lundi 27 février 2023

Le serial killer chez Dick Maas



Dans son hilarant essai sur les morts incongrues au cinéma[1], Lelo Jimmy Batista place L’Ascenseur (Dick Maas, 1983) au troisième et dernier niveau d’une hiérarchie dont la dramaturgie ne se laisse pas appréhender au premier regard : le niveau 1 peut faire de l’ascenseur le décor principal d’un film (l’auteur cite entre autres Out of Order [Carl Schenkel, 1984] dans lequel trois hommes et une femme sont coincés dans un ascenseur, un vendredi soir); le niveau 2 donne à l’ascenseur un rôle déterminant mais sans lui faire prendre conscience qu’il est un ascenseur et qu’il n’a donc ni capacités de réflexion ni pulsions meurtrières (comme Ascenseur pour l’échafaud [Louis Malle, 1958], au cours duquel un homme revenu sur les lieux de son crime pour effacer un détail compromettant se retrouve bloqué dans un ascenseur); et enfin le niveau 3, précisément celui du film de Dick Maas, fait de l’ascenseur, tout au contraire, un être doué de conscience, en mesure de réfléchir et de tuer. Dans le cinéma d’horreur, si les voitures[2], les poupées[3], les téléphones[4], voire les appareils photo[5] peuvent être dotés d’une vie propre, de préférence maléfique, l’ascenseur possédé, comme machine à asphyxier, à décapiter, ou encore à pendre, est plutôt rare. Pourtant, quand on y pense, il y a tout dans cette machine pour en faire un objet de terreur : un gouffre abyssal sous les pieds des usagers réactivant la peur primale des profondeurs, des portes palières coulissantes – surtout pour les ascenseurs de type ancien, pouvant soit écraser les corps, soit décapiter les impatients qui auraient malencontreusement penché leur tête au-dessus du vide pour voir si ledit ascenseur ne serait pas bloqué un étage plus bas ou plus haut –, un panneau de commande a priori intelligent pouvant malgré tout tomber en panne entre deux étages, de préférence un samedi à minuit, une cabine plus ou moins étroite que doivent fuir comme la peste les claustrophobes, ou enfin, horreur ultime, l’éventualité de  la chute de l’ascenseur dans sa gaine surtout si c’est celui de l’Empire State Building. Autant le dire d’emblée, d’ordinaire les rencontres entre un ascenseur et ses occupants ne sont pas mortelles. Pas chez Dick Maas. Dans cette optique, le réalisateur hollandais a parfaitement saisi la spécificité d’une machine intrinsèquement synonyme de situations fâcheuses potentielles. 

Donc, à l’intérieur d’un immeuble de bureaux d’Amsterdam, un ascenseur commence sans raison apparente à fonctionner de manière indépendante en tuant les imprudents qui ont le malheur de l’utiliser. Nulle trace de tueur portant des lunettes noires, habillé en femme, armé d’un rasoir, utilisant un ascenseur pour assouvir ses pulsions meurtrières[6], mais juste un objet technologique très agité, pour ne pas dire ombrageux, dont les microprocesseurs se comportent comme des entités vivantes à l’image de l’ordinateur Hal, mais dans une version nettement plus saignante que celle que Stanley Kubrick nous avait proposée dans 2001, l’Odyssée de l’espace (1968) . L’angoisse surgit donc du quotidien le plus banal.  En observant le photogramme, et ce, depuis la vision de l’ascenseur s’ouvrant les veines de l’hôtel Overlook (Shining, 1980), le public averti, sachant prendre de la hauteur, et à qui on ne la fait pas, est en symbiose avec ce type de plan frontal, en caméra fixe, présentant trois portes rouge sang éclairées par autant de tubes fluorescents fixés au plafond. Le cinéma d’horreur a ceci de réjouissant qu’il offre, entre frisson et effroi, le plaisir de la reconnaissance et de la variation, voire de la mutation des motifs. Chez Maas, même sans faire cascader des litres d’hémoglobine, ce plan, par l’attente qu’il suggère, préfigure ce dérèglement soudain du familier, cette transformation brutale d’une nature docile en hostilité sauvage. Vues en légère plongée, les trois portes métalliques coulissantes, séparées par deux panneaux sur lesquels sont fixés les boutons d’appel, focalisent à ce point notre regard qu’elles en deviennent écrasantes, mystérieuses et angoissantes, comme un prélude à la terreur qui va bientôt s’enclencher. L’ascenseur est en ce sens le maître du décor, qu’il habite et hante à la fois, l’objet hostile permettant de conjuguer attente avec effroi. Ce plan d’ensemble offre ainsi un espace bien ordonné, coutumier, à l’ambiance glaciale avec ce sol en marbre charbonneux, et trompeusement calme car la caméra n’enregistre pas – au contraire du spectateur – la présence derrière ces portes de tous ces câbles électriques, engrenages biseautés en spirale, pièces en métal lourd, poulies ou courroies, comme autant d’armes létales prêtes à entrer en action et à transgresser les fonctions purement utilitaires pour lesquelles ces mécanismes ont été conçus. Ce hors-champ est si prégnant qu’il finit par contaminer le champ et se confondre avec lui, particulièrement avec ces fameuses portes lourdes, coulissantes, qui offrent la meilleure réponse cinématographique au rideau de scène s’ouvrant et se fermant sur des mises à mort plus sanglantes les unes que les autres. Le cinéaste fonde ainsi sa mise en scène sur la dualité de l’image entre cet endroit visible saturé de rouge et de noir et cet envers caché, comme autant de figures protéiformes d’une seule et même altérité cauchemardesque échappant à toute logique 

Plus proche d’un Wes Craven que de la violence esthétisante et maniérée d’un Dario Argento, Dick Maas s’inspire du premier dans sa description anxiogène d’un dysfonctionnement mécanique, entre suspense, brutalité visuelle et humour noir. Dissimulé sous les apparences les plus quotidiennes et devenu une machine terrifiante précisément parce qu’il se révèle être plus qu’une machine, un serial killer en somme, mais d’un type particulier, l’ascenseur désobéissant en roue libre est le révélateur de notre hantise de l’enfermement et le symptôme de nos angoisses modernes d’une perte de contrôle face aux technologies informatiques. Prendre un ascenseur après avoir vu le film de Dick Maas s’avère aussi traumatisant que de prendre une douche après avoir visionné Psycho. 

 



[1] Lelo Jimmy Batista, Tués par la mort : le dictionnaire des morts incongrues au cinéma, Hachette Heroes, 2019, p.43-49.

[2] Christine, John Carpenter, 1983.

[3] Child’s Play, Tom Holland, 1988, ou Anabelle, John R. Leonetti, 2014.

[4] When a Stranger Calls, Fred Walton, 1979.

[5] Polaroid, Lars Klevberg, 2019.

[6] Pulsions, Brian De Palma, 1980.




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