vendredi 10 mars 2023

John Ford chez Steven Spielberg



Dans la dernière séquence de The Fabelmans (2022), un film en partie autobiographique, Steven Spielberg rend un vibrant hommage au réalisateur dont il a admiré les oeuvres sur grand écran. À la recherche d’un premier emploi dans le cinéma, Sammy Fabelman (Gabriel LaBelle), jeune adolescent timide et emprunté, se retrouve de manière tout à fait fortuite dans le bureau de John Ford (David Lynch). Écrasé par la notoriété et l’attitude particulièrement acariâtre du metteur en scène, il n’en mène pas large (voir le photogramme). Son pouls s’accélère, sa gorge se noue, ses mains deviennent moites et nerveuses, et tout son corps se raidit dans un sentiment de panique indescriptible. Incapable de placer un mot, il est à deux doigts de tomber en syncope, submergé par les remontrances de celui qui prend plus de temps à allumer voluptueusement son cigare qu’à se préoccuper de sa présence. Bien conscient du trouble du jeune homme, et comme pour poursuivre son supplice, John Ford, lui demande de regarder derrière lui des tableaux et de décrire ce qu’il y voit. De gauche à droite, sont accrochées au mur une photographie agrandie et encadrée d’une scène de The Searchers (1956), un film réalisé par Ford lui-même, puis une peinture de Frederic Remington, The Last of his Race, elle-même jouxtant une lithographie de Cassilly Adams, Custer's Last Fight, et enfin, pour clore ce musée personnel, une dernière œuvre de Frederic Remington, Fight for the Water Hole. Quatre représentations de cet Ouest sauvage que John Ford affectionne particulièrement, mais dont la présence ne doit rien au hasard puisqu'il avait toujours été fasciné par l’œuvre du peintre et sculpteur Frederic Sackrider Remington (1861-1909) dont on peut voir l’influence dans la photographie de My Darling Clementine (1946), de Fort Apache (1948) ou encore de She Wore a Yellow Ribbon (1949). Quant à Custer’s Last Fight, il s’agit d’une des très nombreuses représentations de la bataille de Little Big Horn qui vit, en 1876, la défaite de George Armstrong Custer et du 7e régiment de cavalerie face aux tribus lakota, arapaho et cheyenne, commandées par Sitting Bull et Crazy Horse. Là encore la référence avec Fort Apache s’impose puisque le scénario de ce film est un récit fictif de ce célèbre affrontement. Toujours au bord du gouffre, Sammy voit d’abord dans ces tableaux des cavaliers et des cowboys. « Non, non ! éructe Ford à plusieurs reprises, où est l’horizon ? Poussé dans ses derniers retranchements, Sammy finit par désigner, au premier plan de l’image de The Searchers, l’horizontale formée par le sol rocailleux martelé par les sabots des chevaux et à l’arrière- plan de Fight for the Water Hole la limite du désert, au loin, sur laquelle semblent reposer le ciel et les montagnes escarpées. Ford lui cingle alors : « Quand tu arrives à la conclusion que mettre l’horizon en bas ou en haut du cadre est bien mieux que de la mettre pile au milieu du cadre, alors tu feras peut-être un jour un bon metteur en scène ! Maintenant sors d’ici !! » Cette notion d’horizon – particulièrement prégnante dans The Grapes of Wrath (1940) - renvoie chez Ford au territoire et à l’identité du peuple qui l’occupe. Toute sa filmographie évoque ainsi les étapes et les drames de l’histoire des États-Unis à travers des communautés – familiales, paysannes, ouvrières, indiennes, militaires – qui autorisent néanmoins, dans l’édification d’une démocratie, les individus. Au-delà des clins d’œil fordiens qui parsèment les films de Spielberg – on pense entre autres à E.T. regardant à la télévision un extrait de The Quiet Man (1952) -, le cinéma du réalisateur monophtalmique irrigue depuis toujours celui de Spielberg, comme des ondes se propageant régulièrement, de Duel à The Fabelmans, à la surface des écrans : la minorité noire (Sergeant Rutledge, 1960/The Color Purple, 1985), la guerre de Sécession (The Horse Soldiers, 1959/Lincoln, 2012), la Seconde Guerre mondiale (They Were Expendable, 1945/Saving Private Ryan, 1998), l’exercice démocratique (The Last Hurrah, 1958/The Post, 2017) sont autant de thèmes dans lesquels Spielberg filme, comme Ford, des Américains ordinaires plongés dans la tourmente cherchant à transcender leurs limites pour mieux questionner la démocratie américaine (mais pas seulement puisque dans Munich (2005), le questionnement se déplace vers Israël). Curieusement, Ford ne s’est jamais emparé frontalement de la question de l’esclavage, au contraire de Spielberg (Amistad, 1997) et, de la même façon, ce dernier n’a jamais osé réaliser de western, genre par excellence fordien. L’ombre tutélaire du maître était-elle trop encombrante ? Aux côtés des Akira Kurosawa, Alfred Hitchcock, Fritz Lang et Stanley Kubrick, John Ford trône en majesté dans le panthéon personnel de Steven Spielberg.




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