1961,
Jérusalem. Dans la salle d’audience du tribunal de la Maison du peuple, la
caméra vient d’entamer un travelling avant très lent en longeant sur sa droite
une cabine en verre dans laquelle nous voyons fugitivement, de dos, un homme
face à un micro, avec des écouteurs sur les oreilles et quasiment poussé hors
du cadre. La caméra poursuit son déplacement pour laisser le prévenu hors champ et donner toute leur place aux quatre
procureurs et au public particulièrement attentif aux débats qui viennent de
commencer. L’homme qui aimante tous les regards n’est autre qu’Adolf Eichmann,
l’ancien lieutenant-colonel SS, le rédacteur du procès-verbal de la conférence
de Wannsee[1],
le principal organisateur de la « Solution
finale » de 1941 à 1945, enlevé un an
auparavant par le Mossad en Argentine : c’est là que l’ancien responsable
nazi avait trouvé refuge en 1948. Cette vision fugitive d’Eichmann incarné par
un acteur sera la seule et unique du film de Margarethe von Trotta, Hannah
Arendt (2012). Par la suite, Adolf Eichmann ne sera montré qu’à partir
d’images documentaires en
noir et blanc enregistrées au cours du procès et montées en champs-contrechamps
avec Hannah Arendt (Barbara Sukowa), le plus souvent repliée dans une salle du
sous-sol qui permettait aux journalistes de suivre le procès, par écrans de
télévision interposés. Cette intertextualité, entre fiction et réel, aussi
originale qu’inattendue et répétée à plusieurs reprises dans le premier tiers
du film, permet de nous immerger dans la pensée complexe de Hannah Arendt.
Pourtant ce plan nous dit d’abord autre chose.
En
premier lieu, la réalisatrice expédie la mise en scène du procès en deux plans
exactement – le premier est celui qui sert de support à cette chronique, et le
second le prolonge après une coupe permettant de saisir Hannah Arendt en gros plan assise au
milieu du public – et refuse donc de récréer Eichmann, de lui donner une
seconde vie, de lui prêter les traits d’un acteur comme John Carradine a pu
incarner Reinhard Heydrich (Hitler’s Madman,
Douglas Sirk, 1943), Gregory Peck Joseph Mengele
(The Boys from Brazil, Franklin J. Schaffner, 1978), Bruno Ganz Adolf
Hitler (La chute, Oliver Hirschbiegel,
2004) ou encore Christian Friedel Rudolf Höss[2]
(The Zone of Interest, 2023) . À la question « pourquoi n’avez-vous
pas pris d’acteur ? » Margarethe von Trotta répond en 2013[3]:
« Thomas Kretschmann[4]
avait déjà joué, dans un téléfilm en 2007[5],
un Eichmann, très bon, très précis. Mais on ne voit ni la médiocrité de ce
bureaucrate de l’Holocauste, ni sa banalité qui préoccupait tant Hannah Arendt. » Craignait-elle de ne pas fidèlement restituer
la personnalité d’Eichmann, de brouiller le réel derrière le jeu d’un acteur
qui aurait puisé dans un abondant répertoire pour jouer un tel personnage et
contribuer ainsi à créer une proximité entre le personnage et les
spectateurs ? « La chute montre Hitler dans ses derniers
jours, avec les méchants Russes à l’extérieur et le vieil homme solitaire à
l’intérieur. Je ne veux pas avoir de pitié pour Hitler[6]. » Cohérente dans son propos, Margarethe von
Trotta refuse donc logiquement toute pitié pour Eichmann et contourne cet enjeu
visuel et mémoriel en choisissant de ne le montrer que de dos. Avec ce plan, ce
qui lui importe manifestement est de mettre en scène une séquence distanciée
pour mieux confronter le spectateur au vrai visage du criminel de guerre grâce
aux images d’archives. Ce faisant, elle démontre que le meilleur accusateur
contre Eichmann, c’est encore Eichmann lui-même puisque celui-ci avait reconnu
les crimes dont on l’accusait tout en se réfugiant derrière l’obéissance aux
ordres. Ce plan dit donc, en creux, le rapport que Margarethe von Trotta
entretient avec la représentation du nazisme à l’écran en général, et avec un
de ses représentants en particulier.
À
l’instar de la réalisatrice, les cinéastes de cette génération, comme Rainer
Werner Fassbinder, Volker Schlöndorff, Werner Herzog, Wim Wenders ou encore
Peter Fleischmann, pour ne citer que les plus connus, tous nés entre 1937 et
1945, ont grandi dans l’ombre du désastre, dans une Allemagne amnésique de sa
propre histoire. Leurs œuvres, traversées par une tension que nourrit une
critique violente de la société d’abondance de la République fédérale, leur
permettront, particulièrement entre 1962 et 1982, de critiquer la manière dont
leur pays gère le passé national-socialiste. Peter Fleischmann dans
Scènes de chasse en Bavière (1969) aborde le traumatisme métaphoriquement
en montrant l’intolérance et le rejet d’un homosexuel de la part de la
population d’un petit village, comme Werner Herzog le fait dans Aguirre, la
colère de Dieu (1972) dans lequel le conquistador Aguirre est un illuminé
tout autant obsédé par la pureté de la race qu’avide de pouvoir, de conquête et
de destruction. Volker Schlöndorff dans Le tambour
(1979) ou Rainer W. Fassbinder dans Le secret
de Veronika Voss (1982) se pensent en
inadéquation avec la société qui les entoure et n’auront de cesse de fustiger
la veulerie et le suivisme de la génération de leurs parents, aussi coupables
que les maîtres du IIIe Reich. Encore
plus frontalement, Margarethe von Trotta dans Les années de plomb (1981)
filme des élèves en train de regarder Nuit et brouillard (Alain Resnais,
1956) – déjà des images d’archives –, ou dans Rosenstrasse (2003), des
femmes protestant, en 1943, contre l’arrestation de leurs maris juifs. Toujours
est-il qu’ils ont les plus grandes difficultés, au contraire de la nouvelle
génération de cinéastes – les petits-fils : Oliver Hirschbiegel, Marc
Rothemund, Christoph Schlingensief, Joachim Lang[7],
Lars Kraume –, à personnifier les principaux
hiérarques nazis et encore plus, au nom d’une
éthique qui n’est pas sans rappeler le point de vue de Jacques Rivette
dénonçant en 1961 l’esthétisation du travelling de Gillo Pontecorvo dans Kapo
(1960)[8],
à faire d’un camp de concentration un décor de cinéma[9].
Avec
cette séquence, Margarethe von Trotta nous introduit dans un espace dont nous
ne verrons jamais la globalité, mais seulement des endroits précis : la
cage en verre, l’accusé, la place des procureurs et celle du public, comme pour
nous empêcher de nous immerger totalement dans la fiction et mieux nous
préparer à affronter les images de 1961, des images montrant un homme qui,
derrière ses lunettes, fait tout pour apparaître le plus insignifiant possible,
le plus besogneux et le plus ordinaire, vertigineux décalage entre la
« banalité du mal[10] »
et l’ampleur des crimes perpétrés. En mettant en scène la question de l’inhumain
en chaque être humain, clef de voûte de la
pensée de Hannah Arendt, Margarethe von Trotta continue de questionner – à 70
ans à l’époque du film – le passé nazi et la banale obéissance des individus.
[1]
Le 20 janvier 1942, à Wannsee, dans la banlieue de Berlin, quinze hauts
fonctionnaires du parti nazi, sous la direction de Reinhard Heydrich, se
réunissent dans une villa pour organiser la déportation et l’extermination des
Juifs européens.
[2]
Commandant du camp d’Auschwitz-Birkenau de 1940 à 1943.
[3]
Dans un article en ligne du Tagesspiegel, « Die
Kunst, das Denken zu spielen », entretien de Christiane Peitz avec
Margarethe von Trotta et Barbara Sukowa, 8 janvier 2013.
[4]
Acteur allemand que l’on retrouve dans de nombreux rôles de soldats allemands
ou d’officiers nazis comme dans Stalingrad (Joseph Vilsmaier, 1993), U-571 (Jonathan Mostow, 2000), The Pianist
(Roman Polanski, 2002), La chute, Valkyrie (Bryan Singer, 2009) …
[5]
Margarethe von Trotta fait allusion au film britannico-hongrois de Robert
Young, Eichmann (2007).
[6] Op. cit.
[7]
On attend avec impatience son dernier film, Führer und Verführer (2024),
qui dénonce la manipulation des masses orchestrée par Hitler et Goebbels.
[8]
Dans
un article resté célèbre des Cahiers du cinéma (n° 120, juin 1961, p.54-55), Jacques Rivette avait violemment attaqué
Pontecorvo en lui reprochant d’avoir utilisé un travelling pour cadrer une
déportée qui venait de se jeter sur les barbelés électrifiés d’un camp de
concentration.
[9] De cette
génération, Volker Schlöndorff finira par ouvrir une brèche avec Le neuvième jour (2004) dans lequel un prêtre est
déporté à Dachau. Ce prêtre est interprété par Ulrich Matthes alors que
celui-ci avait déjà joué Goebbels dans La chute !
[10] Hannah Arendt, Eichmann à
Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris,
Gallimard, 1997 [1963]
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