mercredi 9 mai 2018

L'amour perdu chez James Ivory



Mr Stevens (Anthony Hopkins), majordome au service d’un comte anglais, Lord Darlington, consacre sa vie entière à servir les autres et à diriger la domesticité qui tourbillonne dans les couloirs de la grande demeure de Darlington Hall. Dévoué jusqu’à l’abstraction, engoncé dans sa dignité et son sens du devoir, pétri d’ordre, de raideur et de certitudes, il n’a d’autre horizon que l’infaillibilité de sa tâche. La subordination, inscrite dans sa fonction, s’apparente à un sacerdoce qui organise sa vie austère dans laquelle toute émotion est proscrite. Jour après jour, de manière imperturbable, le majordome veille au confort et au bien-être de son maître : l’accueil des visiteurs forcément de marque, l’organisation des réceptions, le service des repas, la surveillance des domestiques, l’anticipation des désirs de Lord Darlington , rien n’échappe à sa vigilance tatillonne et exigeante. L’absence de vie privée lui permet d’éliminer toutes les scories qui viendraient perturber l’organisation millimétrée de son existence. Cette aliénation au service de son travail et de son devoir d’obéissance a contribué par conséquent, au refoulement puis à l’abandon de son intimité. Mais contre toute attente, l’arrivée d’une nouvelle intendante, Miss Kenton  (Emma Thompson) va remettre en cause ce bel édifice, rassurant et confortable, mais rigide. Acculé dans l’alcôve de sa chambre par Miss Kenton qui cherche par tous les moyens à attirer son attention, et particulièrement ici en le pressant de lui montrer le livre qu’il est en train de lire, Mr Stevens tente de résister à la pression qu’elle exerce sur lui et au trouble qui l’envahit subitement. Les deux êtres n’ont jamais été aussi proches l’un de l’autre, les corps et les visages se frôlent, le ton est à la confidence. Mais ce que le corps - tendu à l’extrême - de Mr Stevens  exprime dans son raidissement est en fait contredit par le regard qu’il pose sur Miss Kenton. Pour la première fois, il la dévisage longuement, la laisse détacher, tout doucement, un à un ses doigts crispés sur le livre, comme pour suspendre le temps et prolonger à l’infini ce moment délicat au cours duquel l’armure se fissure. Ses yeux expriment tout autant l’éblouissement qu’une insondable mélancolie. Il ne s’agit ni de badinage, encore moins de marivaudage, mais d’un amour passionnément mais secrètement construit au contact quotidien de Miss Kenton. Impossible à exprimer avec des mots parce qu’elle remettrait en cause son étiquette, l’attirance qu’il éprouve pour elle ne peut se matérialiser par un geste amoureux, même furtif. Son émoi, partagé par Miss Kenton, reste pathétiquement fugitif parce que corseté par des décennies de négation de lui-même. Réalise-t-il qu’il vient de laisser passer l’amour de sa vie ? Se rend-il compte que son existence en aurait été changée ? Peut-être. Cette description de l’amour perdu donne toute sa puissance au film de James Ivory, Les Vestiges du jour (The Remains of the Day, 1993).



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