vendredi 28 février 2025

L'irresponsabilité chez Bertrand Tavernier


 « Maintenant que je vous ai tout dit, est-ce vous pensez que je serai relâchée pour Noël ? Parce qu’il faut que j’aille voir mon père à Noël ». Dans le dernier plan de l’Appât (Bertrand Tavernier, 1995), c’est par ces mots que Nathalie (Marie Gillain), s’adresse à un inspecteur de police (Philippe Torreton). Filmé en contreplongée, et pour une rare fois en gros plan, son visage d’ange magnétique, mais aussi lisse que la surface d’un lac par temps calme, dégage une telle aura de pureté et d’innocence qu’il semble surgir d’un véritable conte de fées. Avec son air encore poupin, ses cheveux longs et raides qu’aucun ruban ne vient entraver, son regard doux et affable, rien ne semble la distinguer d’une jeune fille de sa génération. À dix-huit ans, elle a cette fraîcheur naturelle, cet enthousiasme et cette désinvolture qui la rendent confondante de sincérité et de nonchalance, alors même que l’étau de la police se referme sur elle. Incapable de comprendre ce qui lui arrive, Nathalie interroge de la manière la plus candide possible, sans faux-semblant ni simulacre, le policier qui se trouve devant elle. La question qu’elle pose, sans balbutiement ni crainte d’être rattrapée par le réel puisque celui-ci n’existe pas, donne la mesure de son irresponsabilité et de l’abîme existentiel qui est le sien. 

Nathalie est vendeuse dans une boutique de vêtements parisienne. Bien consciente du charme qu’elle dégage, elle se sait suffisamment aguicheuse pour entreprendre de séduire des hommes fortunés et plus âgés, afin que son petit ami Eric (Olivier Sitruk) et son colocataire Bruno (Bruno Putzulu) les dévalisent. Cette naïve perverse, servant d’appât, se fait inviter au domicile des victimes, laisse la porte ouverte pour que ses deux comparses cagoulés puissent entrer sans effraction et vider les coffres-forts qu’ils espèrent trouver. Le trio infernal espère que de tels braquages lui rapporteront assez de capital pour ouvrir une chaîne de prêt-à porter aux États-Unis. Mais le rêve américain tourne court : rien ne se passe selon les plans prévus. Les tentatives de vols deviennent de plus en plus chaotiques, de plus en plus violentes pour se terminer à deux reprises par la torture et le meurtre des infortunés suppliciés. Dans L’Appât (1995), et comme dans Le Juge et l’assassin (1976), Coup de torchon (1981) ou La Passion Béatrice (1987), Bertrand Tavernier sait fouiller les recoins les plus sombres de la psyché humaine en mettant en avant la faillite morale de trois individus, sans repères ni éthique et surtout sans conscience. Aliénés par l’argent facile, les clips publicitaires, les jeux télévisés et la violence de certains films américains dont ils s’abreuvent au quotidien, affalés devant leur télévision, ces trois jeunes, voulant tout, tout de suite, et à n’importe quel prix, sont incapables de faire la différence entre le bien et le mal. Bertrand Tavernier « veut privilégier le concret des actes commis, la description implacable d’un enchaînement fatal que les personnages accélèrent sans espoir de retour »[1]. Nathalie et ses complices ne sont pas nés ex- nihilo, mais sont emblématiques d’une époque, du clinquant des années 80- 90, de l’argent-roi, symbolisé par la figure de Bernard Tapie que l’on voit à deux reprises à la télévision. Il s’agit moins, pour le réalisateur, de critiquer une génération que de dénoncer une société hypnotisée par les paillettes médiatiques, perfusée aux chaînes de télévision privées mythifiant la réussite matérielle. Désormais l’argent s’exhibe, la richesse est ostentatoire, décomplexée et assumée, alors que les inégalités sociales ne cessent de se creuser dans une France progressivement gangrenée par le libéralisme économique, ses déréglementations et ses privatisations. 

Mise pour la première fois devant ses responsabilités, Nathalie, même après avoir avoué ses crimes, continue pourtant d’évoluer dans un univers unidimensionnel, un univers au goût de cendres et d’effroi, contaminé par une fiction à laquelle elle reste attachée, insaisissable parce qu’absente et indifférente, alors même qu’elle entendait tout des horreurs qui se déroulaient hors-champ, derrière les portes fermées des appartements cambriolés. Face à l’inspecteur, elle n’est plus qu’une enfant appelant à l’aide un père, un père dont on ne saura rien, puisqu’il n’en a jamais été question jusque-là. La mention de cette figure paternelle absente, loin d’être anodine, n’en est pas moins remarquable puisqu’elle est, au contraire, omniprésente dans la plupart des films de Tavernier : de L’Horloger de Saint-Paul (1974) à La Fille de d’Artagnan (1994) en passant par Un dimanche à la campagne (1984),  La Passion Béatrice déjà cité, ou Daddy Nostalgie (1990), le père est toujours ce pôle, du plus généreux au plus pervers, du plus absent au plus pudique, autour duquel, la famille, et plus particulièrement la fille, se construisent ….. ou pas.



[1] Jean-Claude Raspiengas, Bertrand Tavernier, Flammarion, 2001, p.442





Le désir chez James Gray



Un tel moment de confidence et d'intimité, filmé en plan rapproché dans une palette de bruns et de noirs somptueux, est plutôt rare dans la filmographie de James Gray. Dans Two Lovers (2008), Leonard Kraditor (Joaquin Phoenix) et Sandra Cohen (Vinessa Shaw) sont face à face

Cette caméra impudique met – pour une trop rare fois – Sandra particulièrement en valeur. Son visage épanoui irradie le plan en dépit de la pénombre qui règne dans l’appartement, ses cheveux bruns, ses sourcils bien dessinés, son nez fin et droit, sa bouche entrouverte et surtout ses yeux fermés, dénués d'équivoque, sèment à tout moment le trouble. Son regard et ses gestes tiennent lieu de discours amoureux, ses pensées traduisent une capacité à faire surgir le plus simplement du monde une espérance tant attendue, son corps se rapproche de celui de Leonard, frissonne, ses mots sont murmurés comme une caresse délicate. Sandra le regarde intensément, ferme les yeux et offre ses lèvres dans un tourbillon existentiel que rien ne saurait ralentir. Le monde disparaît sans laisser le moindre vestige et chaque pulsation de ses sens est destinée à lui insuffler le sentiment persistant de ce qui doit être. Absorbée par cet instant, à l’abri du regard des autres, mais pas du nôtre, forcément complice, Sandra immobilise le temps sans y prendre garde, de manière naturelle, comme si les élans de son cœur permettaient de s’affranchir du présent. Elle présume qu’une étreinte les enrichira l’un et l’autre, que chaque mot et chaque silence seront, de la manière la plus harmonieuse possible, articulés aux corps, autant pour exprimer une osmose des sentiments que pour conserver ce fragile équilibre entre émotion et pulsion. Sandra est une femme douce, stable et réfléchie, mais nous la devinons brûlante et exigeante. Dès son entrée dans le cadre, le désir n’en finit pas de sourdre de chacun de ses gestes et de chacun de ses regards. Il émane d’elle une volupté, une vibration intérieure aussi puissante que celle de la lumière. Sandra cherche de toutes ses forces à atteindre ce point ultime, ce point de non-retour qui la fera basculer de la tendresse à la passion. Sa vision romantique de l’amour, qui s’accorde au film de Robert Wise The Sound of Music qu’elle dit adorer, souligne une impatience à ouvrir les bras et à se donner. Et c’est dans ce vaste champ de signes que, presque immobile, Sandra met à nu sa féminité radieuse, sa sincérité et sa maturité. Ce qui est passionnant chez elle, c’est autant son romantisme à fleur de peau que sa capacité à atteindre une sorte de dépouillement, à donner chair à une bouleversante vérité. Le personnage que joue Vinessa Shaw est le contraire de celui qu’elle a interprété un an auparavant dans 3:10 to Yuma (James Mangold) : à la tenancière de saloon renouant, de manière contrainte, le fil d’une ancienne relation amoureuse avec le hors-la-loi Ben Wade, elle incarne ici une femme impatiente d’être désirée et surtout bien consciente du réconfort qu’elle peut apporter à Leonard, dont elle devine les fêlures intimes. 

Car Leonard est un être fragile, blessé, tourmenté, hanté par un mal de vivre et rongé par le doute. En manque d’assurance, submergé par une indicible vulnérabilité, il ne sait que faire de sa vie et de son corps, à l’étroit dans l’appartement de ses parents, blanchisseurs juifs de Brighton Beach, un quartier de la péninsule de Coney Island dans la ville de New York, où il est retourné après une déception amoureuse. C’est peu après sa tentative de suicide qu’il rencontre Sandra, la fille d’un couple d’amis de ses parents que ces derniers avaient invité quelques jours auparavant. Alors qu’il marchait jusqu’à présent le plus souvent le dos voûté, comme s’il portait sa détresse et sa lassitude sur ses épaules, il vient de se redresser, profitant de ce moment pour oublier les blessures que la vie lui a infligées jusqu’à maintenant. Mais Leonard est en fait muré dans le doute et la confusion. S’il cède à ce corps à corps et au pouvoir de séduction de Sandra, ce n’est pas par espérance, mais par passion triste, comme s’il était déjà ailleurs. Il vient, en effet, de rencontrer une autre femme, une locataire de l’immeuble, Michelle Rausch (Gwyneth Paltrow), dont il s’est passionnément épris, aussi belle que Sandra, mais mystérieuse, toxicomane et instable, inaccessible car lointaine puisqu’elle est issue d’un milieu nettement plus favorisé que le sien. Ce conflit intérieur, cette réalité désaccordée que Sandra ne perçoit pas, empêche Leonard, hanté par son propre désir, de se donner pleinement. Alors même qu’il rapproche ses lèvres de celles de Sandra, il est déjà dans ce renoncement, dans cette fuite en avant, tout à sa volonté de s’émanciper de la banalité de son quotidien et de refuser de se conformer aux aspirations de ses parents, bienveillants certes mais étouffants, qui le poussent dans les bras de Sandra. À l’instar de Robert Grusinsky (Joaquin Phoenix déjà), le gérant d’une discothèque en cheville avec la mafia, écartelé entre le milieu dans lequel il vit et sa famille, dont le père et le frère sont policiers (We Own the Night, du même James Gray, 2007), Leonard est dans la dissonance des sentiments, dans cet entre-deux qui ne peut perdurer qu’au prix du mensonge. 

Dans ce plan rapproché, habité par une atmosphère aussi troublante qu’émouvante, dans laquelle chacun a sa vérité propre, Sandra et Leonard prennent toute leur place. James Gray traque l’intime au moment où il surgit, contemple, avec beaucoup de sobriété et de pudeur, l’amour et ses ambivalences dans un lyrisme libéré de toute entrave pour peindre, comme dans le cinéma de Douglas Sirk (pour l’intensité émotionnelle) ou de John Cassavetes (pour ses personnages fracturés), la complexité des relations humaines. En interrogeant le désir et le couple, le réalisateur fait un pas de côté par rapport aux personnages de tueurs à gages (Little Odessa, 1994), d’escrocs (The Yards, 1999) ou de policiers (We Own the Night déjà cité) qu’il avait l’habitude de filmer jusque-là. Juste avant The Immigrant (2013) avec Ewa Cybulska (Marion Cotillard dans le rôle principal), il donne pour la première fois, aux côtés de Leonard, une place importante aux femmes – Michelle davantage que Sandra par ailleurs –, en poétisant la lutte permanente entre le cœur et la raison et en mêlant, avec une ironie tragique, des itinéraires qui, après bien des méandres, finiront par aboutir à leur point de départ.