Dans Léviathan
(2014), Lilya (Elena Lyadova) vit aux côtés de son mari dans le village de
Pribejny au fin fond du Grand Nord russe sur le littoral de la mer de Barents.
Son mari Kolia (Alexeï Serebriakov) est menacé d’expropriation et de spoliation
par le maire local, vindicatif, brutal et corrompu. Celui-ci veut construire à
la place un centre de télécommunication qui s’avérera être une église orthodoxe.
Dans cet univers du bout du monde, rongé par la solitude, l’alcool, la
pauvreté, le délabrement des esprits et l’omniprésence de la mafia locale
encouragée par une église au service des puissants, Lylia n’y trouve plus sa
place. Se levant à l’aube, elle parcourt un sentier à travers la toundra
environnante, pour arriver au bord d’une falaise dont les flancs sont giflés
par les vents et les vagues qui viennent s’y fracasser. Immobile, le regard
hagard, elle contemple ce camaïeu de bleu qui finit par confondre mer et ciel,
quand soudain, le dos d’une baleine tranche l’écume de la mer pour offrir au
monde extérieur l’arrondi parfait de sa bosse et de sa nageoire dorsale. La
mise au point de la caméra se fait sur le cétacé et l’océan, laissant au
premier plan la silhouette de Lylia floue. En quelques instants fugitifs, et
dans cette nature sauvage dans laquelle la notion de survie prend tout son
sens, le gigantesque animal s’apparente au Léviathan, ce monstre marin – serpent,
dragon ou cachalot - évoqué dans la Bible, annonciateur d’un cataclysme capable
de bouleverser l’ordre du monde. Devant cette apparition fantomatique, allégorie
du monde gangréné qui s’écroule autour d’elle, Lylia reste pétrifiée. Mais
cette baleine renvoie également au Léviathan, un traité politique écrit en 1651
par le philosophe anglais Thomas Hobbes, dans lequel celui-ci s’interroge sur
les rapports entre les individus et une autorité supérieure, l’État, qu’il
nomme justement Léviathan. De manière inévitable, les hommes décident
d’accepter d’abandonner une partie de leurs pouvoirs aux mains d’un souverain
chargé de garantir la préservation de leurs vies et de leurs biens. Faisant
mentir Hobbes, Andreï Zviaguintsev filme le mari de Lylia, Kolia, tentant en
vain et par tous les moyens de faire valoir sa liberté et ses droits auprès des
autorités compétentes. La puissance absolue de la police, de la justice, de la
mafia et du clergé auront raison de lui. Reste l’image de Lylia face à cet
océan : elle exprime dans une grande mélancolie, un profond décalage entre
la solitude désespérée de la jeune femme et le lyrisme de sa contemplation
rendue dérisoire face à cette immensité océanique.
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