto Preminger sont Autrichiens,
Billy Wilder a vécu à Vienne et à Berlin, et Michael Curtiz est Hongrois de
naissance. Ce dernier se rendra en 1926 aux États-Unis avec déjà – comme ses
confrères - un solide bagage cinématographique.
- Un
star-system, pilier du cinéma hollywoodien et moteur de la rentabilité d'un
film. Dans Casablanca, Humphrey
Bogart est Rick Blane, le propriétaire d'un night-club et un ancien membre des
Brigades internationales, alors qu'Ingrid Bergman est Ilsa Lund, son ancienne
maîtresse, fraîchement débarquée au Maroc aux côtés de son mari, chef de la
résistance tchèque. Très loin du cynisme désillusionné de Rick (au début du
film) et trop âgé pour s'engager, Bogart (alors sous contrat avec la Warner)
participera la même année à la Hollywood Victory Caravan, une
tournée de deux semaines aux États-Unis, pour récolter des fonds afin de
financer l'effort de guerre. Quant à Ingrid Bergman, Casablanca fera
d'elle, après Docteur Jekyll et Mister Hyde (Victor Fleming, 1941) et
juste avant Pour qui sonne le glas (For Whom the Bell Tolls, Sam
Wood, 1943), une star mondialement reconnue.
- Une
linéarité narrative en dépit des flashbacks (comme celui du photogramme au
cours duquel Rick et Ilsa se retrouvent à Paris en 1940, avant l'arrivée des
Allemands). Sinon, l'histoire se raconte au présent, dans l'ordre de son
déroulement.
-
Un montage rapide, privilégiant l'ellipse, dont la Warner se fera une
spécialité. Dans le prologue de Casablanca,
la présentation des réfugiés, cherchant par tous les moyens à fuir vers les
États-Unis à partir de la ville marocaine, est un modèle du genre.
- Une écriture
scénaristique remarquable, souvent réalisée à plusieurs mains, et non des
moindres, puisque Raymond Chandler, Dashiell Hammett, William Faulkner ou
encore Francis Scott Fitzgerald furent recrutés par Hollywood. Howard Koch et
les frères Epstein reçurent en 1944 pour Casablanca
l'oscar du meilleur scénario adapté. Les thèmes de la lutte contre l’oppression
nazie, de la liberté, du sacrifice et de la victoire de l’idéalisme sur le
cynisme, résonnent de manière particulière en ces années de guerre et expliquent
son succès immédiat. Mais c’est bien le couple mythique formé par Humphrey
Bogart et Ingrid Bergman, un couple empêché, romantique et mélancolique qui va
faire le succès intemporel du film.
- Une photographie toujours soignée,
utilisant toutes les ressources du noir et blanc, particulièrement dans les
clairs-obscurs hérités de l’expressionnisme allemand. Arthur Edeson, le
directeur photo du film eut une très longue carrière à Hollywood de 1917 à 1949.
- Une
musique, « essentielle dans la narration
du film, à la fois pour nourrir l'action, développer l'émotion et accompagner
des personnages identifiés par des thèmes »[2].
Avant de réaliser la musique de Casablanca,
Max Steiner s’était fait connaître en réalisant, parmi tant d’autres, celle de King-Kong en 1933. En y ajoutant le
standard de jazz, As Time Goes By chanté par Sam, le pianiste du bar de
Rick, la trame sonore du film dépasse la simple fonction d’accompagnement de
l’image pour se hisser à la hauteur des émotions ressenties par les protagonistes.
Est-il aussi besoin de préciser que pour faire pièce à Die Wacht am Rhein,
un hymne nationaliste entonné triomphalement par des officiers
allemands, l’enthousiasme provoqué au même moment par la Marseillaise, chantée
celle-ci par tous les convives du bar, provoque même chez le spectateur le plus
endurci, une onde de frissons et de ferveur patriotique[3].
C'est cette mystérieuse et singulière alchimie
composée de tous ces talents qui a fait de Casablanca
un chef-d'œuvre inaltérable et universel et l'un des fleurons de l'âge d'or
du cinéma américain.
[1]
Terme utilisé pour désigner les grands producteurs.
[2]
Musiques de films,
une autre histoire du cinéma de
Alexandre Raveleau, chroniques éditions, 2018, p.30.
[3]
L’opposition entre les deux hymnes
est symboliquement évidente. Pourtant, ils font tous les deux référence au
Rhin, un marqueur géographique et identitaire très fort pour la France et
l’Allemagne. Rappelons que La Marseillaise écrite à Strasbourg en 1792
par Rouget de l’Isle s’est d’abord intitulée Chant de guerre pour l’armée du
Rhin. Ce n’est qu’après avoir été chantée par des bataillons marseillais
qu’elle prit son nom définitif.
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