Nous avons beau nous dire que les fleurs ne sont que des fleurs, lorsque Doug MacRay (Ben Affleck) entre dans cette boutique florale du quartier de Charlestown à Boston, il sait déjà que son chemin ne sera pas bordé de roses. Responsable d’un gang spécialisé dans les cambriolages de banques et les attaques de fourgons blindés, il veut changer de vie, se défaire de son passé trouble et de la violence pour fuir la ville et le crime organisé en compagnie d’une femme, Claire Keesey (Rebecca Hall), dont il vient de tomber amoureux. Mû par une loyauté à l’ancienne, il tient à informer son commanditaire et patron, Fergie Colm (Pete Postlethwaite) de ses intentions. Dans cette séquence de The Town (Ben Affleck, 2010), Fergie est, côté pile, le propriétaire de la boutique et, côté face, le parrain particulièrement impitoyable de la mafia locale. Visuellement, la séquence décline toute une série de signes précisant la place et le pouvoir de Fergie.
Le premier signe est visible à sa gauche. Tranquillement assis, les bras croisés, un garde du corps, Rusty (Dennis McLaughlin), veille à la sécurité de son patron. Il a, à portée de main, un fusil à pompe caché pour le moment sur une étagère. Avec son flegme taiseux et son visage inexpressif, il fait penser à Al Neri (Richard Bright), le tueur chargé des basses besognes du Don, omniprésent, toujours filmé en arrière-plan, dans les trois Godfather de Francis Ford Coppola. Comme lui, il est une figure du mal, un personnage faustien et l’incarnation des rapports de vassalité qui unissent tous ceux qui gravitent autour de Fergie. Il sait où est sa place et ne partage aucune autre ambition que de servir son seigneur et maître. Tout à la fois homme de la périphérie et du premier cercle, il personnifie ce bras armé, cette prolongation muette du caractère implacable et inquiétant du parrain.
L’autre signe est le désépinoir que Fergie tient fermement dans sa main droite. En faisant glisser, de plusieurs coups secs et précis, la lame du couteau le long des tiges des roses, il donne l’impression, en enlevant les épines, de lacérer les désirs d’émancipation rédemptrice de Doug. Les mots qu’il prononce d’une voix profonde sont tout aussi tranchants : « Fils, j’ai connu ton père, il travaillait pour moi pendant des années. Puis il a voulu monter sa propre affaire. Quand il m’a laissé tomber, j’ai fait goûter à ta mère des produits chimiques. Ah, elle s’est droguée comme il faut. Elle s’est pendue à un fil de fer. Ton père n'a pas eu le cœur de dire à son fils qu’il cherchait une droguée suicidaire qui ne reviendrait jamais à la maison. S’il y a un paradis, fiston, elle n’y est pas ». Non content de reconnaître ce crime, que Doug ignorait jusqu’à présent, Fergie va jusqu’à menacer d’assassiner Claire si son comparse ne participe pas, comme le premier l’ordonne, au braquage de Fenway Park, le stade de l’équipe de baseball locale. Comment ne pas penser au même chantage que celui que Rico Angelo (Lee J. Cobb) exerçait contre l’avocat véreux Thomas Farrell (Robert Taylor) à propos de Vicki Gay (Cyd Charisse) dans Party Girl (Nicholas Ray, 1958) ?
Enfin, le dernier signe, et le plus important, est le corps de Fergie, un corps pris dans sa totalité, source de magnétisme morbide, en ce sens qu’il porte l’empreinte de la solitude et de la mort. Avec son corps sec, légèrement voûté, son visage émacié au teint hâve, ses traits osseux, il donne l’impression d’être un vautour prêt à fondre sur sa proie. Ses yeux pareils à deux trous noirs fixent intensément Doug, le toisent, comme un air de défi et de mépris. De ce langage corporel exprimé avec une économie de moyens et de gestes - à l’exception des coups de couteau -, exsudent une brutalité, une rage froide et perverse, s’apparentant à une joie sadique, une volonté de faire plier le monde à sa soif de domination et de pouvoir. Ce corps fait littéralement ressentir quelque chose d’intérieur, comme s’il était contaminé par des métastases. Cette situation est d’autant plus troublante que nous savons que Pete Postlethwaite était à ce moment déjà malade et qu’il mourra d’un cancer du pancréas l’année suivante. Ce qui rend le personnage de Fergie si mémorable - alors qu’il n’apparait en tout et pour tout que quelques minutes dans le film -, c’est non seulement la puissance du jeu de l’acteur, sa capacité à suggérer une effroyable menace, mais aussi sa vraisemblance, très éloignée de la dimension romantique et tragique d’un Vito Corleone : Fergie est d’autant plus redoutable que son tribalisme rigide et brutal, s’exerce de manière impitoyable et ne souffre aucune exception. Personne ne quitte son organisation sans en payer le prix.
J'avancerai, pour terminer, que la représentation de la violence chez Ben Affleck s’exprime
moins dans les scènes de braquage de The Town que dans la cruauté
d’individus isolés comme Fergie. Rien d’étonnant donc à ce que cette boutique
de fleurs soit le théâtre d’un affrontement mortel entre deux hommes dont l’un
refuse l’apostasie de l’autre. Il est
difficile de ne pas y voir l’antichambre de l’enfer.
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