samedi 20 janvier 2024

Hiroshima chez Christopher Nolan

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6 août 1945, Los Alamos (Nouveau-Mexique). La première bombe atomique conçue par Robert Oppenheimer (Cilian Murphy) et son équipe scientifique vient d’exploser au-dessus de la ville d’Hiroshima au Japon. L’annonce radiodiffusée du succès de l’opération a été faite par le Président Harry Truman. Quelques instants plus tard, rassemblé sur les gradins d’un amphithéâtre de fortune, et tout à sa liesse indécente, le personnel du centre de recherche qui a mené à son terme le projet Manhattan, est en train d’ovationner, en scandant frénétiquement son nom, le créateur de cette arme particulièrement destructrice qui vient de faire instantanément 80 000 morts.

Comment Christopher Nolan peut-il filmer Hiroshima sans basculer dans une reconstitution inévitablement voyeuriste et particulièrement atroce ? Le réalisateur britanno-américain a répondu à cette question : « Oppenheimer a entendu parler des bombardements en même temps que le reste du monde, à la radio. Je voulais montrer quelqu’un qui commence à avoir une idée plus claire des conséquences involontaires de ses actes. Il s’agissait autant de ce que je ne montre pas que de ce que je montre [1] ».  Et ce qu’il montre à cet instant est d’une puissance rare.

Convaincu qu’il est « devenu la Mort, le destructeur des mondes qui anéantit toutes choses[2] », Oppenheimer, brutalement pris de vertige et de nausées, rongé par une culpabilité qui le consume de l’intérieur, dépassé par sa prouesse technologique dont il mesure pleinement les conséquences dévastatrices, cherche ses mots et tente vainement de retrouver ses esprits (photogramme 1). L’arrière-plan de l’image se dilate, puis disparaît, alors qu’une ombre recouvre en partie son visage. Autant Prométhée osant voler le feu aux Dieux que Frankenstein inventant une créature qui vient déjà de lui échapper, il sait, en émissaire de tous les maléfices, qu’il vient d’ouvrir une boîte de Pandore. Hébété et désorienté, il imagine Hiroshima dans une vision subjective et hallucinatoire.

Et l’enfer déferla sur lui. Ses oreilles enregistrent tout d’abord les hurlements de douleur des suppliciés, puis soudainement ses yeux voient l’assistance percutée par une fulgurante vague thermique d’une incandescence absolue (photogramme 2). De tous côtés, une boule de feu et d’innombrables particules de lumière aveuglante recouvrent les personnes dont les silhouettes irradiées disparaissent pour se transformer en fantômes. Seule une femme au premier plan et au centre de l’image émerge de cet éclair gigantesque. La chair de son visage, emportée par le souffle brûlant, se détache en lambeaux pour révéler dans toute son horreur l’abomination nucléaire. L’image, quasi-surnaturelle et violemment surexposée semble littéralement se consumer sous les attaques de ce cataclysme incendiaire incontrôlable.

Si les Japonais n’ont jamais hésité à s’emparer de l’horreur nucléaire (Hiroshima, Hideo Sekigawa, 1953, Pluie noire, Shohei Imamura, 1989, Rhapsodie en août de Akira Kurosawa, 1991, pour ne citer que ces quelques films), les Américains ont jusqu’à présent plutôt pratiqué l’évitement. Avec Oppenheimer (2023), Christopher Nolan va plus loin que les trois films qui l’ont précédé sur ce sujet: The Beginning of the End (Norman Taurog, 1947), reprend le projet Manhattan et le largage de la bombe au-dessus d’Hiroshima; Above and Beyond, (Melvin Frank et Norman Panama, 1952) est davantage centré sur le colonel Paul W.Tibbets, le pilote qui commandait le B-29 chargé de larguer la bombe et enfin, Les Maîtres de l’ombre (Fat Man and Little Boy, Roland Joffé, 1989), le plus proche du film de Nolan, dont l’essentiel est consacré là-aussi au projet Manhattan. Les deux premiers montrent bien le champignon atomique, mais pas le troisième qui s’arrête au moment du succès de l’essai Trinity. Les conséquences sur les victimes japonaises ne seront jamais évoquées. Culpabilité ? Mauvaise conscience ? En dépit des discours patriotiques qui pendant des décennies ont justifié l’utilisation de cette arme, la rareté des films montre bien, que même pour Hollywood, Hiroshima est plus qu’un simple épisode de la Seconde Guerre mondiale. La ville meurtrie – sans oublier Nagazaki – révèle cette hantise indicible plongée au plus profond de notre inconscient de notre possible annihilation.



[1] Article en ligne de Brent Lang dans Variety, 8 novembre 2023, interview de Christopher Nolan à propos d’Oppenheimer.

[2] Vers extrait d’un poème hindou qu’Oppenheimer a prononcé à la suite du premier essai, baptisé Trinity, de la bombe atomique qui eut lieu le 16 juillet 1945 dans le désert d’Alamogordo au Nouveau-Mexique.




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