samedi 16 novembre 2024

La mort du rêve américain

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Une banlieue bien ordonnée et parfaitement fonctionnelle, comme il en existe tant aux États-Unis, s’étend le long des arabesques d’asphalte qui n’en finissent pas, à perte de vue, de dévorer l’espace (photogramme 1). Nous sommes en Floride, près d’Orlando. Ignorant les notions de centre et de périphérie, cet étalement urbain à l’architecture horizontale, où personne ne marche et où rien ne se fait sans voiture, est typique du modèle résidentiel américain. Composée de maisons individuelles, de pelouses soigneusement tondues, de piscines dont l’eau miroitante invite à la détente absolue, de palissades blanches délimitant des aires de jeu pour les enfants et d’une voiture (voire deux ou trois) dans chaque garage, la banlieue véhicule cette idée qu’elle est forcément synonyme de bonheur domestique, un bonheur indissociable du rêve américain. Au-dessus de ces habitations, nous devinons une immensité de ciel, forcément bleu, forcément immaculé, un ciel indissociable du soleil qui brille ici toute l’année ou presque. 

Mais derrière ces baies vitrées, derrière cette tranquillité apparente se joue tout à fait autre chose. En 2010, ces banlieues ont des allures de boulevard des illusions perdues : suite à la crise financière et immobilière de 2008, le rêve s’est transformé en cauchemar pour des milliers de propriétaires aux abois, incapables de payer leurs emprunts. Au-dessus de ce monde en perdition, Dennis Nash (Andrew Garfield à droite du photogramme 2) regarde à travers la verrière d’un hélicoptère cet océan urbain, autant absorbé par ce qu’il prépare, que par ses souvenirs. Il était encore, il y a peu, un ouvrier du bâtiment qui, face à la pénurie de maisons à construire, s’était retrouvé incapable d’honorer ses paiements hypothécaires. Expulsé sans préavis de son domicile par un agent immobilier sans scrupules, Rick Carver (Michael Shannon à gauche du photogramme 2), il choisit d’accepter le pacte faustien que celui-ci lui propose : gérer son parc immobilier et le seconder dans l’expulsion des propriétaires en rupture de paiement. Mais, non contents d’émettre des mises en demeure, ils dépouillent aussi les maisons de leurs appareils électro-ménagers, pompes de piscine et systèmes de climatisation pour mieux les réclamer aux assurances et les remettre en place pour revendre le tout au meilleur prix aux banquiers-propriétaires. Toutefois, en dépit de l’argent qui commence à couler à flots, Dennis n’arrive pas à se défaire de ce trouble intérieur, de cette souffrance d’infliger à d’autres ce qu’il a lui-même connu. Sur son visage, les yeux mi-clos et les lèvres serrées, avec cet air de chien battu dont il n’arrive pas à se départir, se lit toute l’ambiguïté tragique qui est la sienne, une ambiguïté consciente, assumée puisqu’il capitalise sur le malheur des autres, tout en arborant une mine compassionnelle, souvent d’ailleurs non feinte. Cherche-t-il ainsi à cautériser son propre désespoir pour garder cette humanité qui fait défaut à son mentor ? À côté de lui, gardé à distance par une faible profondeur de champ, ce dernier, en tant que sociopathe bouffi de vanité et de cynisme, aussi impitoyable que machiavélique, reste indifférent à ces états d’âme, aussi à l’aise dans ces eaux troubles qu’un grand requin blanc au large des côtes de la Floride. 

De All that Heaven Knows (Douglas Sirk, 1955) à Suburbicon (George Clooney, 2017) en passant par The Swimmer (Frank Perry, 1968), American Beauty (Sam Mendes, 1999) ou Little Children (Todd Field, 2006), la banlieue a toujours inspiré les cinéastes qui y voient, quelles que soient les époques, un terreau idéal pour allégoriser les fissures sociales et les angoisses des classes moyennes, en apparence satisfaites d’elles-mêmes, qui ne manquent pas derrière ce décor pimpant. Virgin Suicides (Sofia Coppola, 1999) est peut-être le film le plus percutant avec le suicide de cinq sœurs préférant mourir que de vivre jusqu’à l’étouffement au sein d’une famille aussi conventionnelle que répressive. Mais, dans 99 Homes (Ramin Bahrani, 2014), ces milliers de propriétaires doivent faire face non pas à une fêlure intérieure, mais à une hydre d’autant plus implacable qu’elle apparaît insaisissable : un capitalisme rapace fait de prêts toxiques, de bulles spéculatives, de hausse des taux d’intérêt … et de profiteurs.




mercredi 30 octobre 2024

La critique des films de guerre chez Robert Altman


« Lorsque nous avons fait M.A.S.H., la Twentieth Century Fox avait deux autres « guerres » en cours : Patton et Tora! Tora! Tora!. C’étaient des films à gros budget et le nôtre était bon marché. Je savais que si nous ne dépassions pas notre budget et que nous ne faisions pas trop de remous, nous pourrions nous faufiler. On pourrait dire qu’ils avaient été distraits par les autres films », dit en 2009 Robert Altman au journaliste Mitchell Zuckoff[1]. Et, en effet, ce cinéaste volontiers hétérodoxe réussit à créer un véritable antidote à la glorification de la guerre en racontant les péripéties rabelaisiennes, irrévérencieuses et franchement iconoclastes d’un groupe de chirurgiens qui, chaque jour, dans les blocs opératoires d’un hôpital de campagne – M.A.S.H. est l’acronyme pour désigner un Mobile Army Surgical Hospital –, opèrent, suturent, dissèquent, amputent des corps mutilés ramenés du front. De ce front justement, nous ne verrons rien. Alors que l’action est censée se dérouler pendant la guerre de Corée, il ne fait aucun doute pourtant qu’il est en fait question du conflit vietnamien, le film étant sorti sur les écrans en 1970. J’en reparlerai, mais peu importe puisqu’il s’agit d’abord, sur un registre grinçant, de subvertir la mythologie d’un genre très codifié : le film de guerre.  Et ce plan dit tout du sens de la provocation narquoise cher à Robert Altman. 

À l’arrière-plan, un hélicoptère de l’armée américaine vient de se poser au milieu d’un hôpital de campagne, à proximité d’un blessé inanimé, au premier plan, couché sur une civière, attendant d’être transporté vers un bloc opératoire. Au second plan, deux hommes, dont nous ne voyons que les jambes, viennent de sortir du cockpit de l’aéronef.  Ces jambes, justement, sont celles de deux chirurgiens, « Trapper John » McIntyre (Elliott Gould) et « Hawkeye » Pierce (Donald Sutherland). Ils reviennent d’une permission passée au Japon et regagnent leur unité chirurgicale. Avec leurs culottes de golf fermées d’élastiques s’arrêtant sous le genou, leurs chaussettes hautes, jaunes pour « Trapper John », rouges pour « Hawkeye », et leurs chaussures souples noires et blanches, ils sont davantage équipés à cet instant pour exercer leur swing que pour extraire avec leurs sondes des fragments métalliques de plaies plus ou moins béantes. L’irrespect et la désinvolture, pour ne pas dire le sacrilège du plan tiennent donc au fait que Robert Altman met sur un pied d’égalité la guerre, le sang, la mort et… le golf. Avec une telle étiquette vestimentaire, ce détail qui dit tout, nos deux chirurgiens incarnent un véritable contresens visuel, une dissonance volontiers anarchique dans ce contexte, et semblent plutôt sortir de films comme Follow the Sun (Sidney Lanfield, 1951) ou Pat and Mike (George Cukor, 1952), deux films dont le dénominateur commun est de nous faire comprendre la différence entre un whiff et un draw[2]. Proches de Laurel et Hardy ou d’Abbott et Costello, ces carabins en folie, en techniciens délurés et volontiers potaches, ne prennent jamais rien au sérieux, et surtout pas la guerre, ne défendent aucune cause, défient constamment le système qu’ils malmènent de l’intérieur, et ne se privent pas, entre deux opérations, de jouer au golf justement, ou de poursuivre de leur assiduité lubrique les infirmières du camp. Avec cet état d’esprit subversif consistant à transformer un héliport jonché de blessés et de cadavres en green du Bel-Air Country Club, ces agents d’un chaos très organisé parasitent autant la discipline militaire que l’esprit de corps volontiers affichés par les officiers supérieurs du camp. Ce plan – à l’image de tout le film – détourne donc les codes habituels du film de guerre américain : le sens du sacrifice (They Were Expendable, John Ford, 1945), la bravoure individuelle mise au service du groupe (To Hell and Back, Jesse Hibbs, 1955), le combat messianique pour la liberté et la défense des principes démocratiques (The Longest Day de Darryl F. Zanuck, 1962), autant de films évoquant une mythologie guerrière dont les figures de proue sont encore à cette époque Audie Murphy et John Wayne[3]. Je parie enfin que Robert Altman, en véritable contempteur du système hollywoodien, s’est réjoui ici de montrer à l’arrière-plan l’emblème de l’étoile blanche à cinq pointes pour mieux brocarder l’exaltation patriotique et la bonne conscience innervant The Green Berets (John Wayne, 1968), un opus impérialiste destiné à justifier l’intervention américaine dans le Sud-Est asiatique, que les spectateurs de 1970 ont forcément en mémoire au moment où sort son film.

De ce front, nous ne voyons rien, ai-je dit plus haut. Et en effet, si le réalisateur choisit de ne montrer aucune image de combat, il n’occulte pas moins les horreurs du conflit. Le blessé sur son brancard et l’hélicoptère ne forment en fait qu’une seule et même idée : celle de métaphoriser de manière transparente le Vietnam, en superposant les cadavres visibles dans M.A.S.H. à ceux que les Américains voyaient au même moment quotidiennement à la télévision. Ce blessé traduit aussi l’idée, juste avant Johnny Got His Gun (Dalton Trumbo, 1971) et The Visitors (Elia Kazan, 1972), que le film de guerre ne montre pas forcément la guerre en train de se dérouler, laissée hors champ, mais seulement ses conséquences, avec les mêmes effets dévastateurs. Et l’on se prend alors à penser que les frasques de nos pieds nickelés sont une manière de maintenir à distance, comme un ultime recours, la monstruosité guerrière imposée par des autorités politiques et militaires indifférentes à la souffrance humaine. Passer du rire provoqué par l’accoutrement improbable de notre duo à la grimace en les voyant défiler, indifférents, devant ce mourant n’est pas pour rien dans le ton décalé du film. Si l’on se souvient de l’hôpital militaire de Battle Circus (Richard Brooks, 1953), dans lequel un chirurgien (Humphrey Bogart) opère des blessés avec un dévouement confinant à l’abnégation et au sublime, très éloigné de l’hédonisme de nos hurluberlus, on mesure le changement de point de vue[4] ! Néanmoins, Robert Altman, en dévorant tous les codes traditionnels, en crée, sans le savoir, un autre : avec ce ballet d’hélicoptères débarquant des blessés, il inaugure la construction d’une mémoire cinématographique immédiatement identifiée à la guerre du Vietnam, mais qui s’épanouira plus tard avec Go Tell the Spartans (Ted Post, 1978), Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979) ou encore Platoon (Oliver Stone, 1986).  

Assumant totalement ce ton libertaire qui sied aux films du Nouvel Hollywood, Robert Altman a insufflé à sa mise en scène cette ironie caustique et frondeuse qui fonde sa vision du monde. Caractéristique de la contre-culture des années 1970, M.A.S.H participe de ce jeu avec les genres cinématographiques qu’affectionne particulièrement le réalisateur et qu’il reproduira avec le western (McCabe & Mrs. Miller, 1971, et Buffalo Bill and the Indians, or Sitting Bull’s History Lesson, 1976), le film de détective privé (The Long Goodbye, 1973) ou celui de gangsters (Thieves Like Us, 1974). Michael Henry Wilson résume avec pertinence cette remise en cause du politiquement correct : « Le propre d’Altman n’est-il pas de désacraliser tout ce qu’il touche ? Si l’on a pu le qualifier de misanthrope, c’est qu’il prend soin de déployer tout l’apparat du cérémonial attendu avant de le mettre à nu. Il fait mine d’épouser le rituel énoncé, mais c’est pour mieux le dérégler et en dénoncer l’absurde solennité[5] ».

 

 


[1] Mitchell Zuckoff, Robert Altman, une biographie orale, G3J, 2011, p. 185.

[2] En golf, le whiff est un coup manqué en tentant de frapper la balle. Le draw est un coup permettant d’incurver la trajectoire de la balle.

[3] Des cinéastes ont su avant M.A.S.H. aller à contresens, l’humour en moins, de ce militarisme nationaliste, comme Robert Aldrich (Attack, 1956), Anthony Mann (Men in War, 1957) ou Samuel Fuller (The Steel Helmet, 1950, Merrill’s Marauders, 1962).

[4] D’une manière ironique, ce film se déroulant pendant la guerre de Corée devait s’appeler MASH 66. Ce titre fut rejeté par la MGM parce que le studio pensait que le public ne comprendrait pas sa signification.

[5] Michael Henry Wilson, À la porte du paradis. Cent ans de cinéma américain. Cinquante-huit cinéastes, Armand Colin, 2014, p. 464.






lundi 7 octobre 2024

Les lignes et les volumes chez Alan J. Pakula


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Dans À cause d’un assassinat (The Parallax View, Alan J. Pakula, 1974) Joe Frady (Warren Beatty) est un journaliste qui découvre, trois ans après l’assassinat d’un candidat à la présidentielle et la disparition suspecte de plusieurs témoins, l’existence de la Parallax Corporation, une société spécialisée dans le recrutement « d’agents de sécurité » dont la tâche principale est d’assassiner les hommes politiques en vue. En infiltrant cette organisation criminelle, il découvre qu’un nouveau meurtre est en préparation contre le sénateur George Hammond, lui aussi candidat à l’élection présidentielle. Son enquête va le mener sur les traces du tueur à Atlanta …

Dans le photogramme 1, le réalisateur et son directeur de la photographie Gordon Willis utilisent la règle des trois tiers[1] pour filmer dans la partie droite du cadre, de dos, deux hommes assis sur un banc. À gauche, Joe Frady (Warren Beatty) discute avec, à sa droite, Jack Younger (Walter McGinn), le recruteur de la Parallax Corporation. Les deux personnages forment le point focal de l’image, celui qui attire immédiatement notre œil puisqu’il se situe ici au premier plan. Comme pour compenser ce décentrage, les lignes verticales (l’immeuble, les arbres, la hampe du drapeau) et horizontales (les dossiers des bancs publics, la ligne d’horizon formée par le sommet des arbres à l’arrière-plan) abondent pour équilibrer un cadre particulièrement chargé. Les deux hommes sont dominés, en effet, par la verticalité de l’immeuble dont la façade en verre, imposant toute sa masse écrasante, occupe quasiment la moitié du cadre. Placer ces deux hommes dans le tiers droit n’est pas fortuit puisque cela permet d’ouvrir, à gauche, l’espace dans les deux autres tiers. Cette portion du cadre filmée avec une grande profondeur de champ intègre tous les éléments du décor, ce qui laisse au spectateur la possibilité de susciter un questionnement concernant les liens qui existent entre les deux personnages et leur environnement. Et cet espace est suffisamment large pour que nous puissions tout voir : des spectateurs assis sur des bancs regardent un match de basket, des promeneurs font leur jogging, des enfants courent en poussant des cris. En cette journée ensoleillée et avec ce ciel bleu immaculé se mariant au vert de la végétation, la vie suit son cours, insouciante, apaisée.  Pourtant, directement lié au dialogue entre Fred et Jack, cet espace ouvert suggère aussi la présence d’un hors-champ nettement plus anxiogène, nettement plus menaçant puisque, dans cette ville, dans ce bâtiment visible dans l’arrière-plan, s’ourdit un assassinat politique auquel Fred Frady va être directement mêlé. Pakula installe donc dans son cadre deux réalités antinomiques : une menace contre la démocratie et l’indolence d’une population ignorant tout du complot en marche. 

Dans le photogramme 2, Frady vient de prendre l’escalier roulant de cet immeuble visible dans le précédent photogramme, le Convention Center de la cité géorgienne où se tient la répétition générale du rassemblement politique au cours duquel George Hammond justement, doit faire une apparition. Chez Pakula, là aussi, les lignes et les énormes volumes du décor participent, en autant de termes visuels et narratifs, à nous donner une vision du monde étroitement associée aux personnages. Le toit en verre, censé favoriser la luminosité naturelle du bâtiment, ne joue pas son rôle puisque celle-ci, même en pleine journée, reste entre chien et loup. Les supports métalliques soutenant la verrière forment des diagonales qui s’apparentent aux rayons d’une gigantesque toile d’araignée dans laquelle Joe Frady semble s’empêtrer. Dans ce décor froid et sans âme, sa silhouette d’encre, minuscule, donne l’impression d’être écrasée entre le plafond et la balustrade de l’escalier comme autant de mâchoires prêtes à se refermer sur elle. Le bâtiment et son architecture éclipsent donc le personnage pour mieux nous faire ressentir l’oppression d’une menace invisible, d’un monde qui emprisonne l’infortuné Frady, pris dans les rets d’un complot qui le dépasse et qui ne sait pas, à cet instant, qu’il marche vers son destin

Tourné à l'apogée du scandale du Watergate, À cause d’un assassinat saisit l’humeur de toute une époque, faisant écho de manière inquiétante aux meurtres réels de dirigeants américains de premier plan tels que John et Robert Kennedy, Malcolm X ou Martin Luther King. Ce film, deuxième volet de ce que la critique surnommera la Trilogie paranoïaque, est encadré par Klute (1971) et Les Hommes du Président (All the President’s Men, 1976), trois chefs d’œuvre qui fouailleront le malaise démocratique en affirmant qu’aucun acte immoral n’était trop fallacieux pour les pouvoirs en place.

 



[1] La règle des trois tiers consiste à diviser mentalement l’image à l’aide de deux lignes horizontales et de deux lignes verticales. Le réalisateur positionne les éléments importants le long des lignes ou à leurs intersections.



dimanche 29 septembre 2024

Les photographies chez Ken Loach



Contrairement à Bread and Roses (2000) décrivant une immigrée clandestine mexicaine, femme de ménage dans un immeuble de Los Angeles, The Old Oak  (Ken Loach, 2023)  suit Yara (Ebla Mari), une immigrée légale syrienne tentant de se reconstruire au sein de la société anglaise post-Brexit, volontiers xénophobe vis-à-vis de tous ces exilés . Dans une arrière-salle de l’Old Oak, l’unique pub décrépi d’un village du nord de l’Angleterre, elle regarde avec beaucoup d’attention les photographies encadrées accrochées au mur qui présentent toutes des instants pris sur le vif de la grande grève des mineurs houillers britanniques du Yorkshire entre 1984 et 1985. Ces clichés montrent l’immense mobilisation des ouvriers, unis autour de slogans bien visibles sur les pancartes hâtivement confectionnées: « Victory to the miners », « Give me a future » et « Close a pit, kill a village ». Ces hommes forment une masse compacte, comme un seul peuple soulevé par la colère, résolu, dans cette lutte à mort contre le patronat et le gouvernement, à sauvegarder son mode de vie et sa cohésion sociale. Certains d’entre eux tentent de sourire devant l’objectif, mais l’envie n’y est pas. Peut-être savent-ils déjà que la lutte est inégale et que leur volonté de préserver leurs emplois en continuant à descendre plusieurs centaines de mètres sous terre pour en extraire du charbon, ne pèse rien face à la Première Ministre Margaret Thatcher, plus inflexible que jamais sur sa détermination à fermer les puits déficitaires et à faire plier le puissant syndicat des mineurs, le National Union of Mineworkers. L’objectif du gouvernement conservateur était, à ce moment, d’entériner la transition du pays vers une société néolibérale de services, plus rentable à ses yeux que cette industrie charbonnière qui fit pourtant du Royaume-Uni le berceau de la Révolution industrielle au XIXe siècle. 

Mais à travers les yeux de Yara, c’est bien Ken Loach qui retourne aux sources de son militantisme, en ce sens que les années 80, indissociables de la révolution conservatrice thatchérienne opposée à la pensée interventionniste keynésienne, ont profondément influencé son cinéma. Nulle nostalgie dans son regard, mais une rage intacte à dénoncer, de son documentaire A Question of Leadership (1981) à The Old Oak en passant par Raining Stones (1993) ou I, Daniel Blake (2016) les inégalités sociales, la destruction de l’État-providence, le cynisme et le mépris affichés par une partie de la classe politique britannique et les adorateurs de la main invisible du marché vis-à vis du lien social. L’échec particulièrement amer de la grève donne au plan sa dimension tragique. Que son cri retentisse dans le vide dans un Royaume-Uni envoyant invariablement de 2010 à 2024, en dignes héritiers de la « Dame de fer », des Premiers Ministres conservateurs, ne rend que plus indispensable son engagement politique et son désir de hisser très haut les valeurs humaines de solidarité et de dignité. Dans ce rôle écrit tout en sensibilité par le toujours fidèle scénariste du réalisateur, Paul Laverty, Yara, le regard rivé sur ces photographies, ne peut être que troublée par elles.  Photographe talentueuse, la jeune femme se projette inévitablement dans cette communauté fracassée qui lui rappelle la sienne et son pays, la Syrie, qu’elle a dû fuir avec une partie de sa famille. Cet effet miroir renvoie aux photos qu’elle a ramenées de son pays natal, montrant les visages certes abîmés de ses compatriotes, mais toujours empreints d’une dignité que le malheur ne saurait vaincre. Ces images fixes du passé et du présent traduisent donc bien le sentiment de perte et la matérialisation de l’effondrement de deux communautés, distinctes certes, mais désormais réunies dans une même réalité meurtrie. De cette prise de conscience d’une solidarité transcendant les frontières, Ken Loach sait, comme à son habitude, faire naître l’espoir d’un monde tel qu’il pourrait être : universaliste et altruiste.




 

mardi 3 septembre 2024

Le point de vue de la caméra de surveillance chez Francis Ford Coppola


Cet homme assis sur une chaise jouant du saxophone est Harry Caul (Gene Hackmann), un expert en écoutes clandestines engagé pour espionner un couple : la femme d'un puissant homme d'affaire et son amant. Son métier est de scruter les gens, d’entrer sans états d’âme dans leur intimité et surtout de les écouter parler grâce à une technologie d’enregistrement à longue distance particulièrement efficace. Les micros, beaucoup plus que l’image, sont pour lui un vecteur pour interpréter le réel et ainsi se rapprocher de ce qu’il pense être la vérité. Et peu lui importe le contenu des enregistrements, puisque les interactions humaines, ne l’intéressent pas. Sa nature pathologiquement introvertie et son incapacité affective à vivre dans le monde qui l’entoure contrastent avec ses exigences professionnelles et son souci maniaque de la perfection sonore. Pourtant, une fois le contrat achevé et rompant les règles qu’il s’était toujours imposées, il réécoute ses bandes audios et tombe sur une phrase, « He’d kill us if he got the chance » qu’il passe en boucle de manière obsessionnelle sur son magnétophone. Persuadé que ses commanditaires sont en train de planifier le meurtre du couple, Harry se retrouve pris dans l’engrenage d’une intrigue sinueuse qui va vite le dépasser et dont les événements vont se retourner contre lui. Il ressemble en cela au héros de Blow up - film dont Coppola a revendiqué l’inspiration -, Thomas (David Hemmings), un photographe de mode, qui en développant et en agrandissant progressivement les clichés qu’il a pris de deux amants découvre, sortant d’un bosquet, une main tenant un pistolet braqué sur eux[1]. De chasseur de sons, Harry va alors se transformer en victime, à son tour traqué, reclus dans son appartement, submergé par une paranoïa qui va le faire entrer dans une réalité parallèle. 

Si dans The Conversation (Francis Ford Coppola, 1974), un plan peut condenser toutes ces problématiques, c’est probablement celui-ci. L’angle en plongée de la caméra connote autant l’écrasement du personnage que la sensation de son emmurement au milieu des débris de son appartement. Harry apparaît piégé de l’intérieur, enfermé, replié sur lui-même dans un espace qui a tout d’une zone de guerre. Il vient de saccager méthodiquement son appartement en décollant le papier peint, éventrant les murs, arrachant les lattes du plancher, brisant des bibelots et dévissant les interrupteurs électriques pour chercher un microphone caché, convaincu qu’il a été, à son tour, mis sur écoute. Cette destruction matérielle n’est qu’une métaphore de la déliquescence psychologique, de la déconstruction d’un homme ayant perdu tous ses repères. Vivant déjà à la marge, à la périphérie de la société - la caméra le filme décentré dans le champ comme pour mieux souligner cet aspect de sa personnalité -, Harry laisse son imagination aller à la dérive avec la folie en toile de fond. Les verrous qu’il avait multipliés pour barricader sa porte ne lui sont plus d’aucune utilité puisque le danger vient dorénavant non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. Il n’est plus dans sa salle de montage, entouré de ses magnétophones sécurisants, synonymes de toutes ses certitudes, mais dans son espace privé devenu le réceptacle de toute sa paranoïa, de tous ses questionnements existentiels. Aussi seul et abandonné de tous que le seront le colonel Walter Kurtz (Marlon Brando) à l’agonie dans l’épilogue d’Apocalypse Now (1979) ou Michael Corleone, (Al Pacino) vieilli et dépouillé de sa puissance dans l’ultime plan de The Godfather : Part 3 (1990), Harry paie la vacuité tragique d’une vie dédiée à espionner celle des autres, sans s’apercevoir qu’il est passé à côté de la sienne dans un vertigineux déni de son humanité. Je pense, en écho, à la citation de Friedrich Nietzsche : « Quand tu regardes longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi regarde à l’intérieur de toi »[2]. Dans ce huis clos à l’atmosphère étouffante, Harry subit la pire chose qui pouvait lui arriver : être lui aussi l’objet de toute l’attention d’un observateur invisible. La caméra, en effet, placée en hauteur, est en train d’opérer de manière hypnotique un lent panoramique droite-gauche, puis gauche-droite pour, entre les deux mouvements, s’arrêter quelques secondes sur l’homme au saxophone. Cette oscillation simule le balayage lent d’une caméra de surveillance en circuit fermé. La caméra, omnisciente et plus que jamais voyeuriste renvoie au regard hitchcockien de Rear Window ou de Psycho, - Brian de Palma saura le réactiver dans Blow Out (1981) - un regard qui oriente le spectateur vers ce qui normalement doit rester caché aux yeux du monde extérieur. Contrairement à Harry qui cherche un microphone à l’aveugle, sans discernement, la caméra, elle, cible, scrute, épie, tous les moindres faits et gestes, les actions les plus intimes de cet homme, comme si elle voulait entrer dans son cerveau, comme pour mieux lui signifier qu’il est désormais puni par où il a péché. Cet œil a quelque chose d’orwellien et de totalitaire, dans son insistance à voir sans être là, mais en étant partout, dans une réalité - où est-ce plutôt une illusion ? - dans laquelle le visible finit par se confondre avec l’invisible. Cette ingérence dans l’intime par l’intermédiaire de la technologie donne toute sa puissance au film et à ce plan en particulier, renvoyant la figure d’Harry à celle de Duke Anderson (Sean Connery) cambriolant un hôtel de luxe sans savoir qu’il est truffé de micros et de caméras dans The Anderson Tapes (Sydney Lumet, 1971) ou celle de la prostituée Bree Daniels (Jane Fonda) mise sur écoute par le détective John Klute (Donald Sutherland) dans Klute (Alan. J. Pakula, 1971).  Pourtant, après avoir fait table rase de sa vie antérieure, et bien qu’il soit devenu un corps étranger dans son propre appartement, Harry parvient encore à se saisir de son saxophone, un des rares objets encore intacts, qui a échappé à son délire destructeur. Amoureux du jazz, mais là aussi incapable de jouer avec les autres, il a toujours aimé accompagner, assis sur une chaise, les disques de Duke Ellington. À cet instant, composée d’éclats brisés, la mélodie mélancolique s’échappant de son instrument, comme une sourde plainte, laisse affleurer une émotion d’autant plus poignante qu’elle tranche avec la séquestration mentale qui caractérise Harry. 

Sorti en 1974, le film - dont le scénario, prophétique, avait été écrit par Coppola au milieu des années 60 - va faire résonner, de façon assez vertigineuse, l’arrestation, le 17 juin 1972 à deux heures du matin et en plein cœur de Washington DC, de cinq hommes, entrés par effraction dans l’immeuble du Watergate où se trouvait le quartier général du parti démocrate. Le matériel dont disposaient les cambrioleurs, très sophistiqué et confisqué par la police, comprenait des caméras, des appareils photos … et des micros. L’un de ces hommes était James McCord, colonel réserviste de l’US Air Force, ancien du FBI et de la CIA, membre de l’équipe pour la réélection du Président républicain Richard Nixon. La perception que les pouvoirs en place dévoyaient la démocratie pour comploter et mettre sous surveillance leurs adversaires politiques, et potentiellement la population tout entière[3] allait constituer, pour les cinéastes du Nouvel Hollywood, une matrice paranoïaque et complotiste particulièrement angoissante mais également très inspirante[4].  

 



[1] Blow-up de Michelangelo Antonioni (1966).

[2] « Und wenn du lange in einen Abgrund blickst, blickt der Abgrund auch in dich hinein» : Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886

[3] La réalité allait confirmer la fiction en 1974. Pendant les audiences relatives au Watergate, les Américains découvrirent l’existence d’un rapport, le plan Huston, rédigé en 1970 par le conseiller juridique de Richard Nixon, Tom Charles Huston. Ce texte de 45 pages autorisait la mise sur écoute des opposants à la guerre du Vietnam, les entrées par effraction dans les domiciles et l’ouverture des lettres. Il ne fut que partiellement mis en œuvre.

[4] Aux côtés de The Conversation, quatre films majeurs vont s’inspirer du climat complotiste issu des assassinats des John F. Kennedy, Malcolm X, Martin Luther King, Robert F. Kennedy et du scandale du Watergate: Executive Action (David Miller, 1973), The Parallax View (Alan J. Pakula, 1974), Three Days of the Condor (Sydney Pollack, 1975) et All the President’s Men (Alan J. Pakula, 1976). John Frankenheimer avait déjà ouvert la voie au cours de la décennie précédente avec The Manchurian Candidate (1962) et Seven Days in May (1964).





samedi 31 août 2024

Le corps et la conscience chez Jonathan Glazer



« Tout près du camp, le commandant a sa villa, où sa femme contribue à entretenir une vie familiale, et quelquefois mondaine, comme dans n’importe quelle autre garnison. Peut-être seulement s’y ennuie-t-elle un peu plus : la guerre ne veut pas finir ». Ces phrases extraites du texte inoubliable rédigé par Jean Cayrol et narrées en voix off par Michel Bouquet dans Nuit et brouillard (Alain Resnais, 1955) renvoient, comme un écho mortifère traversant les décennies, au film La Zone d’intérêt (The Zone of Interest, Jonathan Glazer,2023) mettant en scène une famille nazie vaquant à ses activités quotidiennes dans une maison champêtre située à la périphérie d’Auschwitz-Birkenau, et dont le père n’est autre que Rudolph Hoess (Christian Friedel), le commandant de ce camp de concentration et d’extermination.

Cela fait maintenant quelques années que cet homme est entré dans la nuit et l’ignominie, particulièrement depuis qu’il est devenu commandant d’Auschwitz-Birkenau le 1er mai 1940. Cette promotion ne relève en rien du hasard, puisqu’il était manifestement prédestiné à ce poste. Nazi convaincu et assumé depuis 1922, arrêté et incarcéré en 1924 pour le meurtre d’un militant communiste, entré dans la SS en 1934, d’une obéissance confinant à la servilité vis-à vis de sa hiérarchie, Hoess a été repéré par Himmler pour organiser méthodiquement et scientifiquement l’extermination de millions de déportés dans un camp qui résume à lui seul l’abîme totalitaire et génocidaire.

 Avec tout le naturel et le détachement qui conviennent à un tortionnaire zélé, sans état d’âme, ni conscience, d’une banalité consternante, ce gardien de la pureté de la race pense pourtant agir en homme moral puisqu’il faut à n’importe quel prix protéger la communauté allemande de tous les corps étrangers, juifs, slaves, homosexuels, tziganes, qui la menacent. De passage à Berlin, après une longue journée de réunions, il vient de quitter son bureau pour descendre les marches de l’escalier d’un bâtiment gouvernemental vide, plongé dans une semi-obscurité. Soudain, et à plusieurs reprises, il s’arrête, se courbe en avant, pris de violents haut-le-cœur, saisi d’une irrépressible envie de vomir qu’il ne parvient pas à maîtriser. Au contraire de son esprit verrouillé, incapable d’éprouver la moindre émotion, la moindre culpabilité, ses organes viciés, eux, soulignent l’abjection de sa fonction dans le déroulement de l’Holocauste. Quand le malaise devient insurmontable, quand l’horreur enfouie au plus profond de sa chair cherche son chemin, le corps de Hoess dégurgite une bile dont les traces maculent le sol et les marches de l’escalier. Il vomit parce que son estomac ne supporte plus les ondes de choc résultant du meurtre de masse, des cris de terreur de celles et ceux qui entrent dans les chambres à gaz, des odeurs de la chair et des cheveux qui brûlent. Ne serait-ce que pour quelques instants, Hoess, le monstre bureaucratique, l’employé modèle d’une usine de la mort, doit lutter contre le vertige métaphysique du néant. Ce n’est même plus un compromis entre l’âme et le corps, mais une dichotomie nette, tranchée, entre une conscience sans conscience et la normalité d’un organisme qui réagit aux agressions extérieures.  Quand la moralité a sombré depuis longtemps dans les abîmes de la dégénérescence de l’âme, seul ces déjections expriment la violence des crimes abjects que cet être médiocre a perpétrés. 

Filmer la Shoah a toujours été une gageure pour les cinéastes. Comment montrer le cœur de l’enfer, de l’Holocauste, sans tomber dans le voyeurisme ou la complaisance ? Gillo Pontecorvo s’était attiré jadis les foudres de certains critiques français comme Jacques Rivette[1] ou Jean-Luc Godard à la suite de son travelling dirigé vers le cadavre d’une déportée accrochée à des barbelés d’un camp de concentration (Kapo, 1961). De la même façon, Steven Spielberg s’était vu reprocher par un autre critique, Louis Skorecki[2], de transformer l’Holocauste en spectacle, particulièrement avec la scène de la douche à Auschwitz (Schindler’s List, 1993). Depuis 1985, Claude Lanzmann avec Shoah ne cesse de dire, avec ses neuf heures de projection constituées exclusivement de témoignages recueillis quarante ans plus tard, que seule cette manière de filmer prévaut pour éviter toute reconstitution et toute dramatisation forcément factice. Laszlo Nemes, dans Le Fils de Saul (2015) avait pourtant contredit avec force cet oukaze maintes fois renouvelé en mettant en scène, au plus près, le membre d’un Sonderkommando chargé d’accueillir les déportés, de les pousser à se déshabiller, avant de les accompagner vers la chambre à gaz, puis, une fois les portes refermées, de récupérer leurs effets personnels avant de sortir les cadavres, le gaz ayant fait son œuvre de mort, pour les envoyer dans les fours crématoires. Rien ne se voit, ou à peine, mais tout s’entend dans ce cauchemar hurlant. Avec son film, Jonathan Glazer montre, à son tour, qu’il est encore possible, en rejetant toute l’horreur concentrationnaire au-delà du mur qui ceinture la maison familiale, de filmer autrement la Shoah.

 


[1] De l’abjection de Jacques Rivette, Les Cahiers du cinéma, numéro 120, juin 1961.

[2] La Liste de Schindler de Louis Skorecki, Libération, 5 juin 1999.




samedi 3 août 2024

L'art de la suggestion chez Jack Arnold


Dans The Incredible Shrinking Man (1957), Jack Arnold met en scène l’étrange processus de rétrécissement d’un homme, Scott Carey (Grant Williams), après que celui-ci a été exposé à un nuage radioactif, lors d’une journée en mer en compagnie de son épouse Louise (Randy Stuart). Dès l’apparition des premiers symptômes et à la suite d’une série d’évènements qui prennent chaque jour plus d’ampleur – une chemise et un pantalon devenus trop grands, son alliance glissant de son doigt, des examens médicaux prouvant la modification de sa structure moléculaire –, Scott finit par s’enfermer chez lui pour se protéger du harcèlement du quartier et de la presse.

Procédant par ellipses successives, Jack Arnold filme cette évolution/régression cauchemardesque affectant son personnage principal avec une très grande économie de moyens, utilisant toutes les ressources que lui autorisent les techniques cinématographiques de l’époque, en particulier le collage, la transparence et la surimpression d’images. Mais c’est aussi avec la simple utilisation du décor, filmé en caméra fixe, qu’il marque les tournants dramatiques qui ponctuent le trouble physique de Scott, comme c’est le cas dans notre photogramme. Ici, son frère Charlie (Paul Langton) et Louise discutent devant ce qui ressemble à un fauteuil vide mais dans lequel, dans le contrechamp qui suivra, nous découvrirons un tout petit Scott assis. Pour le moment, la direction de leurs regards, surtout celui de Charlie orienté vers le bas, et leur air préoccupé ne laisse aucun doute sur sa présence derrière le dossier. L’image permet à notre œil et à notre imagination de passer du champ à un contrechamp un peu particulier, puisque Scott, bien qu’invisibilisé, se trouve néanmoins dans le cadre. Prenant une résonance particulière, ce plan joue donc sur la tension entre ce que nous voyons et ce que nous ne voyons pas, ou du moins sur ce que nous ne voyons pas encore, une tension qui ne se résorbera que dans quelques secondes. Mais ce n’est pas tout. En plaçant l’analyse de l’échelle du point de vue du réalisateur, une remarque s’impose : l’angle de prise de vue frontal et le choix du placement de la caméra derrière le fauteuil ménagent certes le suspense, mais font encore de Charlie et de Louise, ainsi que des meubles de la pièce – chaise, table, buffet, fauteuil – la référence normative révélatrice de la singularité de Scott. Le plan insiste bien sur le caractère disproportionné du monde vertigineux qui entoure le petit homme, l’éloignant un peu plus chaque jour de ce qui faisait son quotidien. Dans ce monde changeant inexorablement de dimensions, un simple fauteuil devient un objet surdimensionné, une nouvelle échelle, une autre perspective où se transforment les rapports de grandeur. Égaré dans sa propre maison où tout devient pour lui un obstacle et un danger – le chat que caresse affectueusement Louise ne peut que se transformer en un ennemi mortel –, il se retrouve en totale contradiction avec ce décor domestique typique de l’American way of life des années 1950, optimiste, matérialiste et tourné vers l’avenir. Il ne manque que la télévision dans cette pièce à l’ordonnancement irréprochable. Pour Scott, réduit à une dépendance infantile, ce cadre, qui faisait encore partie il y a peu de temps de son quotidien, devient dérisoire et ne fait qu’accélérer le dépouillement de sa normalité puisqu’il n’y trouve plus aucun sens. En attendant d’en être définitivement expulsé, il ne peut qu’anticiper, dans un pessimisme insondable et tragique, son effacement aux yeux tout autant de sa famille que du monde d’avant. En ce sens, la place qu’occupe Louise dans la partie gauche du cadre, loin du fauteuil de Scott, contribue à matérialiser la séparation en cours des deux époux, et à préfigurer leurs futurs destins inévitablement divergents. Scott ne peut plus être un mari et encore moins un partenaire conjugal. Enfin, dans cette société de consommation jugeant l’individu à l’aune de sa réussite professionnelle – Charlie vient d’annoncer à l’ancien publicitaire qu’il ne peut plus l’aider financièrement –, il est également dessaisi de son existence sociale, ajoutant ainsi au sentiment d’humiliation une déliquescence matérielle. Tout ce plan s’inscrit donc dans cette idée de perte, de désir brisé, de masculinité devenue obsolète et de déclassement. 

En rapetissant, Scott vient de franchir ici un nouveau seuil dans sa lente mais implacable trajectoire biologique inversée. « La spécificité de Scott Carey est qu’il n’est pas un savant fou qui a créé les conditions de sa mutation, en tentant Dieu par une expérience[1] » : il n’est ni le Dr. Jekyll submergé par Mr. Hyde, son double maléfique, ni le savant André Delambre transformé en mouche[2], ni le Dr. Donald Blake métamorphosé en primate humanoïde[3]. Il n’est pas davantage le jouet des expériences d’un apprenti sorcier comme les êtres humains réduits par le chimiste Marcel[4] ou les membres d’une équipe de biologistes miniaturisés par le Dr. Thorkel[5] dans son laboratoire perdu au fond de la jungle péruvienne. Il est tout au contraire un homme ordinaire, plongé à la suite d’une exposition à des radiations nucléaires – Jack Arnold capture la paranoïa de la déflagration atomique  régnant dans les États-Unis de la Guerre froide – dans une indicible solitude qui voit ses perspectives, son mariage et son quotidien se dérober sous ses pieds, un homme hanté par un tragique compte à rebours destiné à le faire disparaître ou plutôt à le faire entrer – la suite de son odyssée le confirmera –, au-delà de la perception visible, au-delà même du domaine de la matière, dans un espace-temps qui tient autant de la quête de soi que des confins de l’imaginaire.

 



[1] Michel Chion, Les films de science-fiction, Cahiers du cinéma, 2008, p. 156.

[2] The Fly de Kurt Neumann, 1958.

[3] Monster on the Campus de Jack Arnold, 1958.

[4] The Devil-Doll de Tod Browning, 1936.

[5] Dr. Cyclops de Ernest B. Schoedsack, 1940.