dimanche 6 mai 2018

Le jeu d'échecs chez Ridley Scott



Dans Tout l’argent du monde (All the Money in the World de Ridley Scott, 2017), Jean Paul Getty (Christopher Plummer) est un multimilliardaire dont la richesse matérielle est inversement proportionnelle à son empathie pour le reste de l’humanité. Ce démiurge au cœur atrophié, à l’âme ignominieuse et à l’avarice chevillée au corps,  refuse de payer une rançon de 17 millions de dollars pour récupérer son petit-fils, John Paul Getty III, kidnappé en 1973 par la pègre calabraise. Ayant bâti sa fortune colossale sur le pétrole, Getty est devenu un monstre froid et turpide à côté duquel l’Alien (Alien du même Ridley Scott, 1979) apparaît aussi candide que séraphique. Seul dans son château de Sutton Place, dans la banlieue londonienne, bien installé derrière son bureau, il joue aux échecs avec le seul adversaire qu’il juge apte à l’affronter : lui-même. Dans sa mégalomanie qui s’apparente à un profond mépris des autres, y compris en ce qui concerne sa propre famille, le magnat matérialise sa vision du monde à partir de ce jeu d’échecs : en mettant aux prises des pièces manipulées par sa seule volonté, celles-ci ne sont qu’une métaphore de son pouvoir personnel  dont la seule ambition est d’accroître et de boursouffler un capital qui apparaît sans limites, tout en affirmant la toute puissance d’un homme sur ses semblables. Jeu symbolisant une société hiérarchisée entre des pièces aristocratiques (le roi) et des pièces plébéennes (le pion), les échecs renvoient à l’ image d’un monde ordonné à la mesure de l’hybris du personnage. Les déplacements des pièces sur l’échiquier sont autant de coups gagnants qui le mènent forcément à la victoire, toujours renouvelée. Le roi n’est pas nu, bien au contraire. Enfermé dans sa tour d’ivoire, toujours insatisfait de sa réussite, toujours insatiable, Getty s’étourdit de sa propre griserie nauséeuse qui le met hors de l’humanité. Il rappelle ici Charles Foster Kane (Citizen Kane d’Orson Welles, 1941), un autre magnat, mais de la presse cette fois-ci, tout aussi corrompu par l’argent et ensorcelé par le pouvoir que lui confère sa richesse. Sur son bureau, à sa gauche, trois téléphones le relient au monde extérieur lui permettant probablement de suivre l’évolution du cours du pétrole, et à sa droite, un globe terrestre décoratif lui rappelle invariablement que le monde lui appartient. La pénombre de la pièce cache un buste qui s’apparente peut-être à Lucius Calpurnius Piso Caesoninus, érudit et homme politique romain du 1er siècle avant Jésus-Christ, que Jean Paul Getty appréciait particulièrement. C’est la villa antique du patricien qui servira de modèle à celle que fera construire Getty à Los Angeles en 1974. Parce que si l’opulent possédant reste indifférent au sort de son petit-fils - alors qu’il n’hésite pas acheter une version de La Vierge à l’enfant d’Albrecht Dürer, 1,5 million de dollars -  il n’en est pas moins esthète et collectionneur de peintures et d’antiquités étrusques, grecques et romaines qu’il exposera aux yeux du public jusqu’à sa mort – et même après, par la grâce de sa fondation - en 1976. Cette opposition abyssale et pathologique entre l’amour de l’art et la détestation des autres crée un sentiment de sidération devant une telle tragédie humaine.



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