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Une banlieue bien ordonnée et parfaitement fonctionnelle, comme il en existe tant aux États-Unis, s’étend le long des arabesques d’asphalte qui n’en finissent pas, à perte de vue, de dévorer l’espace (photogramme 1). Nous sommes en Floride, près d’Orlando. Ignorant les notions de centre et de périphérie, cet étalement urbain à l’architecture horizontale, où personne ne marche et où rien ne se fait sans voiture, est typique du modèle résidentiel américain. Composée de maisons individuelles, de pelouses soigneusement tondues, de piscines dont l’eau miroitante invite à la détente absolue, de palissades blanches délimitant des aires de jeu pour les enfants et d’une voiture (voire deux ou trois) dans chaque garage, la banlieue véhicule cette idée qu’elle est forcément synonyme de bonheur domestique, un bonheur indissociable du rêve américain. Au-dessus de ces habitations, nous devinons une immensité de ciel, forcément bleu, forcément immaculé, un ciel indissociable du soleil qui brille ici toute l’année ou presque.
Mais derrière ces baies vitrées, derrière cette tranquillité apparente se joue tout à fait autre chose. En 2010, ces banlieues ont des allures de boulevard des illusions perdues : suite à la crise financière et immobilière de 2008, le rêve s’est transformé en cauchemar pour des milliers de propriétaires aux abois, incapables de payer leurs emprunts. Au-dessus de ce monde en perdition, Dennis Nash (Andrew Garfield à droite du photogramme 2) regarde à travers la verrière d’un hélicoptère cet océan urbain, autant absorbé par ce qu’il prépare, que par ses souvenirs. Il était encore, il y a peu, un ouvrier du bâtiment qui, face à la pénurie de maisons à construire, s’était retrouvé incapable d’honorer ses paiements hypothécaires. Expulsé sans préavis de son domicile par un agent immobilier sans scrupules, Rick Carver (Michael Shannon à gauche du photogramme 2), il choisit d’accepter le pacte faustien que celui-ci lui propose : gérer son parc immobilier et le seconder dans l’expulsion des propriétaires en rupture de paiement. Mais, non contents d’émettre des mises en demeure, ils dépouillent aussi les maisons de leurs appareils électro-ménagers, pompes de piscine et systèmes de climatisation pour mieux les réclamer aux assurances et les remettre en place pour revendre le tout au meilleur prix aux banquiers-propriétaires. Toutefois, en dépit de l’argent qui commence à couler à flots, Dennis n’arrive pas à se défaire de ce trouble intérieur, de cette souffrance d’infliger à d’autres ce qu’il a lui-même connu. Sur son visage, les yeux mi-clos et les lèvres serrées, avec cet air de chien battu dont il n’arrive pas à se départir, se lit toute l’ambiguïté tragique qui est la sienne, une ambiguïté consciente, assumée puisqu’il capitalise sur le malheur des autres, tout en arborant une mine compassionnelle, souvent d’ailleurs non feinte. Cherche-t-il ainsi à cautériser son propre désespoir pour garder cette humanité qui fait défaut à son mentor ? À côté de lui, gardé à distance par une faible profondeur de champ, ce dernier, en tant que sociopathe bouffi de vanité et de cynisme, aussi impitoyable que machiavélique, reste indifférent à ces états d’âme, aussi à l’aise dans ces eaux troubles qu’un grand requin blanc au large des côtes de la Floride.
De All that Heaven Knows (Douglas Sirk, 1955) à Suburbicon (George Clooney, 2017) en passant par The Swimmer (Frank Perry, 1968), American Beauty (Sam Mendes, 1999) ou Little Children (Todd Field, 2006), la banlieue a toujours inspiré les cinéastes qui y voient, quelles que soient les époques, un terreau idéal pour allégoriser les fissures sociales et les angoisses des classes moyennes, en apparence satisfaites d’elles-mêmes, qui ne manquent pas derrière ce décor pimpant. Virgin Suicides (Sofia Coppola, 1999) est peut-être le film le plus percutant avec le suicide de cinq sœurs préférant mourir que de vivre jusqu’à l’étouffement au sein d’une famille aussi conventionnelle que répressive. Mais, dans 99 Homes (Ramin Bahrani, 2014), ces milliers de propriétaires doivent faire face non pas à une fêlure intérieure, mais à une hydre d’autant plus implacable qu’elle apparaît insaisissable : un capitalisme rapace fait de prêts toxiques, de bulles spéculatives, de hausse des taux d’intérêt … et de profiteurs.