Le
plan-séquence qui ouvre Le Revenant (The Revenant, 2015) d’Alejandro Inarritu
dure un peu moins de 4mn et nous plonge, in media res, dans une rivière qui
serpente à travers une forêt, quelque
part tout au nord de cette Louisiane achetée à la France de Bonaparte en 1803
par le Président américain Thomas Jefferson et qui correspond aujourd’hui au
Dakota du Nord. La caméra avance doucement en suivant les méandres de ce cours
d’eau qui recouvre le sol sur une grande étendue et dont seul le doux clapotis
vient troubler le silence sépulcral de cette forêt (photogramme 1). Pendant de
longues secondes, dans ce labyrinthe sylvestre, il ne se passe rien, si ce
n’est cette inexorable reptation de la caméra nous faisant remonter les
entrelacements de cette vaste étendue d’eau ruisselante. Puis soudainement,
sans crier gare, le canon d’un fusil, puis un deuxième, précédent l’entrée dans
le champ de deux hommes, deux trappeurs qui avancent avec beaucoup de
précautions, le corps courbé et le doigt sur la gâchette. Nous ne voyons, dans
un premier temps, que leurs jambes, puis leurs dos (photogramme 2). Puis ils
dépassent la caméra pour se retrouver en pointe, progressant dans l’eau froide,
portés par leur instinct de coureurs de pistes. Très graduellement, l’aube
naissante commence à s’infiltrer à travers les arbres et la rosée du matin pour
venir saluer leur cheminement muet. Ils portent leurs fusils, canons pointés
vers le bas, avancent sans se presser, jetant un coup d’œil, de temps à autre,
sur les côtés et sur l’arrière, comme pour se garder des dangers – animaux ou
Indiens hostiles - qui rôdent autour d’eux. Déterminés, sûrs d’eux, ils savent
évoluer dans un espace sauvage et glacé que nous pressentons immédiatement comme
hostile. Ils en connaissent tous les recoins, les moindres ondulations du sol, tous
les sentiers pour les avoir déjà parcourus. Ces trappeurs sont les héritiers
cinématographiques des explorateurs du film d’Howard Hawks, la Captive aux yeux clairs (The Big Sky, 1952), dans lequel Jim
Deakins (Kirk Douglas) et Boone Caudill (Dewey Martin) remontaient le Haut
Missouri pour ouvrir l’Ouest au commerce des fourrures. L’enjeu économique se
superposait à une soif inextinguible de découvertes, d’aventures, de solitude
et de liberté, pour des hommes souvent incapables de s’adapter à la
civilisation et à ses lois. La caméra poursuit sa trajectoire pour tourner sur
la droite et cadrer un troisième homme qui vient, à son tour, de surgir dans le
champ (photogramme 3). Il s’agit de Hugh Glass (Leonardo DiCaprio), qui reprend
le rôle de Zachary Bass (Richard Harris) dans Le Convoi sauvage (Man in the
Wilderness de Richard C. Sarafian, 1971) L’itinéraire de ces hommes, dans
un espace naturel dénué de tout romantisme, questionne toujours la relation
tourmentée qu’ils entretiennent avec la société qu’ils ont laissée derrière
eux. C’est en retrouvant, au contact d’une nature toujours menaçante, une forme
de primitivisme, d’errance, mais aussi
d’ensauvagement qu’ils renaissent à la vie. Dans Le Revenant, les trappeurs sont revêtus de vêtements confectionnés
à partir de peaux d’animaux, ce qui souligne bien leur appartenance au monde
animal. Ils sont ici dans leur milieu et se coulent, taiseux et vigilants, dans
cette forêt, belle mais brutale, qui les renvoie à eux-mêmes et à leur quête.
La caméra, toujours extrêmement mobile, finit par cadrer l’objet même de la
présence des trappeurs: un orignal, à l’arrière-plan, masqué en partie par le
brouilard bas et gris, s’abreuve au détour d’une courbe du cours d’eau,
inconscient du drame qui est en train de se préparer (photogramme 4). Le
panache à large envergure du cervidé , la taille impressionnante de son corps
prolongé par de longues et fines pattes, en font une cible idéale, d’autant
plus vulnérable qu’elle est immobile. Avançant sous le vent, Hugh et son fils
Hawk (Forrest Goodluck) lèvent leurs fusils pour viser l’animal. La traque
n’aura pas été vaine puisque le gibier a
été débusqué. La mort de l’orignal viendra dans un moment justifier l’existence
des trois chasseurs.
samedi 14 avril 2018
dimanche 1 avril 2018
La salle de cinéma chez Jean-Pierre Jeunet
Bien
installée dans son fauteuil, Amélie Poulain (Audrey Tautou dans Le fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre
Jeunet, 2001) regarde un film dans une salle de cinéma. Son visage, illuminé
par la lumière de l’écran hors-champ, irradie à son tour le cadre que nous
observons. La mine manifestement réjouie, un sourire esquissé à la commissure
des lèvres, Amélie s’est coupée, un temps, du monde extérieur, transpercée par
l’évidence que seul le cinéma peut la rendre aussi heureuse. Son visage, sémillant
et éveillé, candide et malicieux, attentif et rêveur traduit toutes les
émotions qui cheminent en elle. À vue d’œil, ses yeux ronds, grand ouverts et
hypnotisés, sont embrasés par ce qu’ils voient, par ce mystère de l’image qui
la chavire, qui l’étreint, qui crée du désir et la fait basculer du paradis en
enfer, qui la transporte hors de la réalité et du monde. L’absence de l’écran,
regardé avec avidité et gourmandise par Amélie, permet de dynamiser notre
vision puisque ce que nous voyons n’est plus un film , mais une spectatrice
regardant un film. Et cet espace invisible devient le champ de notre propre
regard sur le cinéma, sur ce qu’il nous communique en fonction de notre mémoire
et de nos références culturelles et sociales. Amélie donc, existe dans cet
espace public qu’est une salle de cinéma mais qui est aussi , et d’abord, un
écrin individuel dans lequel le corps peut se dépouiller de toute posture tout
en mobilisant l’esprit dans ce qu’il peut avoir de plus créatif. L’attitude
d’Amélie, le regard porté vers le haut, illustre à merveille ce que Jean-Luc
Godard dit du cinéma : « Quand on va au cinéma, on lève la tête, quand on
regarde la télévision, on la baisse ». Quand un film est à la hauteur, comme
cela semble être le cas, à l’évidence pour Amélie, le spectateur s’y abîme sans
retenue ni calcul, sans inhibition ni précipitation, mais toujours ouvert et
réceptif aux images et aux sons qui ressemblent au départ à la première page
d’un livre qui s’écrit progressivement. Dans son essai, L’Exercice a été profitable, Monsieur, Serge Daney nous dit que les
spectateurs sont immobiles alors que défilent les images (1). C’est précisément
cette frontalité immobile face à un
écran qui permet à Amélie de s’approprier, de capturer et donc d’intérioriser
en silence ce bouleversement des sens que seule une salle de cinéma peut
procurer, précisément parce qu’elle est une salle obscure qui permet de mettre
en lumière des idées. Et comme pour parachever cette mise en abyme, le plan de
Jean-Pierre Jeunet nous dit aussi que le spectacle est derrière Amélie puisque
les autres spectateurs manifestent la même fascination qu’elle pour cet écran qui
parvient à fédérer le tout en un. Les regards de ses voisins sont
tout autant magnétisés par la puissance de l’image qui traduit aussi l’amour
que le réalisateur porte à son art.
(1) L’Exercice a été profitable, Monsieur de Serge Daney, POL, 1993, cité dans l’article Salle de Laura Tuillier, numéro 742 des
Cahiers du cinéma, mars 2018, p.33.
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