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Dans le lacis des citations magistralement mises en
scène dans Les Incorruptibles (The Untouchables, Brian De
Palma, 1987), la séquence de la fusillade dans l’escalier de la gare de Chicago,
rappelant explicitement Le Cuirassé Potemkine (Eisenstein, 1925),
n’est pas la moindre. Une autre séquence - l’assassinat du policier Jim Malone
(Sean Connery) - tournée et montée avec ce maniérisme qui caractérise le cinéma
de Brian De Palma relève de la même virtuosité. Dans une rue de Chicago dont le
trottoir humide et la rue sombre renvoient à tous les codes urbains du film
noir, un tueur à la solde d’Al Capone (Robert De Niro), Frank Nitti (Billy
Drago), revêtu d’un Borsalino et d’un long manteau, tous deux aussi blancs que
son âme est noire et corrompue, vient de s’arrêter en face d’un immeuble dont le premier
étage éclairé est occupé par Jim Malone, un des quatre membres de la brigade
que vient de monter l’agent fédéral Eliott Ness (Kevin Costner). Fermement
décidés à combattre les activités criminelles du parrain de la pègre, ces incorruptibles
vont à ce point faire vaciller les affaires du Balafré que celui-ci va décider
de les éliminer. Et après l’assassinat d’Oscar Wallace (Charles Martin Smith),
le comptable du groupe, Jim Malone est le second sur la liste. Sur les deux
photogrammes, dans le même plan, trois mouvements quasi-simultanés, comme autant
de fragments chorégraphiques, vont organiser et structurer l’espace pour suggérer
puis confirmer la menace: le premier voit Frank Nitti longer l’immeuble et s’éloigner
dans la profondeur de champ, le deuxième montre une fraction de seconde plus
tard, Jim penché à la fenêtre, observant la rue, comme mû par un sombre
pressentiment (photogramme 1), et le troisième, alors que le policier tourne
les talons pour rejoindre une autre pièce, aiguille notre regard vers la droite
du plan, sur une silhouette furtive, inquiétante, entrée par effraction dans le
champ, juste derrière Frank Nitti. Avec rapidité et discrétion, un homme manifestement
doté de mauvaises intentions escalade une excroissance architecturale, s’accroupit
au ras de la fenêtre pour regarder en tapinois dans l’appartement de Jim avant
de s’y introduire (photogramme 2). Avec une impressionnante efficacité et une
dynamique interne à l’image, la caméra embrasse les trois actions en 45
secondes, orientant notre regard de l’une à l’autre pour créer un rapport de
force entre les deux tueurs venus de l’extérieur et celui qui apparaît très
vulnérable – même s’il s’agit de Sean Connery - à l’intérieur de son espace
domestique. Cette continuité temporelle dans un même environnement forme une unité
narrative cohérente qu’accentue encore la structure de l’image faite de lignes
et de volumes. Le trottoir en perspective, désert, avalé par l’obscurité de la
profondeur de champ et que parcourent Frank Nitti et son comparse guide notre
œil, alors que le volume de l’immeuble, en dépit de sa masse et de sa structure
en pierre, nous apparaît d’autant plus fragile que la deuxième fenêtre, en
partant de la gauche du cadre, est ouverte. Depuis Citizen Kane (1940), Orson
Welles nous avait déjà habitués à tout placer dans le plan pour donner au
spectateur cette omniscience et cette place de témoin privilégié face à l’action
en cours. La légère contre-plongée accentue encore ce sentiment en nous offrant
une situation de supériorité par rapport aux protagonistes. Brian De Palma reprend
cette grammaire cinématographique en utilisant le cadre comme un réceptacle du
principal enjeu dramatique de la séquence : le combat à mort engagé entre,
d’un côté, le représentant de la loi Jim Malone et de l’autre, l’état dans
l’État, l’agent subversif, la contrepartie négative, Al Capone.
