mercredi 30 octobre 2024

La critique des films de guerre chez Robert Altman


« Lorsque nous avons fait M.A.S.H., la Twentieth Century Fox avait deux autres « guerres » en cours : Patton et Tora! Tora! Tora!. C’étaient des films à gros budget et le nôtre était bon marché. Je savais que si nous ne dépassions pas notre budget et que nous ne faisions pas trop de remous, nous pourrions nous faufiler. On pourrait dire qu’ils avaient été distraits par les autres films », dit en 2009 Robert Altman au journaliste Mitchell Zuckoff[1]. Et, en effet, ce cinéaste volontiers hétérodoxe réussit à créer un véritable antidote à la glorification de la guerre en racontant les péripéties rabelaisiennes, irrévérencieuses et franchement iconoclastes d’un groupe de chirurgiens qui, chaque jour, dans les blocs opératoires d’un hôpital de campagne – M.A.S.H. est l’acronyme pour désigner un Mobile Army Surgical Hospital –, opèrent, suturent, dissèquent, amputent des corps mutilés ramenés du front. De ce front justement, nous ne verrons rien. Alors que l’action est censée se dérouler pendant la guerre de Corée, il ne fait aucun doute pourtant qu’il est en fait question du conflit vietnamien, le film étant sorti sur les écrans en 1970. J’en reparlerai, mais peu importe puisqu’il s’agit d’abord, sur un registre grinçant, de subvertir la mythologie d’un genre très codifié : le film de guerre.  Et ce plan dit tout du sens de la provocation narquoise cher à Robert Altman. 

À l’arrière-plan, un hélicoptère de l’armée américaine vient de se poser au milieu d’un hôpital de campagne, à proximité d’un blessé inanimé, au premier plan, couché sur une civière, attendant d’être transporté vers un bloc opératoire. Au second plan, deux hommes, dont nous ne voyons que les jambes, viennent de sortir du cockpit de l’aéronef.  Ces jambes, justement, sont celles de deux chirurgiens, « Trapper John » McIntyre (Elliott Gould) et « Hawkeye » Pierce (Donald Sutherland). Ils reviennent d’une permission passée au Japon et regagnent leur unité chirurgicale. Avec leurs culottes de golf fermées d’élastiques s’arrêtant sous le genou, leurs chaussettes hautes, jaunes pour « Trapper John », rouges pour « Hawkeye », et leurs chaussures souples noires et blanches, ils sont davantage équipés à cet instant pour exercer leur swing que pour extraire avec leurs sondes des fragments métalliques de plaies plus ou moins béantes. L’irrespect et la désinvolture, pour ne pas dire le sacrilège du plan tiennent donc au fait que Robert Altman met sur un pied d’égalité la guerre, le sang, la mort et… le golf. Avec une telle étiquette vestimentaire, ce détail qui dit tout, nos deux chirurgiens incarnent un véritable contresens visuel, une dissonance volontiers anarchique dans ce contexte, et semblent plutôt sortir de films comme Follow the Sun (Sidney Lanfield, 1951) ou Pat and Mike (George Cukor, 1952), deux films dont le dénominateur commun est de nous faire comprendre la différence entre un whiff et un draw[2]. Proches de Laurel et Hardy ou d’Abbott et Costello, ces carabins en folie, en techniciens délurés et volontiers potaches, ne prennent jamais rien au sérieux, et surtout pas la guerre, ne défendent aucune cause, défient constamment le système qu’ils malmènent de l’intérieur, et ne se privent pas, entre deux opérations, de jouer au golf justement, ou de poursuivre de leur assiduité lubrique les infirmières du camp. Avec cet état d’esprit subversif consistant à transformer un héliport jonché de blessés et de cadavres en green du Bel-Air Country Club, ces agents d’un chaos très organisé parasitent autant la discipline militaire que l’esprit de corps volontiers affichés par les officiers supérieurs du camp. Ce plan – à l’image de tout le film – détourne donc les codes habituels du film de guerre américain : le sens du sacrifice (They Were Expendable, John Ford, 1945), la bravoure individuelle mise au service du groupe (To Hell and Back, Jesse Hibbs, 1955), le combat messianique pour la liberté et la défense des principes démocratiques (The Longest Day de Darryl F. Zanuck, 1962), autant de films évoquant une mythologie guerrière dont les figures de proue sont encore à cette époque Audie Murphy et John Wayne[3]. Je parie enfin que Robert Altman, en véritable contempteur du système hollywoodien, s’est réjoui ici de montrer à l’arrière-plan l’emblème de l’étoile blanche à cinq pointes pour mieux brocarder l’exaltation patriotique et la bonne conscience innervant The Green Berets (John Wayne, 1968), un opus impérialiste destiné à justifier l’intervention américaine dans le Sud-Est asiatique, que les spectateurs de 1970 ont forcément en mémoire au moment où sort son film.

De ce front, nous ne voyons rien, ai-je dit plus haut. Et en effet, si le réalisateur choisit de ne montrer aucune image de combat, il n’occulte pas moins les horreurs du conflit. Le blessé sur son brancard et l’hélicoptère ne forment en fait qu’une seule et même idée : celle de métaphoriser de manière transparente le Vietnam, en superposant les cadavres visibles dans M.A.S.H. à ceux que les Américains voyaient au même moment quotidiennement à la télévision. Ce blessé traduit aussi l’idée, juste avant Johnny Got His Gun (Dalton Trumbo, 1971) et The Visitors (Elia Kazan, 1972), que le film de guerre ne montre pas forcément la guerre en train de se dérouler, laissée hors champ, mais seulement ses conséquences, avec les mêmes effets dévastateurs. Et l’on se prend alors à penser que les frasques de nos pieds nickelés sont une manière de maintenir à distance, comme un ultime recours, la monstruosité guerrière imposée par des autorités politiques et militaires indifférentes à la souffrance humaine. Passer du rire provoqué par l’accoutrement improbable de notre duo à la grimace en les voyant défiler, indifférents, devant ce mourant n’est pas pour rien dans le ton décalé du film. Si l’on se souvient de l’hôpital militaire de Battle Circus (Richard Brooks, 1953), dans lequel un chirurgien (Humphrey Bogart) opère des blessés avec un dévouement confinant à l’abnégation et au sublime, très éloigné de l’hédonisme de nos hurluberlus, on mesure le changement de point de vue[4] ! Néanmoins, Robert Altman, en dévorant tous les codes traditionnels, en crée, sans le savoir, un autre : avec ce ballet d’hélicoptères débarquant des blessés, il inaugure la construction d’une mémoire cinématographique immédiatement identifiée à la guerre du Vietnam, mais qui s’épanouira plus tard avec Go Tell the Spartans (Ted Post, 1978), Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979) ou encore Platoon (Oliver Stone, 1986).  

Assumant totalement ce ton libertaire qui sied aux films du Nouvel Hollywood, Robert Altman a insufflé à sa mise en scène cette ironie caustique et frondeuse qui fonde sa vision du monde. Caractéristique de la contre-culture des années 1970, M.A.S.H participe de ce jeu avec les genres cinématographiques qu’affectionne particulièrement le réalisateur et qu’il reproduira avec le western (McCabe & Mrs. Miller, 1971, et Buffalo Bill and the Indians, or Sitting Bull’s History Lesson, 1976), le film de détective privé (The Long Goodbye, 1973) ou celui de gangsters (Thieves Like Us, 1974). Michael Henry Wilson résume avec pertinence cette remise en cause du politiquement correct : « Le propre d’Altman n’est-il pas de désacraliser tout ce qu’il touche ? Si l’on a pu le qualifier de misanthrope, c’est qu’il prend soin de déployer tout l’apparat du cérémonial attendu avant de le mettre à nu. Il fait mine d’épouser le rituel énoncé, mais c’est pour mieux le dérégler et en dénoncer l’absurde solennité[5] ».

 

 


[1] Mitchell Zuckoff, Robert Altman, une biographie orale, G3J, 2011, p. 185.

[2] En golf, le whiff est un coup manqué en tentant de frapper la balle. Le draw est un coup permettant d’incurver la trajectoire de la balle.

[3] Des cinéastes ont su avant M.A.S.H. aller à contresens, l’humour en moins, de ce militarisme nationaliste, comme Robert Aldrich (Attack, 1956), Anthony Mann (Men in War, 1957) ou Samuel Fuller (The Steel Helmet, 1950, Merrill’s Marauders, 1962).

[4] D’une manière ironique, ce film se déroulant pendant la guerre de Corée devait s’appeler MASH 66. Ce titre fut rejeté par la MGM parce que le studio pensait que le public ne comprendrait pas sa signification.

[5] Michael Henry Wilson, À la porte du paradis. Cent ans de cinéma américain. Cinquante-huit cinéastes, Armand Colin, 2014, p. 464.






lundi 7 octobre 2024

Les lignes et les volumes chez Alan J. Pakula


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Dans À cause d’un assassinat (The Parallax View, Alan J. Pakula, 1974) Joe Frady (Warren Beatty) est un journaliste qui découvre, trois ans après l’assassinat d’un candidat à la présidentielle et la disparition suspecte de plusieurs témoins, l’existence de la Parallax Corporation, une société spécialisée dans le recrutement « d’agents de sécurité » dont la tâche principale est d’assassiner les hommes politiques en vue. En infiltrant cette organisation criminelle, il découvre qu’un nouveau meurtre est en préparation contre le sénateur George Hammond, lui aussi candidat à l’élection présidentielle. Son enquête va le mener sur les traces du tueur à Atlanta …

Dans le photogramme 1, le réalisateur et son directeur de la photographie Gordon Willis utilisent la règle des trois tiers[1] pour filmer dans la partie droite du cadre, de dos, deux hommes assis sur un banc. À gauche, Joe Frady (Warren Beatty) discute avec, à sa droite, Jack Younger (Walter McGinn), le recruteur de la Parallax Corporation. Les deux personnages forment le point focal de l’image, celui qui attire immédiatement notre œil puisqu’il se situe ici au premier plan. Comme pour compenser ce décentrage, les lignes verticales (l’immeuble, les arbres, la hampe du drapeau) et horizontales (les dossiers des bancs publics, la ligne d’horizon formée par le sommet des arbres à l’arrière-plan) abondent pour équilibrer un cadre particulièrement chargé. Les deux hommes sont dominés, en effet, par la verticalité de l’immeuble dont la façade en verre, imposant toute sa masse écrasante, occupe quasiment la moitié du cadre. Placer ces deux hommes dans le tiers droit n’est pas fortuit puisque cela permet d’ouvrir, à gauche, l’espace dans les deux autres tiers. Cette portion du cadre filmée avec une grande profondeur de champ intègre tous les éléments du décor, ce qui laisse au spectateur la possibilité de susciter un questionnement concernant les liens qui existent entre les deux personnages et leur environnement. Et cet espace est suffisamment large pour que nous puissions tout voir : des spectateurs assis sur des bancs regardent un match de basket, des promeneurs font leur jogging, des enfants courent en poussant des cris. En cette journée ensoleillée et avec ce ciel bleu immaculé se mariant au vert de la végétation, la vie suit son cours, insouciante, apaisée.  Pourtant, directement lié au dialogue entre Fred et Jack, cet espace ouvert suggère aussi la présence d’un hors-champ nettement plus anxiogène, nettement plus menaçant puisque, dans cette ville, dans ce bâtiment visible dans l’arrière-plan, s’ourdit un assassinat politique auquel Fred Frady va être directement mêlé. Pakula installe donc dans son cadre deux réalités antinomiques : une menace contre la démocratie et l’indolence d’une population ignorant tout du complot en marche. 

Dans le photogramme 2, Frady vient de prendre l’escalier roulant de cet immeuble visible dans le précédent photogramme, le Convention Center de la cité géorgienne où se tient la répétition générale du rassemblement politique au cours duquel George Hammond justement, doit faire une apparition. Chez Pakula, là aussi, les lignes et les énormes volumes du décor participent, en autant de termes visuels et narratifs, à nous donner une vision du monde étroitement associée aux personnages. Le toit en verre, censé favoriser la luminosité naturelle du bâtiment, ne joue pas son rôle puisque celle-ci, même en pleine journée, reste entre chien et loup. Les supports métalliques soutenant la verrière forment des diagonales qui s’apparentent aux rayons d’une gigantesque toile d’araignée dans laquelle Joe Frady semble s’empêtrer. Dans ce décor froid et sans âme, sa silhouette d’encre, minuscule, donne l’impression d’être écrasée entre le plafond et la balustrade de l’escalier comme autant de mâchoires prêtes à se refermer sur elle. Le bâtiment et son architecture éclipsent donc le personnage pour mieux nous faire ressentir l’oppression d’une menace invisible, d’un monde qui emprisonne l’infortuné Frady, pris dans les rets d’un complot qui le dépasse et qui ne sait pas, à cet instant, qu’il marche vers son destin

Tourné à l'apogée du scandale du Watergate, À cause d’un assassinat saisit l’humeur de toute une époque, faisant écho de manière inquiétante aux meurtres réels de dirigeants américains de premier plan tels que John et Robert Kennedy, Malcolm X ou Martin Luther King. Ce film, deuxième volet de ce que la critique surnommera la Trilogie paranoïaque, est encadré par Klute (1971) et Les Hommes du Président (All the President’s Men, 1976), trois chefs d’œuvre qui fouailleront le malaise démocratique en affirmant qu’aucun acte immoral n’était trop fallacieux pour les pouvoirs en place.

 



[1] La règle des trois tiers consiste à diviser mentalement l’image à l’aide de deux lignes horizontales et de deux lignes verticales. Le réalisateur positionne les éléments importants le long des lignes ou à leurs intersections.