mercredi 30 avril 2025

L'enfermement chez Margarethe von Trotta

 

La séquence d’ouverture de Rosa Luxemburg (Margarethe von Trotta, 1986) donne à voir le personnage principal dans la situation qui sera la sienne entre 1914 et 1919. C’est en effet emprisonnée que Rosa Luxemburg (Barbara Sukowa), cette figure révolutionnaire de l’aile gauche de l’Internationale ouvrière, cofondatrice avec Karl Liebknecht de la Ligue spartakiste, passera l’essentiel des dernières années de sa vie. Arrêtée à plusieurs reprises au début de la guerre, elle est réincarcérée en 1916, autant pour avoir appelé les prolétaires allemands et français à l’insoumission qu’en raison de son militantisme anti-impérialiste et anticapitaliste. Au cours de cette détention, elle bénéficie néanmoins d’une relative liberté de mouvement, particulièrement au moment de ses promenades dans le chemin de ronde de la prison militaire de Wronke, près de Poznan en Posnanie, une région appartenant à l’Empire allemand.

Ce plan en plongée crée des impressions qui sont habituellement rattachées à cet angle de prise de vue : écrasement physique et psychologique du personnage, marche lente propice à l’abattement, poids de la fatalité. Il suffirait que la caméra se penche au-dessus de la barrière en métal pour que nous ressentions un sentiment de vertige ou tout au moins de déséquilibre. Ce n’est en fait qu’une impression, parce que la grande militante du mouvement ouvrier, la théoricienne de l’action politique qui avait l’habitude de haranguer les foules, même empêchée, même isolée, reste combative. Elle écrit beaucoup, particulièrement à Sonja, la femme de Karl Liebknecht, et poursuit son combat en rédigeant de nombreux essais politiques. Il faut bien cette espérance pour oublier que les murs d’une forteresse vous entourent.  

Cet enfermement est souligné par une géométrie carcérale composée de verticales, d’horizontales et de diagonales, autant de signes visuels et sémantiques exprimant l’enfermement de Rosa, comme un champ lexical pourrait le faire pour un lecteur. Les verticales sont matérialisées par les murs sinistres de la prison. À gauche et à droite du cadre, ils s’apparentent à deux falaises infranchissables dont les masses semblent prendre en tenaille la frêle silhouette qui déambule au milieu de cette allée. C’est donc moins la position de la caméra que la disproportion entre sa petite taille et les énormes volumes de la forteresse qui écrase Rosa. Ces murs chargés d’une menace sourde nous font ressentir tout autant l’oppression d’un univers fermé de toutes parts que la coercition physique et politique d’une femme par un ordre militaire et politique. Les ouvertures visibles à droite et que nous devinons grillagées renforcent ce sentiment de monde clos, replié sur lui-même, étouffant, en dépit de la promenade à l’air libre que Rosa peut effectuer quotidiennement.  Les horizontales, quant à elles, composées de deux longues barres de fer – le garde-corps d’une passerelle dirait-on – servent à isoler encore davantage la prisonnière. Permettant d’orienter notre regard, le rectangle central  délimité par deux balustres, comme un cadre dans le cadre, enserre Rosa confirmant, sur le fond comme sur la forme, un double emprisonnement. Les diagonales, enfin, délimitées par la base des murs, forment autant de lignes de fuite venant se fracasser contre l’enceinte de la prison, bien visible dans la profondeur de champ. L’absence d’horizon rend donc impossible l’idée d’une dynamique de la fuite. Il n’y a pour le moment aucune alternative, aucune échappatoire à cette claustration contrainte. Alors qu’en dehors de ces murs résonne dans toute l’Europe le fracas des armes, l’impression d’un autre danger, d’un autre drame à venir est palpable.

Ces signes ne disent pas tout de l’image. Il fait gris, de ce gris toujours triste, toujours maussade, un gris propre au vague à l’âme, au recueillement. La scène se passe en automne, mais de cet automne qui sous ces latitudes ressemble déjà à l’hiver. Les arbres figés dans la froidure ont, depuis longtemps, perdu leurs feuilles, et un manteau de neige, suffisamment mince cependant pour que nous puissions encore faire la différence entre le ciel et la terre, recouvre le sol. La réalisatrice choisit à cet instant de faire coïncider deux espaces de représentation : nous voyons le personnage, mais nous entendons aussi, en off, sa voix intérieure, qui, tout en nous prenant à témoin, nous fait aussi partager le contenu d’une des très nombreuses lettres[1] que Rosa a, durant sa détention, écrites à Sonja Liebknecht. Cet échange épistolaire dit toute sa détermination à poursuivre la lutte, mais aussi toute sa mélancolie : « Vous êtes amer de mon long emprisonnement et vous vous demandez comment il se fait que certains puissent décider du sort des autres ? Mais c’est justement sur cela que repose l’histoire de la civilisation. Seul un développement nouveau et douloureux peut apporter le changement. Mais cela ne dit rien sur la totalité de la vie et de ses multiples formes. Pourquoi y a-t-il des mésanges bleues dans le monde ? Je suis vraiment heureuse qu’elles existent. Et cela me réconforte profondément lorsque, par-dessus les murs de la prison, j’entends leurs gazouillis au loin. » Avec le choix de mettre en avant cette voix off, la réalisatrice nous dit qu’en dépit de ou grâce à ? – l’enceinte fortifiée, Rosa a réussi à construire un univers rendant sa détention plus supportable. Même emprisonnée, elle ne renonce à rien – si elle ne pouvait pas écrire et parler, probablement hurlerait-elle –, ni à son combat pour écarter l’injustice, la misère sociale et tous les tourments qui menacent les hommes, et encore moins à son amour pour la nature et pour la vie. Elle s’attache à la couleur du ciel, au passage des saisons, aux animaux, aux plantes. Même les pierres des murs qu’elle longe quotidiennement retiennent son attention : « Je connais la moindre pierre, la moindre herbe qui pousse entre les pavés. Mes yeux qui ne peuvent se poser sur un coin de verdure cherchent avidement dans la couleur des pierres, un peu de variété et de couleurs.[2] » Rosa Luxemburg ou comment faire face, garder sa dignité et sa conscience.

Cinéaste féministe, Margarethe von Trotta excelle dans l’analyse des comportements humains en général et féminins en particulier. Elle ne cesse de mettre en scène des femmes allemandes jusqu’au-boutistes, pensant par elles-mêmes et toujours en prise avec leur époque. À l’instar de Christa Klages (Le second éveil de Christa Klages, 1978) ou de Marianne (Les années de plomb, 1981), Rosa Luxembourg est une femme insoumise, farouchement insurgée contre la violence d’État, une rebelle désirant ardemment changer la société et considérée pour cela par les autorités comme une ennemie de l’intérieur. Elle le paiera de sa vie. Libérée en 1918, la militante avait à peine quarante-huit ans lorsqu’elle fut assassinée le 15 janvier 1919 en pleine révolution allemande par les Corps francs, une milice d’extrême droite, dont de nombreux membres rejoindront, quelques années plus tard, les SA, la formation paramilitaire du parti nazi.

 

 



[1] Rosa Luxemburg, Lettres de prison, Éditions Berg International, 2012.

[2] Ibid., p.37.




dimanche 27 avril 2025

L'engloutissement chez Michael Mann


Ce plan extrait de The Last of the Mohicans (Michael Mann, 1992) est saisissant.
À la suite d’un affrontement aussi âpre que fulgurant, Chingachcook (Russel Means) vient d’envoyer le perfide Magua (Wes Studi) au pays des chasses éternelles. Témoin de cette confrontation, le fils adoptif du premier, Nathaniel, dit Œil de Faucon (Daniel Day-Lewis), n’a aucune raison de rester plus longtemps sur cette corniche rocailleuse bordée, d’un côté, par une falaise abrupte et, de l’autre, par un à-pic vertigineux. 

Cette nature minérale hostile qui vampirise le cadre est au service de la dramaturgie. Elle recèle mille dangers et menace à tout moment d’écraser des personnages, réduits à de simples silhouettes. Il n’y a plus d’horizon, plus de séparation entre le ciel et la terre, il n’y a qu’une masse rocheuse, une matière à l’état brut, d’une beauté sauvage, compacte, dépouillée et rugueuse, qu’il faut contourner à défaut de pouvoir la traverser. La paroi granitique, sombre et menaçante, hors de toute échelle humaine, telle un fronton grandiose taillé et lacéré par l’érosion, renvoie aux origines du monde, comme pour mieux se donner en spectacle et rendre dérisoires les passions humaines, comme pour mieux éclipser le récit dramatique et montrer qu’il existe des forces plus grandes au monde que les conflits opposant, dans le cadre de la French and Indian War, les Anglais, les Français et les tribus autochtones. Aucun bruit ne vient rompre le silence qui s’est abattu sur la corniche, un silence si profond qu’on eût dit que nul combat au corps-à-corps n’avait trouvé son dénouement ici-même, il y a quelques secondes. En disparaissant progressivement dans le coin inférieur gauche du cadre, Nathaniel semble littéralement s’enfoncer dans les entrailles de la Terre. Il donne donc l’impression, non pas de rejoindre un hors-champ relié imaginairement à cet espace montagneux, mais d’être une partie intégrante de la nature environnante, de faire corps, de manière intime et harmonieuse, avec la matière. Il participe ainsi de ce décor au même titre que Chingachcook, son frère Uncas (Eric Schweig) et les Hurons qu’ils pourchassent, à l’inverse des soldats français et britanniques qui apparaissent, dans ces vastes étendues, raides et engoncés dans les certitudes colonisatrices et hégémoniques de la vieille Europe. Bien que d’origine européenne, Nathaniel s’est totalement adapté à la contrée forestière qu’il parcourt depuis des années. Il connaît les moindres recoins de la « Frontière », cette limite des terres colonisées qui ne dépasse pas en 1757 la chaîne des Appalaches, n’hésite pas à s’enfoncer dans les profondeurs de la wilderness, se meut aisément sous les frondaisons avec la même agilité que celle du cerf qu’il a pisté et abattu au cours du prologue du film. Doté d'une image mentale du pays, Nathaniel est le fils primitiviste de cet espace qu'il s'est approprié en homme libre, fier et indomptable. 

Dans le film de Michael Mann, comme dans les romans de James Fenimore Cooper, la nature sert métaphoriquement de toile vierge sur laquelle s’impriment - ou pas - les personnages. La compétence de chacun se mesure toujours à sa capacité à se fondre dans son environnement. Si Nathaniel incarne le désir d’un paysage éternel, romantique et rousseauiste, il ne peut empêcher l’avancée de la civilisation qui apparaît, à cet instant inexorable, une civilisation qui n’aura de cesse de domestiquer ces immenses territoires.  C’est en toute lucidité qu’il contemplera, dans la dernière séquence du film, « la majesté d’un paysage voué, sinon à disparaître, du moins à être cadré, privatisé et normé »[1].



[1] Jean-Baptiste Thoret, Michael Mann, Mirages du contemporain, Flammarion, 2021, p.166




mardi 1 avril 2025

La haine chez Delphine et Muriel Coulin


Autant charge politique contre l’extrême-droite que tragédie familiale, Jouer avec le feu (2024) est un film qui sait mettre en valeur un contexte plus que jamais d’actualité et des personnages servis par un trio d’excellents comédiens. En France, à Villerupt, un bastion industriel de Meurthe-et- Moselle proche de la frontière allemande, Pierre Hollenberg (Vincent Lindon) est un cheminot d’une cinquantaine d’années à la fierté prolétarienne chevillée à l’âme et au corps. Veuf depuis peu, il travaille surtout la nuit sur les catenaires de la SNCF, mais donne tout son temps libre et tout son amour à ses deux enfants, âgés respectivement de vingt-deux et de dix-huit ans. Lorsqu’il se rend compte que son fils ainé Félix (Benjamin Voisin) commence à fréquenter un groupuscule suprémaciste blanc particulièrement violent, son quotidien bascule dans une incompréhension d’autant plus abyssale que son fils cadet Louis (Stefan Crepon) fait, lui, de si brillantes études qu’elles le conduiront à La Sorbonne à Paris. 

Avec ce même réalisme social qui fait penser au cinéma des frères Dardenne, les sœurs Coulin s’affranchissent de tout sentimentalisme - pas de retour au bercail de la brebis égarée -, de tout stéréotype - les frères ne sont jamais opposés, mais s’aiment d’un amour fraternel et complice, en dépit de leurs différences -, de toute violence graphique - à l’exception d’une séquence nécessaire - pour mieux cerner, comme une parfaite métaphore de la France d’aujourd’hui et au-delà, les déchirements d’une famille. Une violence nécessaire ai-je dit plus haut. En effet, dans une séquence particulièrement mortifère, les réalisatrices vont jusqu’au bout de leur propos, malgré le malaise qui nous saisit. En suivant Fus à son insu, son père découvre toute la noirceur et la violence de ces néofascistes, ce noyau dur des extrémistes qui fascinent tant son fils. Entrant dans une usine désaffectée qui sert de quartier général à cette organisation xénophobe et dans laquelle, en guise de distractions, des sports de combat clandestins sont organisés et encouragés par des spectateurs au bord de l’hystérie, Pierre tente de raisonner son fils, un fils manifestement davantage préoccupé par le spectacle en cours que par les suppliques de son père. Les visages dans la foule - et particulièrement celui de Fus - déformés par la haine et filmés en gros plan sur un rythme rapide et heurté, embrasent le cadre dans une sorte de fureur collective. La caméra nous entraîne au cœur du chaos, au cœur d’une confrérie d’où les femmes sont exclues et dont le dénominateur commun est le masculinisme et la haine de l’autre. Ce sera la seule plongée dans cet univers ultradroitier, dans lequel désigner des ennemis de l’intérieur pour mieux les éliminer a tout d’une mécanique infernale.  Pierre reste tétanisé à la vue de son fils et de ces hommes qui n’ont d’autre fraternité que celle de partager une idéologie raciste et identitaire au service d’une vision autoritaire de la société. Ressemblant à un gigantesque pandémonium, tant le bruit et la fureur saturent le champ, cette ancienne usine est le réceptacle d’une sauvagerie qui sait aussi s’exprimer en-dehors de ses murs. L’itinéraire de Fus apparaît alors tout tracé, semblable à une marche funèbre orchestrée par le destin. Sa connaissance du monde s’apparente à une expérience du vide, une expérience qui va le mener au pire dans une affaire qui ressemble au meurtre de Clément Méric, un jeune militant antifasciste assassiné le 5 juin 2013 à Paris par une bande de skinheads. 

Jouer avec le feu s’inscrit dans l’époque formidable que nous vivons, pleine de confusion et d’inversion des valeurs, pleine de ce nationalisme dévoyé irriguant toutes les strates de nos sociétés, pleine du rejet de l’étranger imprégnant les politiques gouvernementales de nos démocraties, pleine enfin de cette rhétorique de l’extrême-droite s’infiltrant dans les cerveaux pour mieux profiter des dérives d’un capitalisme débridé, des frustrations liées aux mensonges, à la cupidité et aux déréglementations voulues par tous les libertariens de la planète. Tout cela, je le répète, n’est pas montré dans le film des sœurs Coulin, mais sert d’écrin à leur propos, un propos anxiogène tant l'activisme de ces groupements radicaux prêts à un découdre se nourrit de plus en plus des diatribes médiatiques des populistes.