lundi 7 juillet 2025

La lumière et les couleurs chez Mario Bava



La terreur irrigue tout le cinéma de Mario Bava, inoculant un poison lent dans les âmes et les corps, mais aussi dans tout ce qui est susceptible, comme la lumière et les couleurs, de créer un environnement visuel cauchemardesque. Ce plan est extrait des Trois visages de la peur, un film réalisé en 1963 et divisé en trois histoires d’horreur distinctes, unies  par une introduction et une conclusion, toutes deux présentées par Boris Karloff. Chaque segment présente une nuance différente de la représentation d’une peur indicible. Il s’agit ici du premier segment intitulé Le Téléphone et dans lequel Rosy (Michèle Mercier), une prostituée de luxe est harcelée par les coups de téléphone de son ancien proxénète tout juste évadé de prison. Rosy est loin de se douter que c’est son ancienne amante Mary qui transforme sa voix pour passer ces appels et qui n’a d’autre but que de la ramener dans ses bras …

Ancien étudiant en peinture, Mario Bava devient directeur de la photographie à partir de 1943 chez Roberto Rossellini, Dino Risi et Vittorio De Sica, avant de passer à la réalisation de ses propres œuvres, d’abord en noir et blanc (Le Masque du démon, 1960 et La fille qui en savait trop, 1963) puis en couleurs dont le rendu visuel, très contrasté comme ici, apparaît immédiatement singulier. Jean-Louis Leutrat souligne qu’un des usages de la couleur que fait Mario Bava est de baigner le décor et les personnages dans une dominante qualifiée de « tachiste », en ce sens qu’il ne cesse de parsemer le champ de taches colorées diverses conduisant à la bigarrure[1]. Et en effet, l’écran, divisé en trois tiers verticaux comme un découpage net de l’espace, se fait palette de peintre pour se transformer en matière vivante structurée autour de la lumière et du chromatisme. 

Dans le fragment central, se tient Rosy, attentive au moindre bruit, au nouveau coup de téléphone qui viendra immanquablement déchirer le silence de sa solitude. Elle est dans son appartement situé en sous-sol, revêtue d’un déshabillé vaporeux. Une lumière blanche, artificielle, est projetée sur elle, piégeant son visage et le haut de son corps d’une lueur spectrale qui nimbe la jeune femme d’une aura quasi-surnaturelle.  Dans cet univers intime devenu progressivement asphyxiant et déstabilisant, un espace finalement aussi clos qu’un tableau, cette mise en lumière donne à sa peau un teint blême, suggérant qu’une partie de sa propre identité physique et mentale lui est, à ce moment, enlevée. Ce teint blafard s’accorde autant au vêtement semi-transparent qu’elle porte, qu’il souligne sa peur et sa vulnérabilité. Chez Mario Bava, l’esthétique, l’onirisme servent toujours d’écrin à la représentation de la souffrance, de l’effroi et de la mort qui rôde. 

Dans le tiers droit de l’image, Bava mélange le rouge de la tenture, le brun de la statue et le noir de l’obscurité, en autant d’aplats contrastés. Si le rouge apparaît adouci, d’une intensité moindre, c’est parce que l’ombre fait la part belle à cette partie du cadre. Elle semble engloutir la statue située sur un piédestal derrière Rosy, une statue dont les yeux aveugles, vides et la bouche grande ouverte hurlant une panique que personne n’entend, sont comme des abîmes où plonger. Si la dichotomie rouge / noir peut traditionnellement opposer le sang et le danger aux ténèbres, la lumière et les couleurs sont d’abord là pour souligner la primauté de la subjectivité de l’auteur. Elles sont un moyen d’enluminer la surface de l’image pour mieux hypnotiser l’œil du spectateur et donner aux déplacements de Rosy dans son appartement, un caractère étrange, hallucinatoire. En créant cette vibration chromatique oppressante, Mario Bava anticipe la violence à venir et une forme de mise au tombeau que la jeune femme, transformée en « emmurée vivante »[2], ne semble pas en mesure de freiner

Dans le tiers gauche, posés sur une lourde commode, un chandelier et un vase à deux ouvertures sont là  pour évoquer un environnement domestique, très ordonné, où chaque objet semble être à sa place. Contrairement à la statue, ils ont des contours nets parce qu’ils sont contaminés par la même lumière blanche projetée sur Rosy, prolongeant ainsi une atmosphère qui ne cherche pas à imiter la réalité, mais qui apparaît suspendue, impalpable, comme dans un espace hors du temps, et dans lequel les objets existent davantage pour l’effet pictural qu’ils génèrent que pour la symbolique à laquelle ils devraient être destinés. Chaque élément de ce  décor se plie donc essentiellement à la puissance de la mise en images, à cette seule esthétique du point de lumière, blanc ou coloré, déchirant  l’obscurité. Le réalisateur ne hiérarchise pas ces zones de couleurs et de lumière, même si Rosy attire naturellement notre regard, plus en raison de sa position centrale que par un éclairage plus particulièrement marqué sur elle. C’est donc bien l’ensemble des éléments visuels dans le cadre - la musique est absente à ce moment de la séquence - qui confère à la scène son équilibre, son unité poétique et ténébreuse

Par la seule force de sa mise en scène, Mario Bava dialogue ainsi constamment entre ce qui tient de la modernité - les couleurs - et ce qui appartient à la culture populaire - le suspense, le meurtre, la peur - incarnés dans le giallo[3], dont Les Trois visages de la peur et Six femmes pour l’assassin, réalisé l’année suivante, poseront les bases. En soulignant ainsi le potentiel pictural de l’image cinématographique, Mario Bava trouve dans l’affirmation de la lumière et du chromatisme des alliés pour développer sa propre identité. En tant qu’épigone, Dario Argento saura, particulièrement avec la trilogie Suspiria (1977), Inferno (1980) et Ténèbres (1982), porter à son paroxysme cette tension visuelle, baroque et fascinante. 

 


[1] Jean-Louis Leutrat, Vie de fantômes, le fantastique au cinéma, Éditions de l’Étoile / Cahiers du cinéma, 1995, p.115.

[2] L’Emmurée vivante, un film de Lucio Fulci (1977).

[3]  Le giallo fait référence à la couleur jaune des couvertures de romans policiers édités à partir des années 1920 dont les trames narratives seront transposées à l’écran des années 1960 aux années 1990. Il va désigner tout un pan du cinéma d’horreur italien mêlant intrigues policières, suspense, horreur et érotisme, et dont les figures emblématiques, outre Mario Bava, sont Dario Argento, Riccardo Freda ou Lucio Fulci.




lundi 16 juin 2025

Le fleuriste chez Ben Affleck


Nous avons beau nous dire que les fleurs ne sont que des fleurs, lorsque Doug MacRay (Ben Affleck) entre dans cette boutique florale du quartier de Charlestown à Boston, il sait déjà que son chemin ne sera pas bordé de roses. Responsable d’un gang spécialisé dans les cambriolages de banques et les attaques de fourgons blindés, il veut changer de vie, se défaire de son passé trouble et de la violence pour fuir la ville et le crime organisé en compagnie d’une femme, Claire Keesey (Rebecca Hall), dont il vient de tomber amoureux. Mû par une loyauté à l’ancienne, il tient à informer son commanditaire et patron, Fergie Colm (Pete Postlethwaite) de ses intentions. Dans cette séquence de The Town (Ben Affleck, 2010), Fergie est, côté pile, le propriétaire de la boutique et, côté face, le parrain particulièrement impitoyable de la mafia locale. Visuellement, la séquence décline toute une série de signes précisant la place et le pouvoir de Fergie. 

Le premier signe est visible à sa gauche. Tranquillement assis, les bras croisés, un garde du corps, Rusty (Dennis McLaughlin), veille à la sécurité de son patron. Il a, à portée de main, un fusil à pompe caché pour le moment sur une étagère. Avec son flegme taiseux et son visage inexpressif, il fait penser à Al Neri (Richard Bright), le tueur chargé des basses besognes du Don, omniprésent, toujours filmé en arrière-plan, dans les trois Godfather de Francis Ford Coppola. Comme lui, il est une figure du mal, un personnage faustien et l’incarnation des rapports de vassalité qui unissent tous ceux qui gravitent autour de Fergie. Il sait où est sa place et ne partage aucune autre ambition que de servir son seigneur et maître. Tout à la fois homme de la périphérie et du premier cercle, il personnifie ce bras armé, cette prolongation muette du caractère implacable et inquiétant du parrain. 

L’autre signe est le désépinoir que Fergie tient fermement dans sa main droite. En faisant glisser, de plusieurs coups secs et précis, la lame du couteau le long des tiges des roses, il donne l’impression, en enlevant les épines, de lacérer les désirs d’émancipation rédemptrice de Doug. Les mots qu’il prononce d’une voix profonde sont tout aussi tranchants : « Fils, j’ai connu ton père, il travaillait pour moi pendant des années. Puis il a voulu monter sa propre affaire. Quand il m’a laissé tomber, j’ai fait goûter à ta mère des produits chimiques. Ah, elle s’est droguée comme il faut. Elle s’est pendue à un fil de fer. Ton père n'a pas eu le cœur de dire à son fils qu’il cherchait une droguée suicidaire qui ne reviendrait jamais à la maison. S’il y a un paradis, fiston, elle n’y est pas ». Non content de reconnaître ce crime, que Doug ignorait jusqu’à présent, Fergie va jusqu’à menacer d’assassiner Claire si son comparse ne participe pas, comme le premier l’ordonne, au braquage de Fenway Park, le stade de l’équipe de baseball locale. Comment ne pas penser au même chantage que celui que Rico Angelo (Lee J. Cobb) exerçait contre l’avocat véreux Thomas Farrell (Robert Taylor) à propos de Vicki Gay (Cyd Charisse) dans Party Girl (Nicholas Ray, 1958) ?   

Enfin, le dernier signe, et le plus important, est le corps de Fergie, un corps pris dans sa totalité, source de magnétisme morbide, en ce sens qu’il porte l’empreinte de la solitude et de la mort. Avec son corps sec, légèrement voûté, son visage émacié au teint hâve, ses traits osseux, il donne l’impression d’être un vautour prêt à fondre sur sa proie.  Ses yeux pareils à deux trous noirs fixent intensément Doug, le toisent, comme un air de défi et de mépris. De ce langage corporel exprimé avec une économie de moyens et de gestes - à l’exception des coups de couteau -, exsudent une brutalité, une rage froide et perverse, s’apparentant à une joie sadique, une volonté de faire plier le monde à sa soif de domination et de pouvoir. Ce corps fait littéralement ressentir quelque chose d’intérieur, comme s’il était contaminé par des métastases. Cette situation est d’autant plus troublante que nous savons que Pete Postlethwaite était à ce moment déjà malade et qu’il mourra d’un cancer du pancréas l’année suivante. Ce qui rend le personnage de Fergie si mémorable - alors qu’il n’apparait en tout et pour tout que quelques minutes dans le film -, c’est non seulement la puissance du jeu de l’acteur, sa capacité à suggérer une effroyable menace, mais aussi sa vraisemblance, très éloignée de la dimension romantique et tragique d’un Vito Corleone : Fergie est d’autant plus redoutable que son tribalisme rigide et brutal, s’exerce de manière impitoyable et ne souffre aucune exception. Personne ne quitte son organisation sans en payer le prix. 

J'avancerai, pour terminer, que la représentation de la violence chez Ben Affleck s’exprime moins dans les scènes de braquage de The Town que dans la cruauté d’individus isolés comme Fergie. Rien d’étonnant donc à ce que cette boutique de fleurs soit le théâtre d’un affrontement mortel entre deux hommes dont l’un refuse l’apostasie de l’autre.  Il est difficile de ne pas y voir l’antichambre de l’enfer. 




mardi 27 mai 2025

Le voyage chez Jerry Schatzberg



Quelque part en Californie, deux hommes, qui ne se connaissent pas, se retrouvent des deux côtés d’une route pour faire de l’auto-stop. À gauche du plan, Max Millan (Gene Hackman) vient de purger une peine de prison de six ans pour violences aggravées, et cherche à se rendre à Pittsburgh pour monter une entreprise de lavage de voitures. En face se tient Francis Lionel Delbuchi (Al Pacino) qui, après avoir passé cinq années dans la marine pour fuir une paternité qu’il ne désirait pas, a désormais pour objectif d’aller à Détroit pour retrouver sa femme et cet enfant qu’il n’a jamais connu. Dès les premiers plans de Scarecrow (1973), ce joyau humaniste mais dépressif du Nouvel Hollywood, Jerry Schatzberg met en scène l’interaction entre deux hommes et un espace. 

Cet espace, ici, prend en effet toute sa place. Magnifiquement photographiée par le chef opérateur Vilmos Zsigmond, la Californie est ce paysage de collines et de plaines s’étendant à perte de vue, jaunies par la brûlure du soleil, que l’ombre, même bienfaisante, des arbres disséminés ne parvient pas à apaiser. Une chaleur sèche envahit le plan, une chaleur qui palpite et ne désarme que rarement. Les rafales font onduler comme des vagues les branches des sycomores, et les nuages de poussière dévalent les reliefs pour mieux battre les flancs des hommes, s’infiltrer partout et assécher encore davantage les sols. Cette ruralité couleur paille fait penser aux tableaux contemplatifs et mélancoliques de Andrew Wyeth, comme April Wind, Winter Fields ou Turkey Pond, des tableaux dont les couleurs, particulièrement celles des ciels, semblent toujours atténuées, comme délavées de leur énergie primaire. Chez Schatzberg, la Californie n’est pas ce pays de cocagne, ce jardin fleuri, que découvre la famille Joad dans The Grapes of Wrath (John Ford, 1940 d’après le roman de John Steinbeck) avec ses vergers et ses vignobles nourris par l’humide et riche printemps, mais une terre nettoyée de sa verdure et surtout de sa métaphysique. Cet espace de tous les possibles, de toutes les opportunités, cet eldorado dont l’existence faisait miroiter les espérances, n’est plus. À l’exception de la route, personne ne circule librement à travers ces champs. Les clôtures en fil de fer barbelé sont là pour le prouver. Elles délimitent des terres agricoles et d’élevage domestiquées et contrôlées, renforçant ainsi les droits de propriété. L’époque des open ranges, ces pâturages ouverts, est depuis longtemps révolue et, avec elle, une certaine idée de la liberté de déplacement. Quelques instants auparavant, Max avait justement eu toutes les difficultés à se frayer un chemin à travers les barbelés pour rejoindre la route, comme pour mieux métaphoriser tous les obstacles qu’il aurait à surmonter avant d’arriver à Pittsburgh. 

Cette route justement. Le plan donne l’impression qu’elle court tout droit vers les collines pour mieux disparaître dans le ciel immense, un ciel vaporeux qu’aucun nuage ne vient pour l’instant perturber. Dans le cinéma américain, elle offre souvent un paysage poétique propice à la découverte de soi, à l’exploration de ses propres frontières, à l’image de la « route en briques jaunes » qu’emprunte Dorothy Gale (Judy Garland) en direction de la cité d’émeraude (The Wizard of Oz, Victor Fleming, 1939). Elle est la promesse d’un ailleurs, l’espérance de lendemains qui chantent comme le pensent le Vagabond (Charlie Chaplin) et la Gamine (Paulette Goddard) qui, bras dessus bras dessous, s’éloignent vers l’horizon dans le dernier plan de Modern Times (Charles Chaplin, 1936). Mais, contrairement aux déplacements d’est en ouest des pionniers ou des Okies[1], ces paysans qui partaient sur la route pour fuir la crise économique des années 1930, Max et Francis, rebaptisé Lion par le premier – nouvelle allusion au film de Fleming, avec le lion peureux, le troisième personnage que rencontre Dorothy –, tournent le dos à la Californie pour se rendre dans leur pays d’Oz, là-bas très loin vers l’est. Ils prennent la même route que Wyatt (Peter Fonda) et Billy (Dennis Hopper) dans Easy Rider (Dennis Hopper, 1969) ou que le Conducteur (James Taylor) et le Mécanicien (Dennis Wilson) dans Two-Lane Blacktop (Monte Hellman, 1971). Plus fréquentée par les tumbleweeds que par les voitures ou les bus, la ligne de bitume séparant les deux hobos souligne deux solitudes respectives. Ils ont chacun des rêves plein la tête, des rêves et des désirs censés dissimuler leurs blessures intérieures. Pour eux, la route est tout autant une réalité matérielle qu’un itinéraire, un voyage destiné à donner un sens à leur existence. Max ignore Lion dans un premier temps, muré dans un enfermement bourru et désenchanté, alors que le second, plus extraverti, fait tout pour attirer son attention. Pour le moment, leurs regards fouillent l’horizon en attente de la voiture ou du camion qui leur permettrait – individuellement – de se diriger au-delà de l’horizon.  À cet instant, l’un des deux n’est pas du bon côté de la route. Pour partir dans la même direction et unir leur destinée, il faudra, à la fin de la séquence, la défaillance du briquet de l’un et les allumettes de l’autre pour que les deux vagabonds soient réunis autour du cigare de Max.  

Avec « rien derrière et tout devant, comme toujours sur la route[2] », Max et Lion incarnent ces âmes perdues, ces accidentés de la vie chers au Nouvel Hollywood qui a su filmer les marginaux, les déclassés et tous ceux qui, prédestinés à être des losers et à le rester, ne parviennent pas à trouver une place dans la société américaine. La simple vision de la route agit néanmoins comme une promesse d’histoire, une promesse d’amitié, une promesse d’un destin libéré des liens du passé. Elle peut construire ou détruire celles et ceux qui l’empruntent ou tout simplement, comme Oz, n’être qu’une illusion. Pour Max et Lion, le voyage ne fait que commencer…



[1] Habitants de l’Oklahoma.

[2] Jack Kerouac, Sur la route, Gallimard, 1999.


mercredi 30 avril 2025

L'enfermement chez Margarethe von Trotta

 

La séquence d’ouverture de Rosa Luxemburg (Margarethe von Trotta, 1986) donne à voir le personnage principal dans la situation qui sera la sienne entre 1914 et 1919. C’est en effet emprisonnée que Rosa Luxemburg (Barbara Sukowa), cette figure révolutionnaire de l’aile gauche de l’Internationale ouvrière, cofondatrice avec Karl Liebknecht de la Ligue spartakiste, passera l’essentiel des dernières années de sa vie. Arrêtée à plusieurs reprises au début de la guerre, elle est réincarcérée en 1916, autant pour avoir appelé les prolétaires allemands et français à l’insoumission qu’en raison de son militantisme anti-impérialiste et anticapitaliste. Au cours de cette détention, elle bénéficie néanmoins d’une relative liberté de mouvement, particulièrement au moment de ses promenades dans le chemin de ronde de la prison militaire de Wronke, près de Poznan en Posnanie, une région appartenant à l’Empire allemand.

Ce plan en plongée crée des impressions qui sont habituellement rattachées à cet angle de prise de vue : écrasement physique et psychologique du personnage, marche lente propice à l’abattement, poids de la fatalité. Il suffirait que la caméra se penche au-dessus de la barrière en métal pour que nous ressentions un sentiment de vertige ou tout au moins de déséquilibre. Ce n’est en fait qu’une impression, parce que la grande militante du mouvement ouvrier, la théoricienne de l’action politique qui avait l’habitude de haranguer les foules, même empêchée, même isolée, reste combative. Elle écrit beaucoup, particulièrement à Sonja, la femme de Karl Liebknecht, et poursuit son combat en rédigeant de nombreux essais politiques. Il faut bien cette espérance pour oublier que les murs d’une forteresse vous entourent.  

Cet enfermement est souligné par une géométrie carcérale composée de verticales, d’horizontales et de diagonales, autant de signes visuels et sémantiques exprimant l’enfermement de Rosa, comme un champ lexical pourrait le faire pour un lecteur. Les verticales sont matérialisées par les murs sinistres de la prison. À gauche et à droite du cadre, ils s’apparentent à deux falaises infranchissables dont les masses semblent prendre en tenaille la frêle silhouette qui déambule au milieu de cette allée. C’est donc moins la position de la caméra que la disproportion entre sa petite taille et les énormes volumes de la forteresse qui écrase Rosa. Ces murs chargés d’une menace sourde nous font ressentir tout autant l’oppression d’un univers fermé de toutes parts que la coercition physique et politique d’une femme par un ordre militaire et politique. Les ouvertures visibles à droite et que nous devinons grillagées renforcent ce sentiment de monde clos, replié sur lui-même, étouffant, en dépit de la promenade à l’air libre que Rosa peut effectuer quotidiennement.  Les horizontales, quant à elles, composées de deux longues barres de fer – le garde-corps d’une passerelle dirait-on – servent à isoler encore davantage la prisonnière. Permettant d’orienter notre regard, le rectangle central  délimité par deux balustres, comme un cadre dans le cadre, enserre Rosa confirmant, sur le fond comme sur la forme, un double emprisonnement. Les diagonales, enfin, délimitées par la base des murs, forment autant de lignes de fuite venant se fracasser contre l’enceinte de la prison, bien visible dans la profondeur de champ. L’absence d’horizon rend donc impossible l’idée d’une dynamique de la fuite. Il n’y a pour le moment aucune alternative, aucune échappatoire à cette claustration contrainte. Alors qu’en dehors de ces murs résonne dans toute l’Europe le fracas des armes, l’impression d’un autre danger, d’un autre drame à venir est palpable.

Ces signes ne disent pas tout de l’image. Il fait gris, de ce gris toujours triste, toujours maussade, un gris propre au vague à l’âme, au recueillement. La scène se passe en automne, mais de cet automne qui sous ces latitudes ressemble déjà à l’hiver. Les arbres figés dans la froidure ont, depuis longtemps, perdu leurs feuilles, et un manteau de neige, suffisamment mince cependant pour que nous puissions encore faire la différence entre le ciel et la terre, recouvre le sol. La réalisatrice choisit à cet instant de faire coïncider deux espaces de représentation : nous voyons le personnage, mais nous entendons aussi, en off, sa voix intérieure, qui, tout en nous prenant à témoin, nous fait aussi partager le contenu d’une des très nombreuses lettres[1] que Rosa a, durant sa détention, écrites à Sonja Liebknecht. Cet échange épistolaire dit toute sa détermination à poursuivre la lutte, mais aussi toute sa mélancolie : « Vous êtes amer de mon long emprisonnement et vous vous demandez comment il se fait que certains puissent décider du sort des autres ? Mais c’est justement sur cela que repose l’histoire de la civilisation. Seul un développement nouveau et douloureux peut apporter le changement. Mais cela ne dit rien sur la totalité de la vie et de ses multiples formes. Pourquoi y a-t-il des mésanges bleues dans le monde ? Je suis vraiment heureuse qu’elles existent. Et cela me réconforte profondément lorsque, par-dessus les murs de la prison, j’entends leurs gazouillis au loin. » Avec le choix de mettre en avant cette voix off, la réalisatrice nous dit qu’en dépit de ou grâce à ? – l’enceinte fortifiée, Rosa a réussi à construire un univers rendant sa détention plus supportable. Même emprisonnée, elle ne renonce à rien – si elle ne pouvait pas écrire et parler, probablement hurlerait-elle –, ni à son combat pour écarter l’injustice, la misère sociale et tous les tourments qui menacent les hommes, et encore moins à son amour pour la nature et pour la vie. Elle s’attache à la couleur du ciel, au passage des saisons, aux animaux, aux plantes. Même les pierres des murs qu’elle longe quotidiennement retiennent son attention : « Je connais la moindre pierre, la moindre herbe qui pousse entre les pavés. Mes yeux qui ne peuvent se poser sur un coin de verdure cherchent avidement dans la couleur des pierres, un peu de variété et de couleurs.[2] » Rosa Luxemburg ou comment faire face, garder sa dignité et sa conscience.

Cinéaste féministe, Margarethe von Trotta excelle dans l’analyse des comportements humains en général et féminins en particulier. Elle ne cesse de mettre en scène des femmes allemandes jusqu’au-boutistes, pensant par elles-mêmes et toujours en prise avec leur époque. À l’instar de Christa Klages (Le second éveil de Christa Klages, 1978) ou de Marianne (Les années de plomb, 1981), Rosa Luxembourg est une femme insoumise, farouchement insurgée contre la violence d’État, une rebelle désirant ardemment changer la société et considérée pour cela par les autorités comme une ennemie de l’intérieur. Elle le paiera de sa vie. Libérée en 1918, la militante avait à peine quarante-huit ans lorsqu’elle fut assassinée le 15 janvier 1919 en pleine révolution allemande par les Corps francs, une milice d’extrême droite, dont de nombreux membres rejoindront, quelques années plus tard, les SA, la formation paramilitaire du parti nazi.

 

 



[1] Rosa Luxemburg, Lettres de prison, Éditions Berg International, 2012.

[2] Ibid., p.37.




dimanche 27 avril 2025

L'engloutissement chez Michael Mann


Ce plan extrait de The Last of the Mohicans (Michael Mann, 1992) est saisissant.
À la suite d’un affrontement aussi âpre que fulgurant, Chingachcook (Russel Means) vient d’envoyer le perfide Magua (Wes Studi) au pays des chasses éternelles. Témoin de cette confrontation, le fils adoptif du premier, Nathaniel, dit Œil de Faucon (Daniel Day-Lewis), n’a aucune raison de rester plus longtemps sur cette corniche rocailleuse bordée, d’un côté, par une falaise abrupte et, de l’autre, par un à-pic vertigineux. 

Cette nature minérale hostile qui vampirise le cadre est au service de la dramaturgie. Elle recèle mille dangers et menace à tout moment d’écraser des personnages, réduits à de simples silhouettes. Il n’y a plus d’horizon, plus de séparation entre le ciel et la terre, il n’y a qu’une masse rocheuse, une matière à l’état brut, d’une beauté sauvage, compacte, dépouillée et rugueuse, qu’il faut contourner à défaut de pouvoir la traverser. La paroi granitique, sombre et menaçante, hors de toute échelle humaine, telle un fronton grandiose taillé et lacéré par l’érosion, renvoie aux origines du monde, comme pour mieux se donner en spectacle et rendre dérisoires les passions humaines, comme pour mieux éclipser le récit dramatique et montrer qu’il existe des forces plus grandes au monde que les conflits opposant, dans le cadre de la French and Indian War, les Anglais, les Français et les tribus autochtones. Aucun bruit ne vient rompre le silence qui s’est abattu sur la corniche, un silence si profond qu’on eût dit que nul combat au corps-à-corps n’avait trouvé son dénouement ici-même, il y a quelques secondes. En disparaissant progressivement dans le coin inférieur gauche du cadre, Nathaniel semble littéralement s’enfoncer dans les entrailles de la Terre. Il donne donc l’impression, non pas de rejoindre un hors-champ relié imaginairement à cet espace montagneux, mais d’être une partie intégrante de la nature environnante, de faire corps, de manière intime et harmonieuse, avec la matière. Il participe ainsi de ce décor au même titre que Chingachcook, son frère Uncas (Eric Schweig) et les Hurons qu’ils pourchassent, à l’inverse des soldats français et britanniques qui apparaissent, dans ces vastes étendues, raides et engoncés dans les certitudes colonisatrices et hégémoniques de la vieille Europe. Bien que d’origine européenne, Nathaniel s’est totalement adapté à la contrée forestière qu’il parcourt depuis des années. Il connaît les moindres recoins de la « Frontière », cette limite des terres colonisées qui ne dépasse pas en 1757 la chaîne des Appalaches, n’hésite pas à s’enfoncer dans les profondeurs de la wilderness, se meut aisément sous les frondaisons avec la même agilité que celle du cerf qu’il a pisté et abattu au cours du prologue du film. Doté d'une image mentale du pays, Nathaniel est le fils primitiviste de cet espace qu'il s'est approprié en homme libre, fier et indomptable. 

Dans le film de Michael Mann, comme dans les romans de James Fenimore Cooper, la nature sert métaphoriquement de toile vierge sur laquelle s’impriment - ou pas - les personnages. La compétence de chacun se mesure toujours à sa capacité à se fondre dans son environnement. Si Nathaniel incarne le désir d’un paysage éternel, romantique et rousseauiste, il ne peut empêcher l’avancée de la civilisation qui apparaît, à cet instant inexorable, une civilisation qui n’aura de cesse de domestiquer ces immenses territoires.  C’est en toute lucidité qu’il contemplera, dans la dernière séquence du film, « la majesté d’un paysage voué, sinon à disparaître, du moins à être cadré, privatisé et normé »[1].



[1] Jean-Baptiste Thoret, Michael Mann, Mirages du contemporain, Flammarion, 2021, p.166




mardi 1 avril 2025

La haine chez Delphine et Muriel Coulin


Autant charge politique contre l’extrême-droite que tragédie familiale, Jouer avec le feu (2024) est un film qui sait mettre en valeur un contexte plus que jamais d’actualité et des personnages servis par un trio d’excellents comédiens. En France, à Villerupt, un bastion industriel de Meurthe-et- Moselle proche de la frontière allemande, Pierre Hollenberg (Vincent Lindon) est un cheminot d’une cinquantaine d’années à la fierté prolétarienne chevillée à l’âme et au corps. Veuf depuis peu, il travaille surtout la nuit sur les catenaires de la SNCF, mais donne tout son temps libre et tout son amour à ses deux enfants, âgés respectivement de vingt-deux et de dix-huit ans. Lorsqu’il se rend compte que son fils ainé Félix (Benjamin Voisin) commence à fréquenter un groupuscule suprémaciste blanc particulièrement violent, son quotidien bascule dans une incompréhension d’autant plus abyssale que son fils cadet Louis (Stefan Crepon) fait, lui, de si brillantes études qu’elles le conduiront à La Sorbonne à Paris. 

Avec ce même réalisme social qui fait penser au cinéma des frères Dardenne, les sœurs Coulin s’affranchissent de tout sentimentalisme - pas de retour au bercail de la brebis égarée -, de tout stéréotype - les frères ne sont jamais opposés, mais s’aiment d’un amour fraternel et complice, en dépit de leurs différences -, de toute violence graphique - à l’exception d’une séquence nécessaire - pour mieux cerner, comme une parfaite métaphore de la France d’aujourd’hui et au-delà, les déchirements d’une famille. Une violence nécessaire ai-je dit plus haut. En effet, dans une séquence particulièrement mortifère, les réalisatrices vont jusqu’au bout de leur propos, malgré le malaise qui nous saisit. En suivant Fus à son insu, son père découvre toute la noirceur et la violence de ces néofascistes, ce noyau dur des extrémistes qui fascinent tant son fils. Entrant dans une usine désaffectée qui sert de quartier général à cette organisation xénophobe et dans laquelle, en guise de distractions, des sports de combat clandestins sont organisés et encouragés par des spectateurs au bord de l’hystérie, Pierre tente de raisonner son fils, un fils manifestement davantage préoccupé par le spectacle en cours que par les suppliques de son père. Les visages dans la foule - et particulièrement celui de Fus - déformés par la haine et filmés en gros plan sur un rythme rapide et heurté, embrasent le cadre dans une sorte de fureur collective. La caméra nous entraîne au cœur du chaos, au cœur d’une confrérie d’où les femmes sont exclues et dont le dénominateur commun est le masculinisme et la haine de l’autre. Ce sera la seule plongée dans cet univers ultradroitier, dans lequel désigner des ennemis de l’intérieur pour mieux les éliminer a tout d’une mécanique infernale.  Pierre reste tétanisé à la vue de son fils et de ces hommes qui n’ont d’autre fraternité que celle de partager une idéologie raciste et identitaire au service d’une vision autoritaire de la société. Ressemblant à un gigantesque pandémonium, tant le bruit et la fureur saturent le champ, cette ancienne usine est le réceptacle d’une sauvagerie qui sait aussi s’exprimer en-dehors de ses murs. L’itinéraire de Fus apparaît alors tout tracé, semblable à une marche funèbre orchestrée par le destin. Sa connaissance du monde s’apparente à une expérience du vide, une expérience qui va le mener au pire dans une affaire qui ressemble au meurtre de Clément Méric, un jeune militant antifasciste assassiné le 5 juin 2013 à Paris par une bande de skinheads. 

Jouer avec le feu s’inscrit dans l’époque formidable que nous vivons, pleine de confusion et d’inversion des valeurs, pleine de ce nationalisme dévoyé irriguant toutes les strates de nos sociétés, pleine du rejet de l’étranger imprégnant les politiques gouvernementales de nos démocraties, pleine enfin de cette rhétorique de l’extrême-droite s’infiltrant dans les cerveaux pour mieux profiter des dérives d’un capitalisme débridé, des frustrations liées aux mensonges, à la cupidité et aux déréglementations voulues par tous les libertariens de la planète. Tout cela, je le répète, n’est pas montré dans le film des sœurs Coulin, mais sert d’écrin à leur propos, un propos anxiogène tant l'activisme de ces groupements radicaux prêts à un découdre se nourrit de plus en plus des diatribes médiatiques des populistes. 




jeudi 27 mars 2025

Le décor chez David Lynch


Chez David Lynch, l’image est moins la représentation d’une réalité objective que la matérialisation de l’univers mental d’un personnage avec tout ce qu’il peut contenir d’obsessions et de tourments. Dans Eraserhead (1977), son premier long métrage, il a su immédiatement trouver les éléments tant visuels que sonores pour illustrer ce qui s’apparente à un univers fantasmagorique, cru et oppressant, à un cauchemar éveillé. Dans un noir et blanc crépusculaire, Lynch filme d’abord un environnement et une atmosphère. 

Il fait nuit et la ville est déserte. Un homme, Henry Spencer (Jack Nance) émerge de l’obscurité et du silence, glisse telle une ombre à peine contrariée par la lumière blafarde et vaporeuse d’un lointain lampadaire. Nulle errance dans sa démarche, mais une certitude du chemin à parcourir puisqu’il rentre chez lui. À l’exception de sa coiffure sculptée à la dynamite, son aspect vestimentaire composé d’un costume noir deux pièces, d’une chemise blanche et d’un sac de courses fermement maintenu dans le creux de son bras droit lui donne toutes les apparences de la normalité. Pourtant, le paysage industriel qu’il traverse, un dédale d’acier et de béton tout en lignes verticales et horizontales, nous plonge dans un décor insolite[1], comme s’il s’enfonçait dans les entrailles d’un monstre d’acier pétrifié. Parsemé de terrains vagues, de trous d’eau croupie, d’immeubles délabrés à la peinture écaillée et de kilomètres de tuyauteries dévorées par la rouille, cet espace sinistré, écrasant, d’une âpreté brute, très graphique, dont nous ne savons rien mais qui a tout de la friche industrielle, insaisissable et en apparence invivable, relève davantage d’une esthétique de la désolation propre au fantastique que d’un réalisme social et économique. Il suggère tout autant un microcosme dystopique d’acier et de béton qu’un no man’s land funèbre et inquiétant dont la vie et la nature ont été exclues. Henry longe des bâtiments insalubres qui se ressemblent tous, des bâtiments gris aux fondations branlantes sentant la moisissure, tristes comme dans les mauvais rêves, tristes comme un monde terrestre aux illusions perdues et aux rêves brisés, figé dans le temps, répulsif et donc hostile. Le site désaffecté est devenu une décharge de ferraille, insalubre, dont la présence fantomatique de l’ancienne activité humaine hante encore les lieux. Ces herbes folles et cette terre stérile ont une tonalité étrange, inquiétante, propice au cauchemar d’une nuit sans fin puisque cet espace est déjà retourné à une forme de sauvagerie, à l’image de cet énigmatique machiniste difforme au visage couvert de pustules et au corps nu horriblement scarifié qui, dans le prologue du film, tire fiévreusement sur des manettes comme autant de leviers provoquant de mystérieuses réactions dans le cerveau de Henry Spencer. 

Mais l’image seule ne suffit pas à traduire l’inquiétude du plan. Une bande sonore particulièrement obsédante et dissonante – conçue par David Lynch lui-même en collaboration avec son monteur son Alan Splet – semble sourdre de la ville. Constitué d’un grondement continu, de bruits d’usine, de sirènes, de vibrations de marteaux-pilons et de sifflements de vapeur s’échappant de tuyaux, mais aussi de sons synthétiques aussi froids que mécaniques, ce bruitage en parfaite adéquation avec l’univers urbain fracturé qu’arpente Henry, ne peut être qu’intérieur, comme autant d’acouphènes déstabilisants, comme autant de parasites vrillant son cerveau, puisqu’aucune source sonore ne provient de l’espace environnant, même hors champ. De la première à la dernière seconde du film, le son et l’image s’interpénètrent, suintent d’une émotion brute à l’instar des bruits atypiques et expérimentaux que Lynch avait déjà utilisés dans The Grandmother, un court métrage réalisé en 1970.  « Eraserhead est un film qui se décrit plus qu’il ne se raconte, un film qui s’audio-visionne plus qu’il ne s’explique et ne s’élucide par les mots[2]. » Chez Lynch, le malaise est donc tant auditif que visuel. L’étrangeté de cet environnement et sa poésie ténébreuse renvoient à un sentiment d’isolement et de réclusion particulièrement anxiogène. Ici, Henry Spencer ne fait pas que traverser le décor, il y est pour l’instant enlisé, emprisonné, comme nous le verrons, dans sa chambre sordide dont l’unique fenêtre est scellée par un mur de briques. Ce décor aussi effrayant qu’envoûtant est bien la projection mentale de son personnage, une excroissance d’un inconscient perturbé par des blessures psychologiques, des pulsions refoulées et des pensées secrètes. Nulle réalité objective donc, mais une forme d’abstraction pure, surréaliste et intemporelle, un voyage initiatique dans les abysses du subconscient, une vision subjective projetée par le labyrinthe cérébral d’un homme. Pour Lynch, la topographie et le psychisme ne font qu’un. La stratégie du réalisateur porte donc moins sur le contenu du film que sur la forme de l’image et les sensations qu’elle peut générer dans l’inconscient des personnages, mais aussi du spectateur.    

Il est tout à fait fascinant de constater que ce décor, filmé essentiellement la nuit, préfigure les photographies en noir et blanc des sites industriels désaffectés[3] que Lynch prendra entre 1980 et le début des années 2000 en Angleterre, en Pologne, dans l’état de New York ou dans le New Jersey. Baignées d’un noir et blanc très expressionniste et particulièrement onirique, elles témoignent du tropisme lynchéen pour les vestiges de la Révolution industrielle du 19e siècle avec ses cheminées photographiées comme des sémaphores d’acier, ses bâtiments en briques aux escaliers métalliques interminables recouverts de poussière et de gravats, ses amalgames rampants de tuyauteries rouillées luttant contre une végétation voulant inexorablement reprendre ses droits. Nous imaginons le cinéaste rôder dans ce monde qui s’en est allé, tel une fourmi au milieu de ces géants, hypnotisé par la mémoire mélancolique et tragique de ces lieux désormais inhabités. « L’industrie chez moi suscite une certaine peur. Parfois, ces usines capturent une certaine odeur de la ville. Mais surtout, c’est une sorte de beauté liée au feu et à la fumée, au béton, au verre et à toutes sortes de pièces mécaniques incroyables. Et la nature les réclame. Tout cela est une danse. Et c’est magnifique d’être dans cette danse et de la photographier », dit Lynch[4]. Ces témoins lugubres et fantomatiques d’une hubris technologique lui rappelaient les friches de Philadelphie, où il vécut au milieu des années 1960, et qui le fascinaient tant parce qu’elles racontaient des histoires de progrès, d’effondrement, d’abandon et donc de mort. Cette déchéance ressemble par ailleurs étrangement à celle du fœtus de Eraserhead, une figure de cauchemar, sans bras ni jambes, pourrissant progressivement de l’intérieur, une figure effrayante, toujours associée, selon l’exégèse lynchéenne, au refus de la parentalité, mais qui peut être aussi le reflet de notre propre et inévitable dégénérescence mentale et physique.

 

 


[1] Ce décor faisait partie des écuries et des dépendances du manoir Greystone Mansion à Los Angeles qui avait été loué par le American Film Institue où Lynch étudiait au début des années 1970.

[2] Jean Foubert, L’art audio-visuel de David Lynch, L’Harmattan, 2009, p. 195.

[3] Petra Giloy-Hirtz, David Lynch: The Factory Photographs, Prestel Editions, 2014.

[4] « David Lynch’s Factory Fantasyland », Dazed, 25 mars 2014. <https://www.dazeddigital.com/photography/article/18954/1/david-lynch-s-factory-fantasyland>

vendredi 28 février 2025

L'irresponsabilité chez Bertrand Tavernier


 « Maintenant que je vous ai tout dit, est-ce vous pensez que je serai relâchée pour Noël ? Parce qu’il faut que j’aille voir mon père à Noël ». Dans le dernier plan de l’Appât (Bertrand Tavernier, 1995), c’est par ces mots que Nathalie (Marie Gillain), s’adresse à un inspecteur de police (Philippe Torreton). Filmé en contreplongée, et pour une rare fois en gros plan, son visage d’ange magnétique, mais aussi lisse que la surface d’un lac par temps calme, dégage une telle aura de pureté et d’innocence qu’il semble surgir d’un véritable conte de fées. Avec son air encore poupin, ses cheveux longs et raides qu’aucun ruban ne vient entraver, son regard doux et affable, rien ne semble la distinguer d’une jeune fille de sa génération. À dix-huit ans, elle a cette fraîcheur naturelle, cet enthousiasme et cette désinvolture qui la rendent confondante de sincérité et de nonchalance, alors même que l’étau de la police se referme sur elle. Incapable de comprendre ce qui lui arrive, Nathalie interroge de la manière la plus candide possible, sans faux-semblant ni simulacre, le policier qui se trouve devant elle. La question qu’elle pose, sans balbutiement ni crainte d’être rattrapée par le réel puisque celui-ci n’existe pas, donne la mesure de son irresponsabilité et de l’abîme existentiel qui est le sien. 

Nathalie est vendeuse dans une boutique de vêtements parisienne. Bien consciente du charme qu’elle dégage, elle se sait suffisamment aguicheuse pour entreprendre de séduire des hommes fortunés et plus âgés, afin que son petit ami Eric (Olivier Sitruk) et son colocataire Bruno (Bruno Putzulu) les dévalisent. Cette naïve perverse, servant d’appât, se fait inviter au domicile des victimes, laisse la porte ouverte pour que ses deux comparses cagoulés puissent entrer sans effraction et vider les coffres-forts qu’ils espèrent trouver. Le trio infernal espère que de tels braquages lui rapporteront assez de capital pour ouvrir une chaîne de prêt-à porter aux États-Unis. Mais le rêve américain tourne court : rien ne se passe selon les plans prévus. Les tentatives de vols deviennent de plus en plus chaotiques, de plus en plus violentes pour se terminer à deux reprises par la torture et le meurtre des infortunés suppliciés. Dans L’Appât (1995), et comme dans Le Juge et l’assassin (1976), Coup de torchon (1981) ou La Passion Béatrice (1987), Bertrand Tavernier sait fouiller les recoins les plus sombres de la psyché humaine en mettant en avant la faillite morale de trois individus, sans repères ni éthique et surtout sans conscience. Aliénés par l’argent facile, les clips publicitaires, les jeux télévisés et la violence de certains films américains dont ils s’abreuvent au quotidien, affalés devant leur télévision, ces trois jeunes, voulant tout, tout de suite, et à n’importe quel prix, sont incapables de faire la différence entre le bien et le mal. Bertrand Tavernier « veut privilégier le concret des actes commis, la description implacable d’un enchaînement fatal que les personnages accélèrent sans espoir de retour »[1]. Nathalie et ses complices ne sont pas nés ex- nihilo, mais sont emblématiques d’une époque, du clinquant des années 80- 90, de l’argent-roi, symbolisé par la figure de Bernard Tapie que l’on voit à deux reprises à la télévision. Il s’agit moins, pour le réalisateur, de critiquer une génération que de dénoncer une société hypnotisée par les paillettes médiatiques, perfusée aux chaînes de télévision privées mythifiant la réussite matérielle. Désormais l’argent s’exhibe, la richesse est ostentatoire, décomplexée et assumée, alors que les inégalités sociales ne cessent de se creuser dans une France progressivement gangrenée par le libéralisme économique, ses déréglementations et ses privatisations. 

Mise pour la première fois devant ses responsabilités, Nathalie, même après avoir avoué ses crimes, continue pourtant d’évoluer dans un univers unidimensionnel, un univers au goût de cendres et d’effroi, contaminé par une fiction à laquelle elle reste attachée, insaisissable parce qu’absente et indifférente, alors même qu’elle entendait tout des horreurs qui se déroulaient hors-champ, derrière les portes fermées des appartements cambriolés. Face à l’inspecteur, elle n’est plus qu’une enfant appelant à l’aide un père, un père dont on ne saura rien, puisqu’il n’en a jamais été question jusque-là. La mention de cette figure paternelle absente, loin d’être anodine, n’en est pas moins remarquable puisqu’elle est, au contraire, omniprésente dans la plupart des films de Tavernier : de L’Horloger de Saint-Paul (1974) à La Fille de d’Artagnan (1994) en passant par Un dimanche à la campagne (1984),  La Passion Béatrice déjà cité, ou Daddy Nostalgie (1990), le père est toujours ce pôle, du plus généreux au plus pervers, du plus absent au plus pudique, autour duquel, la famille, et plus particulièrement la fille, se construisent ….. ou pas.



[1] Jean-Claude Raspiengas, Bertrand Tavernier, Flammarion, 2001, p.442





Le désir chez James Gray



Un tel moment de confidence et d'intimité, filmé en plan rapproché dans une palette de bruns et de noirs somptueux, est plutôt rare dans la filmographie de James Gray. Dans Two Lovers (2008), Leonard Kraditor (Joaquin Phoenix) et Sandra Cohen (Vinessa Shaw) sont face à face

Cette caméra impudique met – pour une trop rare fois – Sandra particulièrement en valeur. Son visage épanoui irradie le plan en dépit de la pénombre qui règne dans l’appartement, ses cheveux bruns, ses sourcils bien dessinés, son nez fin et droit, sa bouche entrouverte et surtout ses yeux fermés, dénués d'équivoque, sèment à tout moment le trouble. Son regard et ses gestes tiennent lieu de discours amoureux, ses pensées traduisent une capacité à faire surgir le plus simplement du monde une espérance tant attendue, son corps se rapproche de celui de Leonard, frissonne, ses mots sont murmurés comme une caresse délicate. Sandra le regarde intensément, ferme les yeux et offre ses lèvres dans un tourbillon existentiel que rien ne saurait ralentir. Le monde disparaît sans laisser le moindre vestige et chaque pulsation de ses sens est destinée à lui insuffler le sentiment persistant de ce qui doit être. Absorbée par cet instant, à l’abri du regard des autres, mais pas du nôtre, forcément complice, Sandra immobilise le temps sans y prendre garde, de manière naturelle, comme si les élans de son cœur permettaient de s’affranchir du présent. Elle présume qu’une étreinte les enrichira l’un et l’autre, que chaque mot et chaque silence seront, de la manière la plus harmonieuse possible, articulés aux corps, autant pour exprimer une osmose des sentiments que pour conserver ce fragile équilibre entre émotion et pulsion. Sandra est une femme douce, stable et réfléchie, mais nous la devinons brûlante et exigeante. Dès son entrée dans le cadre, le désir n’en finit pas de sourdre de chacun de ses gestes et de chacun de ses regards. Il émane d’elle une volupté, une vibration intérieure aussi puissante que celle de la lumière. Sandra cherche de toutes ses forces à atteindre ce point ultime, ce point de non-retour qui la fera basculer de la tendresse à la passion. Sa vision romantique de l’amour, qui s’accorde au film de Robert Wise The Sound of Music qu’elle dit adorer, souligne une impatience à ouvrir les bras et à se donner. Et c’est dans ce vaste champ de signes que, presque immobile, Sandra met à nu sa féminité radieuse, sa sincérité et sa maturité. Ce qui est passionnant chez elle, c’est autant son romantisme à fleur de peau que sa capacité à atteindre une sorte de dépouillement, à donner chair à une bouleversante vérité. Le personnage que joue Vinessa Shaw est le contraire de celui qu’elle a interprété un an auparavant dans 3:10 to Yuma (James Mangold) : à la tenancière de saloon renouant, de manière contrainte, le fil d’une ancienne relation amoureuse avec le hors-la-loi Ben Wade, elle incarne ici une femme impatiente d’être désirée et surtout bien consciente du réconfort qu’elle peut apporter à Leonard, dont elle devine les fêlures intimes. 

Car Leonard est un être fragile, blessé, tourmenté, hanté par un mal de vivre et rongé par le doute. En manque d’assurance, submergé par une indicible vulnérabilité, il ne sait que faire de sa vie et de son corps, à l’étroit dans l’appartement de ses parents, blanchisseurs juifs de Brighton Beach, un quartier de la péninsule de Coney Island dans la ville de New York, où il est retourné après une déception amoureuse. C’est peu après sa tentative de suicide qu’il rencontre Sandra, la fille d’un couple d’amis de ses parents que ces derniers avaient invité quelques jours auparavant. Alors qu’il marchait jusqu’à présent le plus souvent le dos voûté, comme s’il portait sa détresse et sa lassitude sur ses épaules, il vient de se redresser, profitant de ce moment pour oublier les blessures que la vie lui a infligées jusqu’à maintenant. Mais Leonard est en fait muré dans le doute et la confusion. S’il cède à ce corps à corps et au pouvoir de séduction de Sandra, ce n’est pas par espérance, mais par passion triste, comme s’il était déjà ailleurs. Il vient, en effet, de rencontrer une autre femme, une locataire de l’immeuble, Michelle Rausch (Gwyneth Paltrow), dont il s’est passionnément épris, aussi belle que Sandra, mais mystérieuse, toxicomane et instable, inaccessible car lointaine puisqu’elle est issue d’un milieu nettement plus favorisé que le sien. Ce conflit intérieur, cette réalité désaccordée que Sandra ne perçoit pas, empêche Leonard, hanté par son propre désir, de se donner pleinement. Alors même qu’il rapproche ses lèvres de celles de Sandra, il est déjà dans ce renoncement, dans cette fuite en avant, tout à sa volonté de s’émanciper de la banalité de son quotidien et de refuser de se conformer aux aspirations de ses parents, bienveillants certes mais étouffants, qui le poussent dans les bras de Sandra. À l’instar de Robert Grusinsky (Joaquin Phoenix déjà), le gérant d’une discothèque en cheville avec la mafia, écartelé entre le milieu dans lequel il vit et sa famille, dont le père et le frère sont policiers (We Own the Night, du même James Gray, 2007), Leonard est dans la dissonance des sentiments, dans cet entre-deux qui ne peut perdurer qu’au prix du mensonge. 

Dans ce plan rapproché, habité par une atmosphère aussi troublante qu’émouvante, dans laquelle chacun a sa vérité propre, Sandra et Leonard prennent toute leur place. James Gray traque l’intime au moment où il surgit, contemple, avec beaucoup de sobriété et de pudeur, l’amour et ses ambivalences dans un lyrisme libéré de toute entrave pour peindre, comme dans le cinéma de Douglas Sirk (pour l’intensité émotionnelle) ou de John Cassavetes (pour ses personnages fracturés), la complexité des relations humaines. En interrogeant le désir et le couple, le réalisateur fait un pas de côté par rapport aux personnages de tueurs à gages (Little Odessa, 1994), d’escrocs (The Yards, 1999) ou de policiers (We Own the Night déjà cité) qu’il avait l’habitude de filmer jusque-là. Juste avant The Immigrant (2013) avec Ewa Cybulska (Marion Cotillard dans le rôle principal), il donne pour la première fois, aux côtés de Leonard, une place importante aux femmes – Michelle davantage que Sandra par ailleurs –, en poétisant la lutte permanente entre le cœur et la raison et en mêlant, avec une ironie tragique, des itinéraires qui, après bien des méandres, finiront par aboutir à leur point de départ. 




mercredi 29 janvier 2025

Le labyrinthe chez Joseph L. Mankiewicz

Au cours du prologue de Sleuth, le dernier film de Joseph L. Mankiewicz, réalisé en 1972, la caméra cadre en plongée, à l’aide d’un ample mouvement de grue ascendant, la quasi-totalité du labyrinthe végétal jouxtant le Cloak Manor, une résidence huppée isolée au milieu de la campagne anglaise. Cette riche demeure datant du 16e siècle appartient à Andrew Wyke (Laurence Olivier), aristocrate britannique pétri des préjugés de sa classe, intellectuel brillant et écrivain de romans policiers à succès. Il vient d’inviter l’amant de sa femme Marguerite, Milo Tindle (Michael Caine), le propriétaire d’un salon de coiffure londonien, originaire de Gênes, mais naturalisé britannique, et dont les origines roturière et étrangère suffisent à expliquer son âpreté au gain et à la reconnaissance sociale. Sans lui faire le moindre reproche et ne cherchant pas en apparence à se venger de son rival, le premier propose au second de simuler un cambriolage de bijoux qui permettra de toucher l’assurance… 

Leur première rencontre a eu lieu justement dans ce labyrinthe. Dans cet espace voué à la désorientation, Milo a eu logiquement toutes les difficultés pour rejoindre Andrew, tranquillement assis sur le banc en pierre, visible dans la partie centrale, dictant son dernier roman sur un magnétophone. Cerné par ces infranchissables murs de verdure, Milo avait emprunté plusieurs allées, s’était heurté à des culs-de-sac, avait rebroussé chemin, hésité  à plusieurs croisements, sautillé sur place pour tenter de voir par-dessus, pour finalement parvenir à rejoindre le propriétaire des lieux, mais uniquement au prix d’un subterfuge, dont les traces sont encore visibles dans l’image : à gauche du cadre, la linéarité des haies est brisée en deux endroits, là précisément où Andrew, comme un coup de théâtre, avait fait pivoter sur lui-même un fragment de la palissade, une porte secrète, libérant un espace dans lequel Milo s’était faufilé. Si, par sa nature énigmatique, le labyrinthe cherche à tromper et à égarer, il permet aussi de cacher le jeu et les intentions de celui qui apparaît dans un premier temps comme le scénographe manipulateur. Chaque tournant ouvre un nouveau chemin, chaque croisement une nouvelle perspective ou une autre fausse piste. Si l’entrée est bien indiquée, la sortie est nettement plus aléatoire à appréhender. D’impasses piégeuses en bifurcations inattendues, le labyrinthe n’a pourtant qu’un seul trajet, mettant au défi le visiteur de le trouver comme on chercherait à résoudre un crime ou une chasse au trésor. Ce sentiment diffus d’être prisonnier dans un espace ni entièrement clos ni tout à fait ouvert, et de ne pas voir de sortie, relève davantage de la claustrophobie que d’une improbable délivrance, puisque même en atteignant le centre, il n’est pas certain de pouvoir poursuivre efficacement sa marche ou même rebrousser chemin. Mais surtout, le labyrinthe révèle toujours une duplicité, un paradoxe : vu d’en haut, en plongée, comme dans notre image, il est une œuvre d’art dont la géométrie très ordonnée relève du visible et du rationnel, alors qu’à l’intérieur, l’hésitation, le trouble et l’empirique dominent. Grâce à cet angle de prise de vue, la perception que nous en avons en tant que spectateurs relève de l’omniscience puisque nous voyons tout, au contraire de Milo qui n’a aucun fil d’Ariane à faire valoir. Pour le mari trompé, c’est le lieu où il règne en démiurge, l’espace qu’il contrôle puisqu’il est le seul à connaître la sortie. Le labyrinthe agit ainsi comme la métaphore du psychisme de Wyke, là où la forme rejoint le fond.  Le propriétaire des lieux, en effet, n’aime rien tant que les jeux, la manipulation et la dissimulation, à l’image des romans agathachristiens qu’il écrit et de son manoir rempli de puzzles, de jeux d’échecs et de fléchettes, de bibelots, de boîtes à musique, de marionnettes et d’un billard. Cet aristocrate cynique vit dans un monde dans lequel il s’agit d’abord d’affirmer sa supériorité par rapport à celui qu’il considère comme un plébéien et un parvenu, puis de l’humilier pour l’affront qu’il a osé lui infliger, et de reprendre ses droits. En maître de cérémonie, dans ce labyrinthe qui n’est pas sans annoncer l’inquiétante singularité de celui de l’hôtel Overlook matérialisant le cerveau fracturé de Jack Torrance (Jack Nicholson dans The Shining, Stanley Kubrick, 1980), il vient d’imposer à Milo, avec une volupté certaine, sa première épreuve, et, si Mankiewicz lui donne tant de poids, c’est parce qu’elle sert d’avertissement, de préambule préfigurant dès le départ la dynamique des rapports de force existant entre les deux rivaux et le jeu du chat et de la souris mortel auquel ils vont se livrer, sans que le spectateur ne sache toujours bien quel est celui qui tire les ficelles et celui qui en sera la victime. 

Mais le plus remarquable est que, le temps d’un plan, d’une séquence liminaire, mais aussi d’un film, Mankiewicz synthétise tout son cinéma, s’empare de la matière même de ses obsessions, dans la recherche de la vérité des êtres et dans cette conviction que la vie se joue comme une pièce de théâtre, comme un jeu, en prenant bien soin d’entraîner le spectateur dans un dédale de vraies et de fausses pistes. Il y a en effet quelque chose de vertigineux à voir ce labyrinthe[1], cette énigme construite avec rigueur, ce mystère dont chacun cherche à soulever le voile, avec ces trucages, ces faux-semblants et ces leurres, à l’aune de sa filmographie. Cette quête du vrai et du faux caractérise déjà les rapports entre la fille de fermiers Miranda Wells et le châtelain Nicholas Van Ryn (Gene Tierney et Vincent Price dans Dragonwyck, 1946), l’actrice de théâtre Margo Channing et son admiratrice Eve Harrington (Bette Davis et Anne Baxter dans All About Eve, 1950), ou encore, de manière exemplaire, la comtesse Anna Staviska et le majordome Diello (Danielle Darrieux et James Mason dans Five Fingers, 1951), autant de figures répétitives inscrites dans une dialectique de pur antagonisme, verbal, social, culturel, économique et parfois amoureux, qui n’est pas sans rappeler le cinéma de  Joseph Losey.

 



[1] Cet espace conçu par le décorateur Ken Adams est un apport de Mankiewicz dans un scénario qui n’est pas, pour une rare fois, de lui.