dimanche 27 avril 2025

L'engloutissement chez Michael Mann


Ce plan extrait de The Last of the Mohicans (Michael Mann, 1992) est saisissant.
À la suite d’un affrontement aussi âpre que fulgurant, Chingachcook (Russel Means) vient d’envoyer le perfide Magua (Wes Studi) au pays des chasses éternelles. Témoin de cette confrontation, le fils adoptif du premier, Nathaniel, dit Œil de Faucon (Daniel Day-Lewis), n’a aucune raison de rester plus longtemps sur cette corniche rocailleuse bordée, d’un côté, par une falaise abrupte et, de l’autre, par un à-pic vertigineux. 

Cette nature minérale hostile qui vampirise le cadre est au service de la dramaturgie. Elle recèle mille dangers et menace à tout moment d’écraser des personnages, réduits à de simples silhouettes. Il n’y a plus d’horizon, plus de séparation entre le ciel et la terre, il n’y a qu’une masse rocheuse, une matière à l’état brut, d’une beauté sauvage, compacte, dépouillée et rugueuse, qu’il faut contourner à défaut de pouvoir la traverser. La paroi granitique, sombre et menaçante, hors de toute échelle humaine, telle un fronton grandiose taillé et lacéré par l’érosion, renvoie aux origines du monde, comme pour mieux se donner en spectacle et rendre dérisoires les passions humaines, comme pour mieux éclipser le récit dramatique et montrer qu’il existe des forces plus grandes au monde que les conflits opposant, dans le cadre de la French and Indian War, les Anglais, les Français et les tribus autochtones. Aucun bruit ne vient rompre le silence qui s’est abattu sur la corniche, un silence si profond qu’on eût dit que nul combat au corps-à-corps n’avait trouvé son dénouement ici-même, il y a quelques secondes. En disparaissant progressivement dans le coin inférieur gauche du cadre, Nathaniel semble littéralement s’enfoncer dans les entrailles de la Terre. Il donne donc l’impression, non pas de rejoindre un hors-champ relié imaginairement à cet espace montagneux, mais d’être une partie intégrante de la nature environnante, de faire corps, de manière intime et harmonieuse, avec la matière. Il participe ainsi de ce décor au même titre que Chingachcook, son frère Uncas (Eric Schweig) et les Hurons qu’ils pourchassent, à l’inverse des soldats français et britanniques qui apparaissent, dans ces vastes étendues, raides et engoncés dans les certitudes colonisatrices et hégémoniques de la vieille Europe. Bien que d’origine européenne, Nathaniel s’est totalement adapté à la contrée forestière qu’il parcourt depuis des années. Il connaît les moindres recoins de la « Frontière », cette limite des terres colonisées qui ne dépasse pas en 1757 la chaîne des Appalaches, n’hésite pas à s’enfoncer dans les profondeurs de la wilderness, se meut aisément sous les frondaisons avec la même agilité que celle du cerf qu’il a pisté et abattu au cours du prologue du film. Doté d'une image mentale du pays, Nathaniel est le fils primitiviste de cet espace qu'il s'est approprié en homme libre, fier et indomptable. 

Dans le film de Michael Mann, comme dans les romans de James Fenimore Cooper, la nature sert métaphoriquement de toile vierge sur laquelle s’impriment - ou pas - les personnages. La compétence de chacun se mesure toujours à sa capacité à se fondre dans son environnement. Si Nathaniel incarne le désir d’un paysage éternel, romantique et rousseauiste, il ne peut empêcher l’avancée de la civilisation qui apparaît, à cet instant inexorable, une civilisation qui n’aura de cesse de domestiquer ces immenses territoires.  C’est en toute lucidité qu’il contemplera, dans la dernière séquence du film, « la majesté d’un paysage voué, sinon à disparaître, du moins à être cadré, privatisé et normé »[1].



[1] Jean-Baptiste Thoret, Michael Mann, Mirages du contemporain, Flammarion, 2021, p.166




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