Avec ce plan extrait de The Ballad of Little Jo
(Maggie Greenwald, 1993), la caméra paraît avoir la position idéale – en
plongée – pour filmer, avec pudeur et retenue, ces cinq hommes et cette femme
entourant une table sur laquelle est couché le cadavre dénudé de Jo (Suzy Amis).
Au premier plan, l’entrepreneur de pompes funèbres vient de soulever le drap
recouvrant son corps, dévoilant ainsi son identité sexuelle. La stupéfaction
dont font preuve ces six personnes est à la mesure de la déflagration que
représente pour eux la révélation de ce que fut Jo. Depuis des décennies, celui
que tout le monde prenait pour un homme était en réalité une femme! Pour les habitants
de Ruby City, une petite communauté minière, boueuse et peuplée de prospecteurs
frustes et analphabètes, l’invisible devient pour la première fois visible. Ce
point de bascule, ce déséquilibre entre un passé de simulacre et un présent
révélé, fait déborder le récit vers une mélancolie teintée d’amertume. La mise au
jour de son intimité, même post mortem, rend enfin à Jo sa part de vérité
alors qu’elle avait réussi si longtemps, dans un jeu de rôle, qui tenait autant
de la libération que de l’emprisonnement, à mystifier les hommes… mais aussi
les femmes. Le visage de Jo forme un halo de douceur et ne porte plus la gêne
de celle qui, sous un chapeau à large bord enfoncé jusqu’aux yeux, cachait ses
traits qu’une balafre sur la joue gauche, qu’elle s’était infligée
volontairement, permettait de viriliser. Sur cette table mortuaire, débarrassée
de sa gangue vestimentaire masculine - long cache-poussière, pantalon, large chemise
et bottes, - elle gagne en apaisement et en sérénité ce qu’elle avait perdu en
sincérité dans cette inversion des sexes. Ce qui se donne comme dévoilement a
valeur, à cet instant, de fermeture d’un itinéraire entamé en 1866 lorsque Josephine
Monaghan, répudiée par sa famille bourgeoise de
la côte Est pour avoir eu un enfant illégitime, est contrainte de fuir vers
l’Ouest et ses contrées sauvages. Rapidement confrontée à la violence masculine
endémique, dans cet espace où une femme
seule est convoitée par tous les prédateurs, « Jo renonce à paraître
extérieurement une femme, adopte l’apparence d’un homme et se déclare tel[1]»
pour mieux se fondre dans un anonymat salvateur. Sous cette nouvelle identité,
elle exerce tous les métiers habituellement exercés par les hommes, de
palefrenier à berger en passant par orpailleur. Elle apprend à monter à cheval, à manier le Colt
et la Winchester, s’installe dans un homestead[2], sans tout à fait renoncer à vivre,
au-delà de son travestissement, une fulgurance amoureuse avec Tinman Wong
(David Chung), un Chinois, ancien ouvrier du rail et l’un des rares à avoir découvert
sa vraie nature.
Penchés sur le cadavre, les six personnages restent figés dans
leur perplexité, et ne cessent d’essayer de se convaincre de l’image qu’ils ont
sous leurs yeux. À la droite du cadre, Frank Badger – Bo Hopkins, un acteur que
l’on retrouve à trois reprises chez Sam
Peckinpah[3] –, les mains sur les hanches, apparaît le
plus interloqué. C’est lui qui avait donné à Jo un travail de berger pour lui
permettre de gagner ses premiers dollars. Il ne sait pas, à cet instant, s’il
doit hurler à la trahison, rire d’avoir été aussi facilement et aussi longtemps
dupé ou encore comprendre, à une époque où la différenciation des sexes se faisait
toujours au détriment des femmes, que ces dernières sont les égales des hommes.
Cette mise à sac de toutes ses certitudes fait de cet homme le représentant d’un
patriarcat dépassé, dont la composante essentielle, la virilité, est battue en
brèche. Lorsque nous regardons tous ces personnages, nous sommes frappés de leur
proximité avec ceux croisés chez Sam Peckinpah dans Ride the High Country
(1962), Robert Altman dans McCabe & Mrs.
Miller (1971) ou encore Dick Richards dans The Culpepper Cattle Co[4].
(1972) : des hommes barbus malodorants, mais
fleurant bon le machisme, une femme, drapée dans une large couverture,
tenancière d’un saloon pouvant servir occasionnellement de maison close, et un fossoyeur
endimanché associant, toute honte bue, alcool et mise en bière. Maggie
Greenwald, en digne héritière des westerns révisionnistes du Nouvel Hollywood, filme,
avec un souci minutieux de la réalité historique, l’Ouest tel qu’il était, raciste,
misogyne, dénué d’héroïsme, peuplé de laissés-pour-compte, de prostituées et de
chercheurs d’or sans scrupules, un Ouest fangeux aux antipodes de la vision
positive et régénératrice qu’en avaient John Ford ou Howard Hawks.
En phase avec les années 1990 et le renouveau du féminisme
aux États-Unis, et à une époque où le western, moribond dans les années 1980,
reprenait des couleurs[5],
The Ballad of Little Joe se déleste du poids des figures féminines
exceptionnelles (et rares) qui ont marqué le genre. Aux antipodes de la tétralogie
féministe des années 1950 (The Furies, Rancho Notorious, Johnny
Guitar et Forty Guns), campant des femmes fortes et
dominatrices, Maggie Greenwald choisit d’en privilégier une, plus noble que
l’homme en dépit de cette altération d’elle-même, craignant à tout moment
d’être découverte mais déterminée à survivre et à prendre son destin en main. Que
ce western insolite soit l’œuvre d’une femme explique bien entendu son
originalité. À ses côtés, seules Nancy Kelly (Thousand Pieces of Gold,
1991), Kelly Reichardt (Meek’s Cutoff en 2010 et First Cow en
2019) et Jane Campion (The Power of the Dog en 2021) ont su récemment remettre
en cause la masculinité essentielle au western.
[1]
Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat, Splendeur du western,
Rouge Profond, 2007, p. 211.
[2] Ferme
isolée dans les Grandes Plaines des États-Unis.
[3] The Wild Bunch en 1969, The Getaway en 1972 et The Killer Elite en
1975.
[4] On
retrouve d’ailleurs Bo Hopkins dans le film de Dick Richards.
[5]
Tombstone de George Cosmatos, Geronimo: An
American Legend de Walter Hill et Posse de Mario Van Peebles furent
tournés la même année. Dances with Wolves de Kevin Costner et Unforgiven
de Clint Eastwood datent quant à eux de 1991 et de 1992.
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