« Les
trotskystes étaient très hostiles au film, parce que, disaient-ils, il
présentait Trotsky comme un homme vaincu […]. Il était prisonnier de lui-même, prisonnier de
Staline, prisonnier dans sa propre maison, et il parlait dans le vide. Trotsky
était certain qu’il allait être tué, la seule question était de savoir quand et
par qui », affirmait en 1979 Joseph Losey
dans le livre d’entretiens que lui avait consacré Michel Ciment[1].
Dans
ce plan extrait de L’assassinat de Trotsky
(1972), Joseph Losey donne au champ une très grande force dramatique. Nous
sommes le 20 août 1940. Dans une pièce d’une résidence fortifiée de Coyoacán, une banlieue verdoyante de Mexico, Lev Davidovitch
Bronstein, dit Trotsky (Richard Burton), le bolchevik de la première heure,
l’ancien compagnon de Lénine, le révolutionnaire d’Octobre 1917, créateur de
l’Armée rouge et désormais premier opposant à Staline, en exil depuis 1928, est
assis à sa table de travail. Avec son bouc légendaire, ses lunettes rondes à
monture foncée, sa tête légèrement inclinée sur la gauche, il annote
frénétiquement un texte que vient de lui apporter l’homme qui se trouve
derrière lui. Des feuilles répandues sur son bureau et sur une table le long du
mur témoignent tout autant de son intense activité intellectuelle que de sa volonté,
même illusoire, à militer pour un avenir conforme à ses idées révolutionnaires mondiales.
Suspendue au mur, une carte du Mexique matérialise le lien qui l’unit désormais
à ce pays depuis que le peintre communiste Diego Rivera a intercédé en sa
faveur auprès du président de la République Lázaro
Cárdenas pour que ce dernier lui accorde l’asile
politique en 1937. Pourtant, en dépit de l’énergie frémissante qu’il met à
corriger ce texte, Trotsky sait à ce moment qu’il est un homme paralysé sur le
plan de la lutte politique, puisque reclus et surtout traqué à l’instar du
tueur d’enfants Martin W. Harrow[2] ou du gangster Johnny
Bannion[3], deux exemples des
personnages prédestinés à la tragédie qui habitent l’essentiel de la
filmographie de Joseph Losey.
L’homme
qui se tient à l’arrière du créateur de la IVe
Internationale vient de reculer de quelques pas pour, dans quelques secondes,
s’emparer d’un piolet qu’il avait dissimulé sous son imperméable. Dans cette
pièce austère, caché derrière ses lunettes opaques, le regard posé sur la tête
de Trotsky, là où il va frapper, Frank Jacson (Alain Delon) incarne, à l’image
de l’intermède tauromachique auquel il avait assisté quelques jours plus tôt,
le surgissement implacable de la mort. Tourmenté et ambigu, partagé entre la
fascination et la peur qu’il éprouve face à l’ancien révolutionnaire, il a
tenté à plusieurs reprises de renoncer à cet assassinat commandité par le NKVD.
Frank est l’intrus dans la demeure de Trotsky, celui qui entre non par
effraction, mais en étant invité par le maître des lieux. En investissant cette maison après avoir
séduit Gita Samuels (Romy Schneider), une femme proche de Trotsky, Frank Jacson
devient cet autre, cet étranger, cherchant à manipuler avant de l’abattre celui
qui incarne mieux que quiconque la fatalité historique. Dans la dramaturgie
loseyienne, la figure de l’intrus est toujours celle qui,
dans une féconde opposition, avance systématiquement masquée. Comme Webb Garwood, le flic véreux s’immisçant dans un couple
dont il convoite la femme (The Prowler, 1951) ou Frank Clemmons, le
jeune délinquant invité, dans le cadre d’une expérience thérapeutique, dans la
maison du psychiatre Clive Esmond dont
l’épouse ne tardera pas à succomber à ses charmes (The Sleeping Tiger, 1954), sans oublier Hugo Barrett, un valet sociopathe
prenant progressivement le contrôle psychologique de son maître Tony (The
Servant, 1963), Frank est habité de ce mensonge et de cette dissimulation qui
sont le propre du simulacre et du faux-semblant.
Avec
ce plan, Losey insiste sur l’apparente opposition existant entre les deux
personnages : l’un, sursitaire familier avec la mort[4], assis, s’interrogeant à
voix haute sur la vie et sa finitude, tout en ignorant l’immédiateté de son
destin funeste, et l’autre, le matador, debout, pétrifié et mutique, pris au
piège du crime qu’il va perpétrer, et auquel il ne peut plus se soustraire
parce que contraint par des forces qui le dépassent, surtout depuis qu’il a
deviné qu’il deviendrait un héros s’il assassinait Trotsky. Il s’agit donc bien de deux pôles
faisant partie d’une unité qui ne peut se fragmenter. En donnant son texte à corriger,
Jacson a tout du disciple cherchant l’approbation du maître, dans cette forme
de duos mêlant, le plus souvent en vase clos, les jeux de pouvoir que Joseph
Losey affectionne tant. L’intrus est toujours, comme un cauchemar personnifié,
le catalyseur du drame à venir. Face à Trotsky, le masque ne va pas tarder à
tomber et le voile à se déchirer.
Dans
une gamme de résonances thématiques, Joseph
Losey s’empare – au-delà de la mort de l’ancien révolutionnaire – d’un sujet
traitant tout autant de l’intrus que de l’exil politique, comme pour mieux effectuer
un voyage intérieur et exorciser ses blessures. Ce réalisateur, stalinien
revendiqué et engagé en 1946 au côté du parti communiste américain, avait été
en 1952, alors qu’il tournait Stranger on the Prowl en Italie, l’une des
victimes de la chasse aux sorcières orchestrée par le sénateur McCarthy. Dans
un jeu de miroir troublant, l’irruption de Jacson dans l’exil de Trotsky renvoie
donc Joseph Losey à ses difficultés à se faire accepter dans le cinéma européen[5] à la suite de son
déracinement contraint. À ce titre, cette identification aux intrus qu’il
décrit dans la plupart de ses films n’est-elle pas une tentation absolue de se recréer
soi-même ?
[1] Michel
Ciment, Le livre de Losey: entretiens avec le cinéaste, Stock, 1979, p. 363.
[2] M (Joseph Losey, 1951)
[3] The Criminal (Joseph Losey, 1960)
[4]
Trotsky avait déjà échappé le 24 mai 1940 à une tentative d’assassinat dans
cette même maison de Coyoacán.
[5]
Persona non grata aux
États-Unis, Joseph Losey s’installe en Angleterre en 1953. Devant la
pusillanimité de certains producteurs et acteurs refusant de collaborer avec un
sympathisant communiste, The Sleeping Tiger (1954) et The Intimate
Stranger (1956) furent tournés sous pseudonyme. Il faudra attendre Time Without
Pity (1957) pour que Joseph Losey puisse à nouveau signer de son nom ses
films. Mais il ne tournera plus jamais aux États-Unis.