Autant charge politique
contre l’extrême-droite que tragédie familiale, Jouer avec le feu (2024)
est un film qui sait mettre en valeur un contexte plus que jamais d’actualité
et des personnages servis par un trio d’excellents comédiens. En France, à
Villerupt, un bastion industriel de Meurthe-et- Moselle proche de la frontière
allemande, Pierre Hollenberg (Vincent Lindon) est un cheminot d’une
cinquantaine d’années à la fierté prolétarienne chevillée à l’âme et au corps.
Veuf depuis peu, il travaille surtout la nuit sur les catenaires de la SNCF,
mais donne tout son temps libre et tout son amour à ses deux enfants, âgés
respectivement de vingt-deux et de dix-huit ans. Lorsqu’il se rend compte que
son fils ainé Félix (Benjamin Voisin) commence à fréquenter un groupuscule
suprémaciste blanc particulièrement violent, son quotidien bascule dans une
incompréhension d’autant plus abyssale que son fils cadet Louis (Stefan Crepon)
fait, lui, de si brillantes études qu’elles le conduiront à La Sorbonne à
Paris.
Avec ce même réalisme social qui fait penser au cinéma des frères Dardenne, les sœurs Coulin s’affranchissent de tout sentimentalisme - pas de retour au bercail de la brebis égarée -, de tout stéréotype - les frères ne sont jamais opposés, mais s’aiment d’un amour fraternel et complice, en dépit de leurs différences -, de toute violence graphique - à l’exception d’une séquence nécessaire - pour mieux cerner, comme une parfaite métaphore de la France d’aujourd’hui et au-delà, les déchirements d’une famille. Une violence nécessaire ai-je dit plus haut. En effet, dans une séquence particulièrement mortifère, les réalisatrices vont jusqu’au bout de leur propos, malgré le malaise qui nous saisit. En suivant Fus à son insu, son père découvre toute la noirceur et la violence de ces néofascistes, ce noyau dur des extrémistes qui fascinent tant son fils. Entrant dans une usine désaffectée qui sert de quartier général à cette organisation xénophobe et dans laquelle, en guise de distractions, des sports de combat clandestins sont organisés et encouragés par des spectateurs au bord de l’hystérie, Pierre tente de raisonner son fils, un fils manifestement davantage préoccupé par le spectacle en cours que par les suppliques de son père. Les visages dans la foule - et particulièrement celui de Fus - déformés par la haine et filmés en gros plan sur un rythme rapide et heurté, embrasent le cadre dans une sorte de fureur collective. La caméra nous entraîne au cœur du chaos, au cœur d’une confrérie d’où les femmes sont exclues et dont le dénominateur commun est le masculinisme et la haine de l’autre. Ce sera la seule plongée dans cet univers ultradroitier, dans lequel désigner des ennemis de l’intérieur pour mieux les éliminer a tout d’une mécanique infernale. Pierre reste tétanisé à la vue de son fils et de ces hommes qui n’ont d’autre fraternité que celle de partager une idéologie raciste et identitaire au service d’une vision autoritaire de la société. Ressemblant à un gigantesque pandémonium, tant le bruit et la fureur saturent le champ, cette ancienne usine est le réceptacle d’une sauvagerie qui sait aussi s’exprimer en-dehors de ses murs. L’itinéraire de Fus apparaît alors tout tracé, semblable à une marche funèbre orchestrée par le destin. Sa connaissance du monde s’apparente à une expérience du vide, une expérience qui va le mener au pire dans une affaire qui ressemble au meurtre de Clément Méric, un jeune militant antifasciste assassiné le 5 juin 2013 à Paris par une bande de skinheads.
Jouer avec le feu s’inscrit dans l’époque formidable que nous vivons, pleine de confusion et d’inversion des valeurs, pleine de ce nationalisme dévoyé irriguant toutes les strates de nos sociétés, pleine du rejet de l’étranger imprégnant les politiques gouvernementales de nos démocraties, pleine enfin de cette rhétorique de l’extrême-droite s’infiltrant dans les cerveaux pour mieux profiter des dérives d’un capitalisme débridé, des frustrations liées aux mensonges, à la cupidité et aux déréglementations voulues par tous les libertariens de la planète. Tout cela, je le répète, n’est pas montré dans le film des sœurs Coulin, mais sert d’écrin à leur propos, un propos anxiogène tant l'activisme de ces groupements radicaux prêts à un découdre se nourrit de plus en plus des diatribes médiatiques des populistes.