Dans ce photogramme extrait de The Invasion
of the Body Snatchers (1956), Don Siegel, à l’image d’Orson Welles dans Citizen
Kane (1941), travaille la profondeur de champ et la composition en plaçant tous les éléments de son intrigue dans le cadre. Alors que la nuit est tombée à l’extérieur, dans
un salon, au premier plan, un corps inanimé, dont seule la tête est visible, est
couché sur une table de billard. La place disproportionnée qu’occupe son visage
vu de profil et en gros plan, attire immédiatement notre regard. En position
intermédiaire, les propriétaires de la maison, Jack et Theodora Belicec (King
Donovan et Carolyn Jones), assis sur des tabourets, dorment appuyés sur le comptoir
de leur bar. En choisissant de veiller cet
individu, ils ont fini par succomber au sommeil. À l’arrière-plan, tout au bout
de cet espace domestique, la perspective est bloquée par une porte fermée et un
mur décoré. Notre regard est justement accaparé par cette profusion d’objets du
quotidien qui ornementent la pièce - bouteilles, verres, bibelots divers,
assiettes et tableaux accrochés aux murs, horloge en bois, tête sculptée,
sphère armillaire – témoignant tout autant d’un ordre établi que de l’aisance
financière du couple. Cette normalité
matérielle, ostentatoire et rassurante, est pourtant contredite par la position
de la caméra, en légère contreplongée, permettant de donner au plafond une
tonalité oppressante pour mieux enfermer les personnages dans un espace trop
tranquille. Dans sa mise en scène, Don Siegel installe ainsi une tension entre
le premier plan et le reste du champ, mais c’est bien cette tête, admirablement
sculptée par un noir et blanc inquiétant, qui hiérarchiquement, survalorise
l’image de sa présence. Plus encore, elle va incarner un point de bascule permettant
au quotidien de glisser inexorablement vers le cauchemar.
Depuis quelques jours, la communauté de Santa
Mira en Californie, est perturbée par d’énigmatiques phénomènes. Certains
habitants semblent sujets à des modifications de personnalité : un petit
garçon ne reconnaît plus sa mère, une jeune femme trouve son oncle « changé » …
Ces soupçons, alimentant une paranoïa grandissante, se propagent à travers
toute la ville jusque dans le cercle familial des époux Belicec. En opposant deux
honorables citoyens à un corps mystérieux, le réalisateur fait voler en éclats cette société confite dans son confort. Qui est cet être allongé, cet intrus
venu de nulle part dont nous savons seulement, à cet instant, qu’il présente
des caractéristiques physionomiques proches de celles de Jack ? Même visage,
même poids, même taille, mais avec des empreintes digitales prises quelques heures
plus tôt, montrant une absence de dermatoglyphes. Sous nos yeux, et alors que
Jack nous tourne le dos, un snatcher[1]
est en train de se substituer au propriétaire de la maison en prenant
possession de son corps dont il va retirer toute trace d’humanité, d’émotions
et de sentiments. L’enjeu dramatique principal du film est donc contenu dans
cette image: la prise de contrôle d’une communauté entière par de grandes
gousses végétales venues d’ailleurs, trouvées dans des serres, des caves, des
coffres de voitures et même sur une table de billard, et produisant une
substance capable de cloner les êtres humains, sans aucun signe d’altérité
physique. Renonçant aux règles traditionnelles de la science-fiction qui
donnaient la part belle aux effets spéciaux, en choisissant donc la suggestion
et non la monstration, Don Siegel fait de cet alien[2]
une menace existentielle d’autant plus angoissante qu’elle apparaît
anodine et invisible: nulle transformation macabre (The Fly de Kurt
Neumann, 1958), nul monstre déformé par des radiations atomiques (les fourmis géantes
de Them de Gordon Douglas, 1954 ou les tarentules démesurées de Tarantula
de Jack Arnold, 1955), nulle créature aux yeux globuleux et dotée de mains à
trois doigts (The War of the Worlds de Byron Haskin, 1953), mais un
ennemi mortel qui, en nous ressemblant en apparence, « dé-familiarise un environnement remarquable par sa banalité même
»[3].
Pour mieux normaliser l’anormal, la menace ne surgit plus d’une galaxie
lointaine, mais d’un salon transformé, tout en douceur, en territoire de
l’effroi, sans que quiconque s’en rende compte.
Pour cette unique incursion dans le genre de
la science-fiction – si l’on excepte les deux épisodes de Twilight Zone
qu’il a réalisés à la fin des années cinquante, Don Siegel a réussi un coup
de maître. Depuis la sortie du film, son exégèse n’a cessé de se déployer en
cercles concentriques, en imposant différentes interprétations allégoriques. De
la hantise de l’infiltration communiste (nous sommes en 1956, en pleine Guerre
froide) à la dénonciation du maccarthysme et de sa tentation totalitaire annihilant
l’individu (le sénateur McCarthy meurt un an après la sortie du film, mais les
stigmates de la liste noire d’Hollywood imprègnent toujours les États-Unis), en
passant par une critique de la société américaine repue dans son matérialisme
triomphant, le réalisateur concrétise, dans un climat hanté par le péril
atomique, une série de peurs et de
psychoses collectives propres aux années 50. Mais le plus remarquable tient
dans le fait que The Invasion of the Body Snatchers, ce film du soupçon
et de la paranoïa, va ouvrir une brèche
dans laquelle vont s’engouffrer des cinéastes comme John Frankenheimer (Manchurian
Candidate, 1962), mais également ceux du Nouvel Hollywood comme Alan J.
Pakula (The Parallax View, 1974), Francis Ford Coppola (The
Conversation, 1974), ou encore Sydney Pollack ( The Three Days of the
Condor, 1975) qui, dans la foulée du scandale du Watergate et de
l’assassinat du Président Kennedy, sauront raconter les États-Unis en Moloch
dévorant ses propres enfants.
[1] De « to snatch » en anglais, qui signifie se saisir de quelque
chose et non profaner des sépultures comme l’indique par erreur le titre en
français, L’Invasion des profanateurs de sépultures.
[2]
Au sens d’étranger, d’extraterrestre.
[3]
Franck Lafond, Le dictionnaire du cinéma fantastique et de
science-fiction, éditions Vendémiaire, 2014, p. 204
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