mardi 20 septembre 2016

L'attaque de la diligence chez John Ford


Cette attaque d’une diligence filmée en 1939 par John Ford (La Chevauchée fantastique/Stagecoach) est un modèle du genre. Elle n’a jamais été surpassée. Certains ont tenté la gageure de chevaucher sur les traces du maître, comme Gordon Douglas dans La Diligence vers l’Ouest (Stagecoach/1966), mais en vain. Seul Arthur Penn dans Little Big Man (1970) et sur un mode parodique réussit à rendre hommage à cette dramaturgie équestre et humaine filmée dans le désert de Mojave en Californie. L’essentiel du film est tourné dans ce qui deviendra l’espace cinégénique westernien et fordien par excellence, Monument Valley, à la frontière entre l’Arizona et l’Utah.

La séquence dure huit minutes et quarante-huit secondes. Notre diligence a quitté Tonto (Arizona) depuis plusieurs jours pour rejoindre Lordsburg (Nouveau-Mexique) quand elle se fait attaquer par des Apaches (joués par des Navajos) forcément hostiles. Microcosme de la société américaine et îlot de la civilisation en marche, ce véhicule hippomobile se transforme en quelques secondes en bastion retranché dans lequel neuf hommes et femmes tentent d’échapper à la horde sauvage qui déferle sur eux en hurlant. Sur le plan ci-dessus, seuls sont visibles de gauche à droite, le conducteur Buck (Andy Devine) avec à ses côtés le shérif Curly (George Bancroft), puis Dallas (Claire Trevor), une ancienne prostituée, Doc Boone (Thomas Mitchell), un médecin alcoolique, Lucy Mallory (Louise Platt), l’épouse d’un officier de cavalerie et, couché sur l’habitacle, Ringo Kidd (John Wayne) un récent évadé de prison se rendant à Lordsburg pour venger le meurtre de son père et de son frère. Curly, Doc et Ringo défendent chèrement leurs vies en déchargeant rageusement sur les assaillants leurs Winchester, shotgun et Colt 45. À la poursuite de la diligence, les Apaches forment une multitude faisant corps avec le paysage désertique aussi vaste que le ciel. Ils sont associés à la nature sauvage et n’ont pas d’existence propre tout en étant représentés comme des obstacles à la civilisation. Cette férocité justifie et légitime donc leur éradication. 


La poursuite est particulièrement spectaculaire. Les travellings latéraux traduisent la fougue de la charge menée, dans des tourbillons de poussière, par la bande de Géronimo et la caméra fixe, en partie enterrée, filme en contre-plongée les chevaux qui ont l’air de sortir littéralement de l’écran ou qui s’effondrent en désarçonnant leurs cavaliers. Mais ces mouvements de caméras et ces angles de prise de vue à forte valeur dramatique adoptent rarement le point de vue des protagonistes; c’est le regard du spectateur qui est important, plus que celui des Apaches ou des occupants de la diligence.



Pour filmer cette séquence, comme l’a justement fait remarquer Edward Buscombe (1), Ford transgresse allégrement la sacro-sainte règle des 180 degrés. Selon cette convention, l’espace de n’importe quelle scène filmée se construit le long d’un axe : la ligne des 180 degrés. Pour maintenir la cohérence entre deux sujets ayant des liens entre eux, la caméra doit rester du même côté de l’axe. Or, Ford passe successivement à droite et à gauche de la diligence ou des Apaches, ce qui donne l’impression que la poursuite se fait de gauche à droite, puis de droite à gauche. Absorbé par la dynamique de la séquence, le spectateur n’y prête pas attention. John Ford s’en est expliqué dans un entretien accordé à Peter Bogdanovitch (2) : « J’ai fait cela parce que qu’il se faisait tard et que si j’étais resté du bon côté, les chevaux auraient été à contre-jour. Je suis donc allé de l’autre côté, où la lumière éclairait les chevaux ». Qu’importe la technique, pourvu qu’on ait l’ivresse !!


Enfin, rendons à César ce qui est à César : cette séquence ne serait pas tout à fait ce qu’elle est, si nous ne mentionnions pas la présence d’un cascadeur et réalisateur de seconde équipe, Yakima Canutt. C’est lui qui supervise l’attaque de la diligence, tout en y participant en tant que guerrier apache sautant sur l’une des montures de tête de l’attelage et finissant abattu sous les sabots des chevaux. De par son rythme et sa puissance, la séquence a littéralement statufié les différents personnages pour en faire des codes répétés dans l’histoire du genre mais qui ne lassent jamais. Là est la postérité du film.

(1) Stagecoach de Edward Buscombe, BFI Classics, The Trinity Press/1992, p.66-67
(2) John Ford de Peter Bogdanovitch, University of California Press/1978, p.70


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