jeudi 28 juillet 2016

Shakespeare chez John Ford


Une des caractéristiques du cinéma de John Ford réside dans l’art de présenter des personnages secondaires hauts en couleurs et dotés d’une existence propre. Ici, dans La Poursuite infernale (quel titre idiot ! L’original est My Darling Clementine, 1946), Granville Thorndyke (Alan Mowbray) incarne un ange déchu, un acteur itinérant sans le sou, récitant des vers de Shakespeare dans toutes les villes miteuses de l’Ouest américain, pour gagner quelques verres d’alcool. Monté sur une scène improvisée et sous la menace des frères Clanton, goguenards et plus ou moins avinés, Thorndyke, le bras droit levé et en costume de scène, une dague dans son fourreau sur le flanc, entame d’une voix claire, solennelle et pathétique, le monologue d’Hamlet. L’incongruité, l’originalité et la force de la séquence tiennent dans la distance qui s’installe à ce moment entre la noblesse de la poésie shakespearienne et le saloon, lieu emblématique du western, traditionnellement réservé aux beuveries en tout genre, aux bagarres et aux parties de poker enfiévrées. Une table, des chaises, un bar sur lequel les malfrats sont adossés ou assis, deux lampes à pétrole diffusant une lumière transperçant une atmosphère enfumée caractérisent cet espace transformé en scène de théatre. Mais cette distance est double, puisque les cowboys incultes qui assistent à cette représentation n’entendent évidemment rien à l’art du natif de Stratford-upon-Avon. Toisant avec mépris et irrévérence Thorndyke et plus préoccupés par le vol de bétail ou le chaos installé à la force du colt, les frères Clanton - dont on reconnaît John Ireland dans le rôle de Billy Clanton assis sur le bar – représentent les derniers avatars d’un Ouest naturel et donc fruste, dans lequel la violence prime sur la loi et l’ordre.  C’est donc le thème essentiel du film – et de tout le western en tant que genre -,  la culture et la civilisation face à la sauvagerie, que Ford filme ici. Mais, tout à son monologue, Thorndyke est également le miroir et le double d’un autre ange déchu qui traverse le film de sa silhouette impavide; Doc Holliday (Victor Mature), ex-chirurgien en rupture de ban, suicidaire distingué (le vrai Doc Holliday était en fait dentiste)  fuyant l’Est pour des raisons indéterminées, est le seul dans le saloon à connaître les vers de Shakespeare, qu’il déclamera à la suite de la mémoire défaillante de l’acteur shakespearien. Ces deux soliloques se répondent de manière poétique et font de ces deux personnages à priori dissemblables, des frères en perdition flamboyante. Le moment est sublime.



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