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6 août 1945, Los Alamos (Nouveau-Mexique). La première
bombe atomique conçue par Robert Oppenheimer (Cilian Murphy) et son équipe scientifique
vient d’exploser au-dessus de la ville d’Hiroshima au Japon. L’annonce radiodiffusée
du succès de l’opération a été faite par le Président Harry Truman. Quelques
instants plus tard, rassemblé sur les gradins d’un amphithéâtre de fortune, et
tout à sa liesse indécente, le personnel du centre de recherche qui a mené à
son terme le projet Manhattan, est en train d’ovationner, en scandant frénétiquement
son nom, le créateur de cette arme particulièrement destructrice qui vient de
faire instantanément 80 000 morts.
Comment Christopher Nolan peut-il filmer Hiroshima
sans basculer dans une reconstitution inévitablement voyeuriste et particulièrement
atroce ? Le réalisateur britanno-américain a répondu à cette question : « Oppenheimer
a entendu parler des bombardements en même temps que le reste du monde, à la radio.
Je voulais montrer quelqu’un qui commence à avoir une idée plus claire des
conséquences involontaires de ses actes. Il s’agissait autant de ce que je ne
montre pas que de ce que je montre [1]
». Et ce qu’il montre à cet instant est d’une
puissance rare.
Convaincu qu’il est « devenu la Mort, le
destructeur des mondes qui anéantit toutes choses[2]
», Oppenheimer, brutalement pris de vertige et de nausées, rongé par une
culpabilité qui le consume de l’intérieur, dépassé par sa prouesse
technologique dont il mesure pleinement les conséquences dévastatrices, cherche
ses mots et tente vainement de retrouver ses esprits (photogramme 1). L’arrière-plan
de l’image se dilate, puis disparaît, alors qu’une ombre recouvre en partie son
visage. Autant Prométhée osant voler le feu aux Dieux que Frankenstein inventant
une créature qui vient déjà de lui échapper, il sait, en émissaire de tous les
maléfices, qu’il vient d’ouvrir une boîte de Pandore. Hébété et désorienté, il
imagine Hiroshima dans une vision subjective et hallucinatoire.
Et l’enfer déferla sur lui. Ses oreilles
enregistrent tout d’abord les hurlements de douleur des suppliciés, puis soudainement
ses yeux voient l’assistance percutée par une fulgurante vague thermique d’une
incandescence absolue (photogramme 2). De tous côtés, une boule de feu et d’innombrables
particules de lumière aveuglante recouvrent les personnes dont les silhouettes irradiées
disparaissent pour se transformer en fantômes. Seule une femme au premier plan
et au centre de l’image émerge de cet éclair gigantesque. La chair de son
visage, emportée par le souffle brûlant, se détache en lambeaux pour révéler
dans toute son horreur l’abomination nucléaire. L’image, quasi-surnaturelle et violemment
surexposée semble littéralement se consumer sous les attaques de ce cataclysme incendiaire
incontrôlable.
Si les Japonais n’ont jamais hésité à s’emparer de
l’horreur nucléaire (Hiroshima, Hideo Sekigawa, 1953, Pluie noire,
Shohei Imamura, 1989, Rhapsodie en août de Akira Kurosawa, 1991, pour ne
citer que ces quelques films), les Américains ont jusqu’à présent plutôt
pratiqué l’évitement. Avec Oppenheimer (2023), Christopher Nolan va plus
loin que les trois films qui l’ont précédé sur ce sujet: The Beginning
of the End (Norman Taurog, 1947), reprend le projet Manhattan et le largage
de la bombe au-dessus d’Hiroshima; Above and Beyond, (Melvin Frank et
Norman Panama, 1952) est davantage centré sur le colonel Paul W.Tibbets, le
pilote qui commandait le B-29 chargé de larguer la bombe et enfin, Les Maîtres
de l’ombre (Fat Man and Little Boy, Roland Joffé, 1989), le plus
proche du film de Nolan, dont l’essentiel est consacré là-aussi au projet
Manhattan. Les deux premiers montrent bien le champignon atomique, mais pas le
troisième qui s’arrête au moment du succès de l’essai Trinity. Les conséquences
sur les victimes japonaises ne seront jamais évoquées. Culpabilité ? Mauvaise
conscience ? En dépit des discours patriotiques qui pendant des décennies ont justifié
l’utilisation de cette arme, la rareté des films montre bien, que même pour
Hollywood, Hiroshima est plus qu’un simple épisode de la Seconde Guerre
mondiale. La ville meurtrie – sans oublier Nagazaki – révèle cette hantise
indicible plongée au plus profond de notre inconscient de notre possible
annihilation.
[1] Article
en ligne de Brent Lang dans Variety, 8 novembre 2023, interview de Christopher
Nolan à propos d’Oppenheimer.
[2]
Vers extrait d’un poème hindou qu’Oppenheimer a prononcé à la suite du premier
essai, baptisé Trinity, de la bombe atomique qui eut lieu le 16 juillet 1945
dans le désert d’Alamogordo au Nouveau-Mexique.
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