mardi 25 novembre 2025

Le destin chez Henri-Georges Clouzot


Pour quitter Las Piedras, un bourg sordide, perdu au fin fond d’un pays d’Amérique centrale non identifié, quatre marginaux désargentés dont Clouzot dans Le Salaire de la peur (1953) se garde bien de préciser le passé, acceptent, contre la promesse d’une prime de 2000 dollars chacun, une mission suicide : conduire deux camions chargés de nitroglycérine sur des routes montagneuses, mal entretenues et escarpées, pour rejoindre un site de forage pétrolier en feu, situé dans l’arrière-pays à plus de 500 kilomètres. Ces explosifs doivent permettre d’éteindre le gigantesque incendie qui ravage depuis plusieurs jours l’exploitation. Pour ces hommes perdus et privés d’horizon, l’argent en jeu est le sésame qui leur permettrait de quitter une existence misérable et de racheter leur liberté. De cette odyssée particulièrement dangereuse, où la moindre fausse manœuvre peut pulvériser les hommes et les véhicules, seul Mario (Yves Montand) parviendra à destination pour livrer le chargement. Lesté de la prime tant convoitée, il ne lui reste plus qu’à revenir, à vide, à Las Piedras. 

Dans ce plan oblique, extrait de la séquence finale du film, la caméra, en s’inclinant successivement vers la droite et vers la gauche, fait apparaître les horizontales (ici la route visible dans la partie droite du cadre) et les verticales (le camion et Mario) en diagonales. L’image devient ainsi instable et suggère visuellement un déséquilibre spatial et une perte de repères. Le camion donne littéralement l’impression de sortir du cadre, de verser sur le côté. Le rythme du montage construit à la fois en champ-contrechamp (ce que voit le camionneur et ce que nous voyons de lui) et en montage alterné (Mario au volant et le bal organisé au même moment à Las Piedras en l’honneur du héros) saccélère. Le conducteur, aveuglé par son euphorie et submergé par cette certitude qu’il est désormais invincible puisqu’il a survécu à la dangerosité de son périple, rompt toutes les amarres, roule comme s’il était ivre, rit à gorge déployée, accélère sur cette route qu’il avait déjà utilisée à l’aller avec de multiples précautions, tourne compulsivement de droite à gauche, puis de gauche à droite son volant soudainement dompté, faisant faire des arabesques à son camion sans voir qu’il se rapproche chaque fois un peu plus de la glissière de sécurité. Plus rien n’existe autour de lui, Mario a l’esprit libre puisque la mort a relâché son étreinte, croit-il. Dans son acharnement à vivre, il se voit déjà entrer triomphalement à Las Piedras, acclamé par une foule en liesse, et particulièrement par sa maîtresse, Linda (Véra Clouzot), qu’il emmènera, peut-être, dans l’avion pour revoir Paris et la France. 

La trame sonore contribue fortement à illustrer cette espérance et cette ivresse qui irriguent le plan et toute la séquence. Retransmis par radio dans l’habitacle du camion, comme dans la salle de bal à Las Piedras, le Beau Danube bleu se fait entendre avec sa rythmique enivrante, ses lignes mélodiques répétitives et chaloupées pour synchroniser parfaitement le son et l’image, et donner au montage cette sensation d’apesanteur propre à la valse. La musique fanfaronne, tourbillonne, rythmant les lacets du camion dans un ballet où les coups de volant deviennent des métronomes. Mais ces notes à l’élégance fluide, gracieuse et légère ne sont pas seulement là pour exprimer l’allégresse de Mario, mais aussi pour souligner la mélancolie et la nostalgie d’une vie d’avant, d’une vie pas si lointaine, que le ticket de métro parisien qu’il garde précieusement dans sa poche rappelle sans cesse. En dépit de la musique, la tension et la menace sont palpables. Les routes restent toujours aussi dangereuses, les falaises toujours aussi abruptes et nous avons, à ce moment, intuitivement, la certitude que la mort est tapie dans l’ombre, quelle continue, vorace, à attendre son dû. Elle guette, ne dort que d’un œil, tranquille, semble choisir le bon moment, refuse de rentrer bredouille. Mario ne sait pas que les dés, depuis longtemps, sont jetés puisqu’il ne mesure pas l’emprise implacable du destin, un destin dont toutes les étapes étaient connues d’avance: son exil contraint et pitoyable à Las Piedras, l’acceptation de cette mission qui tient de la combustion lente, l’explosion de l’autre véhicule qui pulvérisa ses deux chauffeurs, Luigi (Folco Lulli) et Bimba (Peter van Eyck), les manœuvres périlleuses au bord du précipice et la mort de son compagnon de route, Joe (Charles Vanel), à la suite d’une gangrène liée à l’écrasement accidentel de sa jambe par le camion qu’il conduisait. Le Beau Danube bleu se fait alors ironique, amer, et devient le parfait contrepoint à l’action puisqu’il dissone par rapport à la tragédie qui se prépare : un coup de volant de trop, une vitesse devenue incontrôlable, un virage manqué, un garde-fou percuté et un rire qui se fige instantanément pour se transformer en un masque mortuaire, au moment où le camion bascule, pour de bon, dans le vide. 

Il y a quelque chose de maudit en Mario, comme chez Manon (Cécile Aubry) et Robert (Michel Auclair), cherchant à fuir leur passé et la France de la Libération (Manon, 1949), comme chez Dominique (Brigitte Bardot), qui se suicide en prison après avoir tué l’homme qu’elle aimait (La vérité, 1960), ou encore comme Josée (Elisabeth Wiener), victime consentante d’un photographe cynique et pervers (La prisonnière, 1968, le dernier film du réalisateur). Tous ces personnages sont dépossédés de leurs actes, marqués par la faute, sans espoir de rédemption, et donc prédestinés, sinon à mourir, du moins à ne pas voir les barreaux qui les cernent. La légende dit que Clouzot mourut en 1977 en écoutant La Damnation de Faust de Berlioz. Comme une évidence pour un cinéaste obsédé par les recoins les plus sombres de l’âme humaine, et affirmant avec férocité tout au long de sa carrière que le paradis n’était pas sur terre.




 

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