Douglas Sirk est né Hans Detlef Sierck en
Allemagne, à Hambourg en 1897. Devenu en 1934 réalisateur à l'UFA[1], il choisit, par antinazisme et pour protéger sa seconde femme d'origine juive, de fuir l'Allemagne hitlérienne en 1937
et d'abandonner son fils né d'un premier mariage avec Lydia Brincken, une
actrice totalement acquise à l'idéologie nationale-socialiste[2].
Inconsolable, Sirk ne se remettra jamais de la perte de ce fils, enrôlé, apprendra-t-il, dans les Jeunesses hitlériennes puis
envoyé sur le front russe où il perdra la vie. Lorsqu'il tourne Le Temps
d'aimer et le Temps de mourir (A Time to Love and a Time to Die,
1958), Douglas Sirk réalise probablement son film le plus personnel et son
œuvre la plus bouleversante. Ernst Graeber (John Gavin) est en 1944 un soldat
allemand sur le front russe. Au cours d'une permission, il retrouve sa maison
détruite, ses parents disparus et une Allemagne en train de sombrer sous les
coups des bombardements alliés. Dans le quotidien de cette tourmente de fer, de
feu et de sang, il va retrouver Elizabeth Kruse (Liselotte Pulver), une amie
d'enfance dont il va tomber amoureux et vivre avec elle une passion aussi
incandescente qu'éphémère. Se lançant à la recherche de ses parents, Ernst (de
dos sur le photogramme) rencontre un lieutenant SS (Klaus Kinski) représentant
l'incarnation même du fanatisme et de l'idéologie criminelle du nazisme.
L'éclairage oblique visible dans le champ donne à ce dernier une dimension
inquiétante et menaçante (le choix de l'acteur est saisissant puisque Klaus
Kinski avait été soldat dans la Wehrmacht avant de commencer à incarner dès 1948
des rôles à la personnalité trouble[3]).
En digne représentant de la « race des seigneurs » revêtu de l'uniforme dont le
col arbore les deux lettres sinistres, il regarde Ernst avec morgue et mépris. À
partir de ce plan, quatre lectures qui se nourrissent l'une l'autre peuvent se
faire: la première confronte, par l'intermédiaire du simple soldat Ernst, une
Allemagne qui prend progressivement conscience de l'aberration de la guerre et
des atrocités du régime qu'elle a contribué à porter au pouvoir, à une autre
Allemagne, celle du lieutenant SS, ivre de sa supériorité raciale et de sa
croyance dans un nationalisme va-t'en-guerre ; la deuxième invite à voir à
travers cet officier, ce qui a dû hanter
Douglas Sirk toute sa vie: son fils, Klaus Detlef Sierck – quatorze ans au
début de la guerre - était-il devenu ce nazi convaincu ? A-t-il été à ce point perverti
par sa mère et par la doxa hitlérienne pour aller mourir à dix-neuf ans sur le
front russe[4]
? La troisième, plus
troublante et plus bouleversante encore, alliant le fantasme à l'idéalisme,
peut tout aussi bien voir dans Ernst, errant à la recherche de ses parents dans
une Allemagne en voie de désintégration, ce fils perdu que Douglas Sirk
refusait, au lendemain de la guerre, de croire mort. Et enfin la quatrième lecture fait d'Ernst le double du réalisateur revenu en 1948 dans la ville de Berlin, toujours en partie ruinée, pour tenter de recueillir des renseignements sur son fils Klaus. En un seul plan, le
réalisateur filme la morale et la conscience face à l'indignité et au
déshonneur. Le jugement moral des actes de chacun est un élément fondamental du
cinéma sirkien, et le hasard n'y a pas sa place dans la mesure où « toute
crise est la résultante d'une transgression dont le coupable devra payer tôt ou
tard le tribut[5]
».Totalement désillusionné sur cette Allemagne qu'il ne reconnaît plus,
Ernst Graeber sera incapable de se libérer de la culpabilité que représente
pour lui le fait de porter cet uniforme. Cette sédimentation dans la
caractérisation des personnages n'est qu'un aspect de la richesse narrative,
thématique et visuelle de ce sublime film transformé en un requiem pour un
paradis perdu. À ce moment-là, Douglas Sirk ne sait pas encore que Le Temps
de vivre et le Temps de mourir sera son avant-dernier film. Celui-ci n'en
sera que plus emblématique d'une œuvre qui, - pour ne prendre que sa période
américaine - de Hitler's Madman (1942) à Mirage de la vie (Imitation
of Life, 1959), aura donné au mélodrame hollywoodien ses lettres de
noblesse.
[1]
Universum Film AG, la société allemande de production et de
distribution cinématographique nationalisée par Goebbels en 1937.
[2] Lydia Brincken avait obtenu le droit de
lui interdire de voir son fils depuis 1928 pour lui faire payer
son second mariage avec Hilde Jary.
[3]
Son premier rôle important au cinéma
sera le prince Otto, le frère fou et irresponsable de Louis II de Bavière dans
Morituri, un film de Helmut Kaütner (1955)
[4] Klaus Detlef Sierck fut un enfant vedette dans
de nombreux films de propagande nazie.
[5] Douglas Sirk de Michael Henry, Dossiers du cinéma/Cinéastes III, Casterman 1974, p.173
Excellent article ! Les grandes souffrances font souvent les grands artistes...
RépondreEffacer