samedi 15 avril 2023

La composition dans le plan chez Donald Siegel



Dans ce photogramme extrait de The Invasion of the Body Snatchers (1956), Don Siegel, à l’image d’Orson Welles dans Citizen Kane (1941), travaille la profondeur de champ et la composition en plaçant tous les éléments de son intrigue dans le cadre.  Alors que la nuit est tombée à l’extérieur, dans un salon, au premier plan, un corps inanimé, dont seule la tête est visible, est couché sur une table de billard. La place disproportionnée qu’occupe son visage vu de profil et en gros plan, attire immédiatement notre regard. En position intermédiaire, les propriétaires de la maison, Jack et Theodora Belicec (King Donovan et Carolyn Jones), assis sur des tabourets, dorment appuyés sur le comptoir de leur bar.  En choisissant de veiller cet individu, ils ont fini par succomber au sommeil. À l’arrière-plan, tout au bout de cet espace domestique, la perspective est bloquée par une porte fermée et un mur décoré. Notre regard est justement accaparé par cette profusion d’objets du quotidien qui ornementent la pièce - bouteilles, verres, bibelots divers, assiettes et tableaux accrochés aux murs, horloge en bois, tête sculptée, sphère armillaire – témoignant tout autant d’un ordre établi que de l’aisance financière du couple.  Cette normalité matérielle, ostentatoire et rassurante, est pourtant contredite par la position de la caméra, en légère contreplongée, permettant de donner au plafond une tonalité oppressante pour mieux enfermer les personnages dans un espace trop tranquille. Dans sa mise en scène, Don Siegel installe ainsi une tension entre le premier plan et le reste du champ, mais c’est bien cette tête, admirablement sculptée par un noir et blanc inquiétant, qui hiérarchiquement, survalorise l’image de sa présence. Plus encore, elle va incarner un point de bascule permettant au quotidien de glisser inexorablement vers le cauchemar.

Depuis quelques jours, la communauté de Santa Mira en Californie, est perturbée par d’énigmatiques phénomènes. Certains habitants semblent sujets à des modifications de personnalité : un petit garçon ne reconnaît plus sa mère, une jeune femme trouve son oncle « changé » … Ces soupçons, alimentant une paranoïa grandissante, se propagent à travers toute la ville jusque dans le cercle familial des époux Belicec. En opposant deux honorables citoyens à un corps mystérieux, le réalisateur fait voler en éclats cette société confite dans son confort. Qui est cet être allongé, cet intrus venu de nulle part dont nous savons seulement, à cet instant, qu’il présente des caractéristiques physionomiques proches de celles de Jack ? Même visage, même poids, même taille, mais avec des empreintes digitales prises quelques heures plus tôt, montrant une absence de dermatoglyphes. Sous nos yeux, et alors que Jack nous tourne le dos, un snatcher[1] est en train de se substituer au propriétaire de la maison en prenant possession de son corps dont il va retirer toute trace d’humanité, d’émotions et de sentiments. L’enjeu dramatique principal du film est donc contenu dans cette image: la prise de contrôle d’une communauté entière par de grandes gousses végétales venues d’ailleurs, trouvées dans des serres, des caves, des coffres de voitures et même sur une table de billard, et produisant une substance capable de cloner les êtres humains, sans aucun signe d’altérité physique. Renonçant aux règles traditionnelles de la science-fiction qui donnaient la part belle aux effets spéciaux, en choisissant donc la suggestion et non la monstration, Don Siegel fait de cet alien[2] une menace existentielle d’autant plus angoissante qu’elle apparaît anodine et invisible: nulle transformation macabre (The Fly de Kurt Neumann, 1958), nul monstre déformé par des radiations atomiques (les fourmis géantes de Them de Gordon Douglas, 1954 ou les tarentules démesurées de Tarantula de Jack Arnold, 1955), nulle créature aux yeux globuleux et dotée de mains à trois doigts (The War of the Worlds de Byron Haskin, 1953), mais un ennemi mortel qui, en nous ressemblant en apparence, « dé-familiarise un  environnement remarquable par sa banalité même »[3]. Pour mieux normaliser l’anormal, la menace ne surgit plus d’une galaxie lointaine, mais d’un salon transformé, tout en douceur, en territoire de l’effroi, sans que quiconque s’en rende compte.

Pour cette unique incursion dans le genre de la science-fiction – si l’on excepte les deux épisodes de Twilight Zone qu’il a réalisés à la fin des années cinquante, Don Siegel a réussi un coup de maître. Depuis la sortie du film, son exégèse n’a cessé de se déployer en cercles concentriques, en imposant différentes interprétations allégoriques. De la hantise de l’infiltration communiste (nous sommes en 1956, en pleine Guerre froide) à la dénonciation du maccarthysme et de sa tentation totalitaire annihilant l’individu (le sénateur McCarthy meurt un an après la sortie du film, mais les stigmates de la liste noire d’Hollywood imprègnent toujours les États-Unis), en passant par une critique de la société américaine repue dans son matérialisme triomphant, le réalisateur concrétise, dans un climat hanté par le péril atomique,  une série de peurs et de psychoses collectives propres aux années 50. Mais le plus remarquable tient dans le fait que The Invasion of the Body Snatchers, ce film du soupçon et de la paranoïa,  va ouvrir une brèche dans laquelle vont s’engouffrer des cinéastes comme John Frankenheimer (Manchurian Candidate, 1962), mais également ceux du Nouvel Hollywood comme Alan J. Pakula (The Parallax View, 1974), Francis Ford Coppola (The Conversation, 1974), ou encore Sydney Pollack ( The Three Days of the Condor, 1975) qui, dans la foulée du scandale du Watergate et de l’assassinat du Président Kennedy, sauront raconter les États-Unis en Moloch dévorant ses propres enfants.



[1] De « to snatch » en anglais, qui signifie se saisir de quelque chose et non profaner des sépultures comme l’indique par erreur le titre en français, L’Invasion des profanateurs de sépultures.

[2] Au sens d’étranger, d’extraterrestre.

[3] Franck Lafond, Le dictionnaire du cinéma fantastique et de science-fiction, éditions Vendémiaire, 2014, p. 204




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