« Maintenant que je vous
ai tout dit, est-ce vous pensez que je serai relâchée pour Noël ? Parce qu’il
faut que j’aille voir mon père à Noël ». Dans le dernier plan de l’Appât
(Bertrand Tavernier, 1995), c’est par ces mots que Nathalie (Marie Gillain), s’adresse
à un inspecteur de police (Philippe Torreton). Filmé en contreplongée, et pour
une rare fois en gros plan, son visage d’ange magnétique, mais aussi lisse que
la surface d’un lac par temps calme, dégage une telle aura de pureté et d’innocence
qu’il semble surgir d’un véritable conte de fées. Avec son air encore poupin,
ses cheveux longs et raides qu’aucun ruban ne vient entraver, son regard doux
et affable, rien ne semble la distinguer d’une jeune fille de sa génération. À
dix-huit ans, elle a cette fraîcheur naturelle, cet enthousiasme et cette
désinvolture qui la rendent confondante de sincérité et de nonchalance, alors
même que l’étau de la police se referme sur elle. Incapable de comprendre ce
qui lui arrive, Nathalie interroge de la manière la plus candide possible, sans
faux-semblant ni simulacre, le policier qui se trouve devant elle. La question
qu’elle pose, sans balbutiement ni crainte d’être rattrapée par le réel puisque
celui-ci n’existe pas, donne la mesure de son irresponsabilité et de l’abîme existentiel
qui est le sien.
Nathalie est vendeuse dans une boutique de vêtements
parisienne. Bien consciente du charme qu’elle dégage, elle se sait suffisamment
aguicheuse pour entreprendre de séduire des hommes fortunés et plus âgés, afin
que son petit ami Eric (Olivier Sitruk) et son colocataire Bruno (Bruno
Putzulu) les dévalisent. Cette naïve perverse, servant d’appât, se fait inviter
au domicile des victimes, laisse la porte ouverte pour que ses deux comparses
cagoulés puissent entrer sans effraction et vider les coffres-forts qu’ils
espèrent trouver. Le trio infernal espère que de tels braquages lui
rapporteront assez de capital pour ouvrir une chaîne de prêt-à porter aux
États-Unis. Mais le rêve américain tourne court : rien ne se passe selon
les plans prévus. Les tentatives de vols deviennent de plus en plus chaotiques,
de plus en plus violentes pour se terminer à deux reprises par la torture et le
meurtre des infortunés suppliciés. Dans L’Appât (1995), et comme dans Le
Juge et l’assassin (1976), Coup de torchon (1981) ou La Passion
Béatrice (1987), Bertrand Tavernier sait fouiller les recoins les
plus sombres de la psyché humaine en mettant en avant la faillite morale de
trois individus, sans repères ni éthique et surtout sans conscience. Aliénés
par l’argent facile, les clips publicitaires, les jeux télévisés et la violence
de certains films américains dont ils s’abreuvent au quotidien, affalés devant
leur télévision, ces trois jeunes, voulant tout, tout de suite, et à n’importe
quel prix, sont incapables de faire la différence entre le bien et le mal. Bertrand
Tavernier « veut privilégier le concret des actes commis, la description
implacable d’un enchaînement fatal que les personnages accélèrent sans espoir
de retour »[1].
Nathalie et ses complices ne sont pas nés ex- nihilo, mais sont emblématiques
d’une époque, du clinquant des années 80- 90, de l’argent-roi, symbolisé par la
figure de Bernard Tapie que l’on voit à deux reprises à la télévision. Il
s’agit moins, pour le réalisateur, de critiquer une génération que de dénoncer une
société hypnotisée par les paillettes médiatiques, perfusée aux chaînes de
télévision privées mythifiant la réussite matérielle. Désormais l’argent s’exhibe,
la richesse est ostentatoire, décomplexée et assumée, alors que les inégalités
sociales ne cessent de se creuser dans une France progressivement gangrenée par
le libéralisme économique, ses déréglementations et ses privatisations.
Mise
pour la première fois devant ses responsabilités, Nathalie, même après avoir
avoué ses crimes, continue pourtant d’évoluer dans un univers unidimensionnel,
un univers au goût de cendres et d’effroi, contaminé par une fiction à laquelle
elle reste attachée, insaisissable parce qu’absente et indifférente, alors même
qu’elle entendait tout des horreurs qui se déroulaient hors-champ, derrière les
portes fermées des appartements cambriolés. Face à l’inspecteur, elle n’est
plus qu’une enfant appelant à l’aide un père, un père dont on ne saura rien,
puisqu’il n’en a jamais été question jusque-là. La mention de cette figure
paternelle absente, loin d’être anodine, n’en est pas moins remarquable puisqu’elle
est, au contraire, omniprésente dans la plupart des films de Tavernier :
de L’Horloger de Saint-Paul (1974) à La Fille de d’Artagnan
(1994) en passant par Un dimanche à la campagne (1984), La Passion Béatrice déjà cité, ou Daddy
Nostalgie (1990), le père est toujours ce pôle, du plus généreux au plus pervers,
du plus absent au plus pudique, autour duquel, la famille, et plus particulièrement
la fille, se construisent ….. ou pas.
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