Pour quitter Las Piedras, un bourg sordide, perdu
au fin fond d’un pays d’Amérique centrale non identifié, quatre marginaux
désargentés dont Clouzot dans Le Salaire de la peur (1953) se garde bien
de préciser le passé, acceptent, contre la promesse d’une prime de 2000
dollars chacun, une mission suicide : conduire deux camions chargés de
nitroglycérine sur des routes montagneuses, mal entretenues et escarpées, pour
rejoindre un site de forage pétrolier en feu, situé dans l’arrière-pays à plus de 500 kilomètres. Ces explosifs doivent
permettre d’éteindre le gigantesque incendie qui ravage depuis plusieurs jours
l’exploitation. Pour ces hommes perdus et privés d’horizon, l’argent en jeu est
le sésame qui leur permettrait de quitter une existence misérable et de
racheter leur liberté. De cette odyssée particulièrement dangereuse, où la
moindre fausse manœuvre peut pulvériser les hommes et les véhicules, seul Mario
(Yves Montand) parviendra à destination pour livrer le chargement. Lesté de la
prime tant convoitée, il ne lui reste plus qu’à revenir, à vide, à Las Piedras.
Dans ce plan oblique, extrait
de la séquence finale du film, la caméra, en s’inclinant successivement vers
la droite et vers la gauche, fait apparaître les horizontales (ici la route
visible dans la partie droite du cadre) et les verticales (le camion et Mario)
en diagonales. L’image devient ainsi instable et suggère
visuellement un déséquilibre spatial et une perte de repères. Le
camion donne littéralement l’impression de sortir du cadre, de
verser sur le côté. Le rythme du montage construit à la fois en champ-contrechamp (ce que voit le camionneur et
ce que nous voyons de lui) et en montage alterné (Mario au volant et le bal
organisé au même moment à Las Piedras en l’honneur du héros) s’accélère. Le conducteur, aveuglé
par son euphorie et submergé par cette certitude qu’il est désormais invincible
puisqu’il a survécu à la dangerosité de son périple, rompt toutes les amarres,
roule comme s’il était ivre, rit à gorge déployée, accélère sur cette route qu’il
avait déjà utilisée à l’aller avec de multiples précautions, tourne
compulsivement de droite à gauche, puis de gauche à droite son volant
soudainement dompté, faisant faire des arabesques à son camion sans voir qu’il
se rapproche chaque fois un peu plus de la glissière de sécurité. Plus rien
n’existe autour de lui, Mario a l’esprit libre puisque la mort a relâché son
étreinte, croit-il. Dans son acharnement à vivre, il se voit déjà entrer
triomphalement à Las Piedras, acclamé par une foule en liesse, et
particulièrement par sa maîtresse, Linda (Véra
Clouzot), qu’il emmènera, peut-être, dans l’avion pour revoir Paris et la France.
La trame sonore contribue fortement à illustrer cette espérance et
cette ivresse qui irriguent le plan et toute la séquence. Retransmis par radio dans l’habitacle du camion,
comme dans la salle de bal à Las Piedras, le Beau Danube bleu se fait entendre avec sa
rythmique enivrante, ses lignes mélodiques répétitives et chaloupées pour
synchroniser parfaitement le son et l’image, et donner au montage cette
sensation d’apesanteur propre à la valse. La musique fanfaronne, tourbillonne,
rythmant les lacets du camion dans un ballet où les coups de volant deviennent
des métronomes. Mais ces notes à l’élégance fluide, gracieuse et légère ne sont pas seulement là pour
exprimer l’allégresse de Mario, mais aussi pour souligner la mélancolie et la
nostalgie d’une vie d’avant, d’une vie pas si lointaine, que le ticket de métro
parisien qu’il garde précieusement dans sa poche rappelle sans cesse. En dépit de la musique, la tension
et la menace sont palpables. Les routes restent toujours aussi dangereuses, les
falaises toujours aussi abruptes et nous avons, à ce moment, intuitivement, la
certitude que la mort est tapie dans l’ombre, qu’elle
continue, vorace, à attendre son dû. Elle guette, ne dort que d’un
œil, tranquille, semble choisir le bon moment, refuse de rentrer bredouille.
Mario ne sait pas que les dés, depuis longtemps, sont jetés puisqu’il ne mesure
pas l’emprise implacable du destin, un destin dont toutes les étapes étaient connues d’avance: son exil contraint
et pitoyable à Las Piedras, l’acceptation de cette mission
qui tient de la combustion lente, l’explosion de l’autre véhicule qui pulvérisa
ses deux chauffeurs, Luigi (Folco
Lulli) et Bimba (Peter van Eyck), les manœuvres périlleuses au bord du précipice et la mort
de son compagnon de route, Joe (Charles Vanel), à la suite d’une gangrène liée
à l’écrasement accidentel de sa jambe par le camion qu’il conduisait. Le
Beau Danube bleu se fait alors ironique, amer,
et devient le parfait contrepoint à l’action puisqu’il
dissone par rapport à la tragédie qui se prépare : un coup de volant de
trop, une vitesse devenue incontrôlable, un virage manqué, un garde-fou percuté
et un rire qui se fige instantanément pour se transformer en un masque
mortuaire, au moment où le camion bascule, pour de bon, dans le vide.
Il y a quelque chose de maudit
en Mario, comme chez Manon (Cécile Aubry) et Robert (Michel Auclair), cherchant
à fuir leur passé et la France de la Libération (Manon, 1949), comme chez Dominique (Brigitte Bardot), qui se suicide en prison après
avoir tué l’homme qu’elle aimait (La vérité, 1960), ou encore comme Josée
(Elisabeth Wiener), victime consentante d’un
photographe cynique et pervers (La prisonnière, 1968, le dernier film du
réalisateur). Tous ces personnages sont dépossédés de leurs actes, marqués
par la faute, sans espoir de rédemption, et donc prédestinés, sinon à mourir,
du moins à ne pas voir les barreaux qui les cernent. La légende dit que Clouzot
mourut en 1977 en écoutant La Damnation de Faust de Berlioz. Comme une
évidence pour un cinéaste obsédé par les recoins les plus sombres de l’âme
humaine, et affirmant avec férocité tout au long de sa carrière
que le paradis n’était pas sur terre.

