Chez David Lynch, l’image
est moins la représentation d’une réalité objective que la matérialisation de
l’univers mental d’un personnage avec tout ce qu’il peut contenir d’obsessions
et de tourments. Dans Eraserhead (1977), son premier long métrage, il a
su immédiatement trouver les éléments tant visuels que sonores pour illustrer
ce qui s’apparente à un univers fantasmagorique, cru et oppressant, à un
cauchemar éveillé. Dans un noir et blanc crépusculaire, Lynch filme d’abord un
environnement et une atmosphère.
Il fait nuit et la ville est déserte. Un homme, Henry Spencer (Jack Nance) émerge de l’obscurité et du silence, glisse telle une ombre à peine contrariée par la lumière blafarde et vaporeuse d’un lointain lampadaire. Nulle errance dans sa démarche, mais une certitude du chemin à parcourir puisqu’il rentre chez lui. À l’exception de sa coiffure sculptée à la dynamite, son aspect vestimentaire composé d’un costume noir deux pièces, d’une chemise blanche et d’un sac de courses fermement maintenu dans le creux de son bras droit lui donne toutes les apparences de la normalité. Pourtant, le paysage industriel qu’il traverse, un dédale d’acier et de béton tout en lignes verticales et horizontales, nous plonge dans un décor insolite[1], comme s’il s’enfonçait dans les entrailles d’un monstre d’acier pétrifié. Parsemé de terrains vagues, de trous d’eau croupie, d’immeubles délabrés à la peinture écaillée et de kilomètres de tuyauteries dévorées par la rouille, cet espace sinistré, écrasant, d’une âpreté brute, très graphique, dont nous ne savons rien mais qui a tout de la friche industrielle, insaisissable et en apparence invivable, relève davantage d’une esthétique de la désolation propre au fantastique que d’un réalisme social et économique. Il suggère tout autant un microcosme dystopique d’acier et de béton qu’un no man’s land funèbre et inquiétant dont la vie et la nature ont été exclues. Henry longe des bâtiments insalubres qui se ressemblent tous, des bâtiments gris aux fondations branlantes sentant la moisissure, tristes comme dans les mauvais rêves, tristes comme un monde terrestre aux illusions perdues et aux rêves brisés, figé dans le temps, répulsif et donc hostile. Le site désaffecté est devenu une décharge de ferraille, insalubre, dont la présence fantomatique de l’ancienne activité humaine hante encore les lieux. Ces herbes folles et cette terre stérile ont une tonalité étrange, inquiétante, propice au cauchemar d’une nuit sans fin puisque cet espace est déjà retourné à une forme de sauvagerie, à l’image de cet énigmatique machiniste difforme au visage couvert de pustules et au corps nu horriblement scarifié qui, dans le prologue du film, tire fiévreusement sur des manettes comme autant de leviers provoquant de mystérieuses réactions dans le cerveau de Henry Spencer.
Mais l’image seule ne suffit pas à traduire l’inquiétude du plan. Une bande sonore particulièrement obsédante et dissonante – conçue par David Lynch lui-même en collaboration avec son monteur son Alan Splet – semble sourdre de la ville. Constitué d’un grondement continu, de bruits d’usine, de sirènes, de vibrations de marteaux-pilons et de sifflements de vapeur s’échappant de tuyaux, mais aussi de sons synthétiques aussi froids que mécaniques, ce bruitage en parfaite adéquation avec l’univers urbain fracturé qu’arpente Henry, ne peut être qu’intérieur, comme autant d’acouphènes déstabilisants, comme autant de parasites vrillant son cerveau, puisqu’aucune source sonore ne provient de l’espace environnant, même hors champ. De la première à la dernière seconde du film, le son et l’image s’interpénètrent, suintent d’une émotion brute à l’instar des bruits atypiques et expérimentaux que Lynch avait déjà utilisés dans The Grandmother, un court métrage réalisé en 1970. « Eraserhead est un film qui se décrit plus qu’il ne se raconte, un film qui s’audio-visionne plus qu’il ne s’explique et ne s’élucide par les mots[2]. » Chez Lynch, le malaise est donc tant auditif que visuel. L’étrangeté de cet environnement et sa poésie ténébreuse renvoient à un sentiment d’isolement et de réclusion particulièrement anxiogène. Ici, Henry Spencer ne fait pas que traverser le décor, il y est pour l’instant enlisé, emprisonné, comme nous le verrons, dans sa chambre sordide dont l’unique fenêtre est scellée par un mur de briques. Ce décor aussi effrayant qu’envoûtant est bien la projection mentale de son personnage, une excroissance d’un inconscient perturbé par des blessures psychologiques, des pulsions refoulées et des pensées secrètes. Nulle réalité objective donc, mais une forme d’abstraction pure, surréaliste et intemporelle, un voyage initiatique dans les abysses du subconscient, une vision subjective projetée par le labyrinthe cérébral d’un homme. Pour Lynch, la topographie et le psychisme ne font qu’un. La stratégie du réalisateur porte donc moins sur le contenu du film que sur la forme de l’image et les sensations qu’elle peut générer dans l’inconscient des personnages, mais aussi du spectateur.
Il est tout à fait fascinant de constater que ce décor, filmé
essentiellement la nuit, préfigure les photographies en noir et blanc des sites
industriels désaffectés[3] que Lynch prendra entre
1980 et le début des années 2000 en Angleterre, en Pologne, dans l’état de New York ou dans le New Jersey. Baignées d’un noir et
blanc très expressionniste et particulièrement onirique, elles témoignent du
tropisme lynchéen pour les vestiges de la Révolution industrielle du 19e
siècle avec ses cheminées photographiées comme des sémaphores d’acier, ses
bâtiments en briques aux escaliers métalliques interminables recouverts de
poussière et de gravats, ses amalgames rampants de tuyauteries rouillées
luttant contre une végétation voulant inexorablement reprendre ses droits. Nous
imaginons le cinéaste rôder dans ce monde qui s’en est allé, tel une fourmi au
milieu de ces géants, hypnotisé par la mémoire mélancolique et tragique de ces
lieux désormais inhabités. « L’industrie chez moi suscite une certaine
peur. Parfois, ces usines capturent une certaine odeur de la ville. Mais
surtout, c’est une sorte de beauté liée au feu et à la fumée, au béton, au
verre et à toutes sortes de pièces mécaniques incroyables. Et la nature les
réclame. Tout cela est une danse. Et c’est magnifique d’être dans cette danse
et de la photographier », dit Lynch[4]. Ces témoins lugubres et
fantomatiques d’une hubris technologique lui rappelaient les friches de
Philadelphie, où il vécut au milieu des années 1960, et qui le fascinaient tant
parce qu’elles racontaient des histoires de progrès, d’effondrement, d’abandon
et donc de mort. Cette déchéance ressemble par ailleurs étrangement à celle du
fœtus de Eraserhead, une figure de cauchemar, sans bras ni jambes,
pourrissant progressivement de l’intérieur, une figure effrayante, toujours
associée, selon l’exégèse lynchéenne, au refus de la parentalité, mais qui peut
être aussi le reflet de notre propre et inévitable dégénérescence mentale et
physique.
[1]
Ce décor faisait partie des
écuries et des dépendances du manoir Greystone Mansion à Los Angeles qui avait
été loué par le American Film Institue où Lynch étudiait au début des années
1970.
[2] Jean Foubert, L’art audio-visuel de
David Lynch, L’Harmattan, 2009, p. 195.
[3] Petra Giloy-Hirtz, David Lynch: The Factory Photographs,
Prestel Editions, 2014.
[4] « David
Lynch’s Factory Fantasyland », Dazed, 25 mars 2014.
<https://www.dazeddigital.com/photography/article/18954/1/david-lynch-s-factory-fantasyland>
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