Le silence, parfois déchiré par des coups de feu isolés, règne désormais sur le lieu du massacre. Des corps gisent sur le sol, alors que le crépuscule ne va pas tarder à recouvrir de son linceul le crime de masse qui vient d’être perpétré dans cette vallée désertique de Mountain Meadows en Utah. Il y a encore quelques instants, aucun nuage n’était venu troubler le bleu pâle du ciel au-dessus du convoi de ces émigrants, venus de l’Arkansas pour se rendre en Californie. Des hommes et des femmes étaient encore occupés, autour de feux de camp improvisés, à se rendre visite pour parler de leurs projets futurs, forcément radieux, des enfants jouaient à courir les uns après les autres dans une insouciante gaieté. Mais, alors que soufflait une légère brise, apportant la fraîcheur et la quiétude, le paysage immobile s’est instantanément transformé en champ de fureur et de souffrance. Des flèches ont tranché l’air brutalement, se plantant dans les corps, des coups de feu ont éclaté fauchant celles et ceux qui cherchaient à se mettre à couvert sous les chariots, puis des cavaliers sortis de nulle part se sont mis à déferler sur l’infortuné convoi, tuant indifféremment hommes, femmes et enfants. Aux cris des agresseurs, ivres de violence et de sang, ont répondu les hurlements de terreur des colons désorientés, mais sentant immanquablement qu’un piège mortel venait de se refermer sur eux. Dans l’atmosphère enfumée, les tueurs se discernaient à peine les uns des autres, faisant volter leur chevaux chaque fois qu’ils voyaient une prochaine victime, mettaient pied à terre pour se lancer dans de brefs corps à corps. Certains avaient la tête recouverte d’une cagoule, d’autres étaient des Indiens Paiutes, mais tous étaient déterminés à ne laisser aucun survivant.
Puis le calme revint, et avec lui le silence ou presque. Alors que la caméra cadre au ras du sol les restes du convoi, des tueurs désœuvrés errent sur le lieu du massacre, achèvent les blessés, fouillent leurs vêtements à la recherche d’objets précieux, dévalisent leurs bagages. Les dépouilles poissées de sang, face contre terre ou les yeux sans vie tournés vers le ciel, les chevaux et les mules abattus ou dispersés, les chariots brisés, incendiés ou retournés traduisent la brutalité de la confrontation qui vient de s’achever. Au beau milieu d’une prairie dont elles ignoraient encore l’existence le jour précédent, des familles entières ont été annihilées en quelques minutes. Leurs rêves d’une autre vie ne sont plus que poussière. Ces émigrants viennent d’être massacrés par une milice, la légion de Nauvoo, secondée par ses alliés les Indiens Païutes. Nauvoo n’était rien d’autre que la ville fondée en 1839 en Illinois par la communauté mormone dirigée par Joseph Smith. À la mort de celui-ci, assassiné par une foule en colère et hostile à cette religion, Brigham Young, le nouveau président de l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours décida avec ses disciples de fuir les persécutions et de se diriger vers l’Ouest. En 1847, deux mille kms plus loin, ils s’installèrent en Utah, dans la région du Grand Lac Salé pour y fonder Salt Lake City. Au cours de la décennie suivante, les craintes de revivre les persécutions, les désaccords, les suspicions et les querelles politiques avec le gouvernement fédéral contribuèrent à exacerber des tensions qui allaient se retourner contre tous ceux qui traverseraient l’Utah sans laissez-passer. Le 7 septembre 1857, portés par la rhétorique paranoïaque de Brigham Young, une cinquantaine de miliciens mormons se lancent à l’assaut du convoi, déguisés en Indiens et bien décidés à imputer le massacre aux Paiutes qui les accompagnent.
Habituellement prompt à mettre en scène les traumatismes et les turpitudes qui jalonnent l’histoire des États-Unis, le cinéma américain, avant American Primeval (Peter Berg, 2025), n’avait représenté le massacre de Mountain Meadows qu’une seule fois : September Dawn (Christopher Cain, 2007) racontait les dérives des mormons prêts à tous les crimes pour préserver leur théocratie polygame. Ce film était à l’opposé de Brigham Young (Henry Hathaway, 1940) narrant de manière élégiaque et héroïque l’exode des mormons traversant le continent à la recherche d’une terre promise. Même si Peter Berg prend certaines libertés par rapport à la réalité - le siège du convoi dura en fait cinq jours et les colons survivants furent trompés en acceptant de se rendre avant d’être assassinés -, cet épisode brutal et ignominieux de la colonisation de l’Ouest qui fit cent vingt morts est une blessure ouverte dans la mémoire américaine, longtemps occultée en raison de son caractère fratricide et du risque de voir délégitimer la théologie mormone. Il fallut attendre 2007 pour qu’ils reconnaissent la culpabilité des meurtriers et présentent des excuses aux descendants des victimes comme à ceux des Paiutes, longtemps considérés comme les seuls coupables. Mais, si l’on se détache de cet événement tragique, il est assez clair que ce massacre collectif est constitutif de l’identité américaine pour s’inscrire dans le temps long, à la confluence du messianisme, de la violence et du contrôle d’un territoire volé aux tribus indiennes.
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