Dans Tout l’argent du monde (All the Money in the World de Ridley
Scott, 2017), Jean Paul Getty (Christopher Plummer) est un multimilliardaire
dont la richesse matérielle est inversement proportionnelle à son empathie pour
le reste de l’humanité. Ce démiurge au cœur atrophié, à l’âme ignominieuse et à
l’avarice chevillée au corps, refuse de
payer une rançon de 17 millions de dollars pour récupérer son petit-fils, John
Paul Getty III, kidnappé en 1973 par la pègre calabraise. Ayant bâti sa fortune
colossale sur le pétrole, Getty est devenu un monstre froid et turpide à côté
duquel l’Alien (Alien du même Ridley
Scott, 1979) apparaît aussi candide que séraphique. Seul dans son château de
Sutton Place, dans la banlieue londonienne, bien installé derrière son bureau,
il joue aux échecs avec le seul adversaire qu’il juge apte à l’affronter :
lui-même. Dans sa mégalomanie qui s’apparente à un profond mépris des autres, y
compris en ce qui concerne sa propre famille, le magnat matérialise sa vision
du monde à partir de ce jeu d’échecs : en mettant aux prises des pièces
manipulées par sa seule volonté, celles-ci ne sont qu’une métaphore de son
pouvoir personnel dont la seule ambition
est d’accroître et de boursouffler un capital qui apparaît sans limites, tout
en affirmant la toute puissance d’un homme sur ses semblables. Jeu symbolisant
une société hiérarchisée entre des pièces aristocratiques (le roi) et des
pièces plébéennes (le pion), les échecs renvoient à l’ image d’un monde ordonné
à la mesure de l’hybris du personnage. Les déplacements des pièces sur
l’échiquier sont autant de coups gagnants qui le mènent forcément à la
victoire, toujours renouvelée. Le roi n’est pas nu, bien au contraire. Enfermé dans
sa tour d’ivoire, toujours insatisfait de sa réussite, toujours insatiable, Getty
s’étourdit de sa propre griserie nauséeuse qui le met hors de l’humanité. Il
rappelle ici Charles Foster Kane (Citizen
Kane d’Orson Welles, 1941), un autre magnat, mais de la presse cette fois-ci,
tout aussi corrompu par l’argent et ensorcelé par le pouvoir que lui confère sa
richesse. Sur son bureau, à sa gauche, trois téléphones le relient au monde
extérieur lui permettant probablement de suivre l’évolution du cours du pétrole,
et à sa droite, un globe terrestre décoratif lui rappelle invariablement que le
monde lui appartient. La pénombre de la pièce cache un buste qui s’apparente
peut-être à Lucius Calpurnius Piso Caesoninus, érudit et homme politique romain
du 1er siècle avant Jésus-Christ, que Jean Paul Getty appréciait
particulièrement. C’est la villa antique du patricien qui servira de modèle à
celle que fera construire Getty à Los Angeles en 1974. Parce que si l’opulent
possédant reste indifférent au sort de son petit-fils - alors qu’il n’hésite
pas acheter une version de La Vierge à
l’enfant d’Albrecht Dürer, 1,5 million de dollars - il n’en est pas moins esthète et collectionneur
de peintures et d’antiquités étrusques, grecques et romaines qu’il exposera aux
yeux du public jusqu’à sa mort – et même après, par la grâce de sa fondation -
en 1976. Cette opposition abyssale et pathologique entre l’amour de l’art et la
détestation des autres crée un sentiment de sidération devant une telle
tragédie humaine.
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