dimanche 1 avril 2018

La salle de cinéma chez Jean-Pierre Jeunet



Bien installée dans son fauteuil, Amélie Poulain (Audrey Tautou dans Le fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet, 2001) regarde un film dans une salle de cinéma. Son visage, illuminé par la lumière de l’écran hors-champ, irradie à son tour le cadre que nous observons. La mine manifestement réjouie, un sourire esquissé à la commissure des lèvres, Amélie s’est coupée, un temps, du monde extérieur, transpercée par l’évidence que seul le cinéma peut la rendre aussi heureuse. Son visage, sémillant et éveillé, candide et malicieux, attentif et rêveur traduit toutes les émotions qui cheminent en elle. À vue d’œil, ses yeux ronds, grand ouverts et hypnotisés, sont embrasés par ce qu’ils voient, par ce mystère de l’image qui la chavire, qui l’étreint, qui crée du désir et la fait basculer du paradis en enfer, qui la transporte hors de la réalité et du monde. L’absence de l’écran, regardé avec avidité et gourmandise par Amélie, permet de dynamiser notre vision puisque ce que nous voyons n’est plus un film , mais une spectatrice regardant un film. Et cet espace invisible devient le champ de notre propre regard sur le cinéma, sur ce qu’il nous communique en fonction de notre mémoire et de nos références culturelles et sociales. Amélie donc, existe dans cet espace public qu’est une salle de cinéma mais qui est aussi , et d’abord, un écrin individuel dans lequel le corps peut se dépouiller de toute posture tout en mobilisant l’esprit dans ce qu’il peut avoir de plus créatif. L’attitude d’Amélie, le regard porté vers le haut, illustre à merveille ce que Jean-Luc Godard dit du cinéma : « Quand on va au cinéma, on lève la tête, quand on regarde la télévision, on la baisse ». Quand un film est à la hauteur, comme cela semble être le cas, à l’évidence pour Amélie, le spectateur s’y abîme sans retenue ni calcul, sans inhibition ni précipitation, mais toujours ouvert et réceptif aux images et aux sons qui ressemblent au départ à la première page d’un livre qui s’écrit progressivement. Dans son essai, L’Exercice a été profitable, Monsieur, Serge Daney nous dit que les spectateurs sont immobiles alors que défilent les images (1). C’est précisément  cette frontalité immobile face à un écran qui permet à Amélie de s’approprier, de capturer et donc d’intérioriser en silence ce bouleversement des sens que seule une salle de cinéma peut procurer, précisément parce qu’elle est une salle obscure qui permet de mettre en lumière des idées. Et comme pour parachever cette mise en abyme, le plan de Jean-Pierre Jeunet nous dit aussi que le spectacle est derrière Amélie puisque les autres spectateurs manifestent la même fascination qu’elle pour cet écran qui parvient à fédérer le tout en un. Les regards de ses voisins sont tout autant magnétisés par la puissance de l’image qui traduit aussi l’amour que le réalisateur porte à son art.

(1) L’Exercice a été profitable, Monsieur de Serge Daney, POL, 1993, cité dans l’article Salle de Laura Tuillier, numéro 742 des Cahiers du cinéma, mars 2018, p.33.



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