La
séquence d’ouverture de Rosa Luxemburg (Margarethe von Trotta, 1986)
donne à voir le personnage principal dans la situation qui sera la sienne entre
1914 et 1919. C’est en effet emprisonnée que Rosa Luxemburg (Barbara Sukowa),
cette figure révolutionnaire de l’aile gauche de l’Internationale ouvrière,
cofondatrice avec Karl Liebknecht de la Ligue spartakiste, passera l’essentiel
des dernières années de sa vie. Arrêtée à plusieurs reprises au début de la
guerre, elle est réincarcérée en 1916, autant pour avoir appelé les prolétaires
allemands et français à l’insoumission qu’en raison de son militantisme anti-impérialiste
et anticapitaliste. Au cours de cette détention, elle bénéficie néanmoins d’une
relative liberté de mouvement, particulièrement au moment de ses promenades dans
le chemin de ronde de la prison militaire de Wronke, près de Poznan en Posnanie,
une région appartenant à l’Empire allemand.
Ce
plan en plongée crée des impressions qui sont habituellement rattachées à
cet angle de prise de vue : écrasement physique et psychologique du
personnage, marche lente propice à l’abattement, poids de la fatalité. Il
suffirait que la caméra se penche au-dessus de la barrière en métal pour que
nous ressentions un sentiment de vertige ou tout au moins de déséquilibre. Ce
n’est en fait qu’une impression, parce que la grande militante du mouvement
ouvrier, la théoricienne de l’action politique qui avait l’habitude de haranguer
les foules, même empêchée, même isolée, reste combative. Elle écrit beaucoup,
particulièrement à Sonja, la femme de Karl Liebknecht, et poursuit son combat
en rédigeant de nombreux essais politiques. Il faut bien cette espérance pour oublier
que les murs d’une forteresse vous entourent.
Cet
enfermement est souligné par une géométrie carcérale composée de verticales, d’horizontales
et de diagonales, autant de signes visuels et sémantiques exprimant l’enfermement
de Rosa, comme un champ lexical pourrait le faire pour un lecteur. Les
verticales sont matérialisées par les murs sinistres de la prison. À gauche et
à droite du cadre, ils s’apparentent à deux falaises infranchissables dont les
masses semblent prendre en tenaille la frêle silhouette qui déambule au milieu
de cette allée. C’est donc moins la position de la caméra que la disproportion
entre sa petite taille et les énormes volumes de la forteresse qui écrase Rosa.
Ces murs chargés d’une menace sourde nous font ressentir tout autant l’oppression
d’un univers fermé de toutes parts que la coercition physique et politique d’une
femme par un ordre militaire et politique. Les ouvertures visibles à droite et que
nous devinons grillagées renforcent ce sentiment de monde clos, replié sur
lui-même, étouffant, en dépit de la promenade à l’air libre que Rosa peut
effectuer quotidiennement. Les horizontales,
quant à elles, composées de deux longues barres de fer – le garde-corps d’une
passerelle dirait-on – servent à isoler encore davantage la prisonnière. Permettant
d’orienter notre regard, le rectangle central
délimité par deux balustres, comme un cadre dans le cadre, enserre Rosa confirmant,
sur le fond comme sur la forme, un double emprisonnement. Les diagonales, enfin,
délimitées par la base des murs, forment autant de lignes de fuite venant se
fracasser contre l’enceinte de la prison, bien visible dans la profondeur de
champ. L’absence d’horizon rend donc impossible l’idée d’une dynamique de la fuite.
Il n’y a pour le moment aucune alternative, aucune échappatoire à cette
claustration contrainte. Alors qu’en dehors de ces murs résonne dans toute
l’Europe le fracas des armes, l’impression d’un autre danger, d’un autre drame
à venir est palpable.
Ces
signes ne disent pas tout de l’image. Il fait gris, de ce gris toujours triste,
toujours maussade, un gris propre au vague à l’âme, au recueillement. La scène
se passe en automne, mais de cet automne qui sous ces latitudes ressemble déjà
à l’hiver. Les arbres figés dans la froidure ont, depuis longtemps, perdu leurs
feuilles, et un manteau de neige, suffisamment mince cependant pour que nous
puissions encore faire la différence entre le ciel et la terre, recouvre le sol.
La réalisatrice choisit à cet instant de faire coïncider deux espaces de
représentation : nous voyons le personnage, mais nous entendons aussi, en off,
sa voix intérieure, qui, tout en nous prenant à témoin, nous fait aussi
partager le contenu d’une des très nombreuses lettres[1] que Rosa a, durant sa
détention, écrites à Sonja Liebknecht. Cet échange épistolaire dit toute sa
détermination à poursuivre la lutte, mais aussi toute sa mélancolie : « Vous
êtes amer de mon long emprisonnement et vous vous demandez comment il se fait
que certains puissent décider du sort des autres ? Mais c’est justement
sur cela que repose l’histoire de la civilisation. Seul un développement
nouveau et douloureux peut apporter le changement. Mais cela ne dit rien sur la
totalité de la vie et de ses multiples formes. Pourquoi y a-t-il des mésanges
bleues dans le monde ? Je suis vraiment heureuse qu’elles existent. Et
cela me réconforte profondément lorsque, par-dessus les murs de la prison,
j’entends leurs gazouillis au loin. » Avec le choix de mettre en avant
cette voix off, la réalisatrice nous dit qu’en dépit de – ou grâce
à ? – l’enceinte fortifiée, Rosa a réussi à construire un univers rendant sa
détention plus supportable. Même emprisonnée, elle ne renonce à rien – si elle ne
pouvait pas écrire et parler, probablement hurlerait-elle –, ni à son combat
pour écarter l’injustice, la misère sociale et tous les tourments qui menacent
les hommes, et encore moins à son amour pour la nature et pour la vie. Elle
s’attache à la couleur du ciel, au passage des saisons, aux animaux, aux
plantes. Même les pierres des murs qu’elle longe quotidiennement retiennent son
attention : « Je connais la moindre pierre, la moindre herbe qui
pousse entre les pavés. Mes yeux qui ne peuvent se poser sur un coin de verdure
cherchent avidement dans la couleur des pierres, un peu de variété et de couleurs.[2] » Rosa Luxemburg ou
comment faire face, garder sa dignité et sa conscience.
Cinéaste
féministe, Margarethe von Trotta excelle dans l’analyse des comportements humains
en général et féminins en particulier. Elle ne cesse de mettre en scène des femmes
allemandes jusqu’au-boutistes, pensant par elles-mêmes et toujours en prise
avec leur époque. À l’instar de Christa Klages (Le second éveil de Christa Klages,
1978) ou de Marianne (Les années de plomb, 1981), Rosa Luxembourg
est une femme insoumise, farouchement insurgée contre la violence d’État, une
rebelle désirant ardemment changer la société et considérée pour cela par les autorités
comme une ennemie de l’intérieur. Elle le paiera de sa vie. Libérée en 1918, la
militante avait à peine quarante-huit ans lorsqu’elle fut assassinée le 15
janvier 1919 en pleine révolution allemande par les Corps francs, une milice d’extrême
droite, dont de nombreux membres rejoindront, quelques années plus tard, les SA,
la formation paramilitaire du parti nazi.