La terreur irrigue tout le cinéma de Mario Bava, inoculant un poison lent dans les âmes et les corps, mais aussi dans tout ce qui est susceptible, comme la lumière et les couleurs, de créer un environnement visuel cauchemardesque. Ce plan est extrait des Trois visages de la peur, un film réalisé en 1963 et divisé en trois histoires d’horreur distinctes, unies par une introduction et une conclusion, toutes deux présentées par Boris Karloff. Chaque segment présente une nuance différente de la représentation d’une peur indicible. Il s’agit ici du premier segment intitulé Le Téléphone et dans lequel Rosy (Michèle Mercier), une prostituée de luxe est harcelée par les coups de téléphone de son ancien proxénète tout juste évadé de prison. Rosy est loin de se douter que c’est son ancienne amante Mary qui transforme sa voix pour passer ces appels et qui n’a d’autre but que de la ramener dans ses bras …
Ancien étudiant en peinture, Mario Bava devient directeur de la photographie à partir de 1943 chez Roberto Rossellini, Dino Risi et Vittorio De Sica, avant de passer à la réalisation de ses propres œuvres, d’abord en noir et blanc (Le Masque du démon, 1960 et La fille qui en savait trop, 1963) puis en couleurs dont le rendu visuel, très contrasté comme ici, apparaît immédiatement singulier. Jean-Louis Leutrat souligne qu’un des usages de la couleur que fait Mario Bava est de baigner le décor et les personnages dans une dominante qualifiée de « tachiste », en ce sens qu’il ne cesse de parsemer le champ de taches colorées diverses conduisant à la bigarrure[1]. Et en effet, l’écran, divisé en trois tiers verticaux comme un découpage net de l’espace, se fait palette de peintre pour se transformer en matière vivante structurée autour de la lumière et du chromatisme.
Dans le fragment central, se tient Rosy, attentive au moindre bruit, au nouveau coup de téléphone qui viendra immanquablement déchirer le silence de sa solitude. Elle est dans son appartement situé en sous-sol, revêtue d’un déshabillé vaporeux. Une lumière blanche, artificielle, est projetée sur elle, piégeant son visage et le haut de son corps d’une lueur spectrale qui nimbe la jeune femme d’une aura quasi-surnaturelle. Dans cet univers intime devenu progressivement asphyxiant et déstabilisant, un espace finalement aussi clos qu’un tableau, cette mise en lumière donne à sa peau un teint blême, suggérant qu’une partie de sa propre identité physique et mentale lui est, à ce moment, enlevée. Ce teint blafard s’accorde autant au vêtement semi-transparent qu’elle porte, qu’il souligne sa peur et sa vulnérabilité. Chez Mario Bava, l’esthétique, l’onirisme servent toujours d’écrin à la représentation de la souffrance, de l’effroi et de la mort qui rôde.
Dans le tiers droit de l’image, Bava mélange le rouge de la tenture, le brun de la statue et le noir de l’obscurité, en autant d’aplats contrastés. Si le rouge apparaît adouci, d’une intensité moindre, c’est parce que l’ombre fait la part belle à cette partie du cadre. Elle semble engloutir la statue située sur un piédestal derrière Rosy, une statue dont les yeux aveugles, vides et la bouche grande ouverte hurlant une panique que personne n’entend, sont comme des abîmes où plonger. Si la dichotomie rouge / noir peut traditionnellement opposer le sang et le danger aux ténèbres, la lumière et les couleurs sont d’abord là pour souligner la primauté de la subjectivité de l’auteur. Elles sont un moyen d’enluminer la surface de l’image pour mieux hypnotiser l’œil du spectateur et donner aux déplacements de Rosy dans son appartement, un caractère étrange, hallucinatoire. En créant cette vibration chromatique oppressante, Mario Bava anticipe la violence à venir et une forme de mise au tombeau que la jeune femme, transformée en « emmurée vivante »[2], ne semble pas en mesure de freiner.
Dans le tiers gauche, posés sur une lourde commode, un chandelier et un vase à deux ouvertures sont là pour évoquer un environnement domestique, très ordonné, où chaque objet semble être à sa place. Contrairement à la statue, ils ont des contours nets parce qu’ils sont contaminés par la même lumière blanche projetée sur Rosy, prolongeant ainsi une atmosphère qui ne cherche pas à imiter la réalité, mais qui apparaît suspendue, impalpable, comme dans un espace hors du temps, et dans lequel les objets existent davantage pour l’effet pictural qu’ils génèrent que pour la symbolique à laquelle ils devraient être destinés. Chaque élément de ce décor se plie donc essentiellement à la puissance de la mise en images, à cette seule esthétique du point de lumière, blanc ou coloré, déchirant l’obscurité. Le réalisateur ne hiérarchise pas ces zones de couleurs et de lumière, même si Rosy attire naturellement notre regard, plus en raison de sa position centrale que par un éclairage plus particulièrement marqué sur elle. C’est donc bien l’ensemble des éléments visuels dans le cadre - la musique est absente à ce moment de la séquence - qui confère à la scène son équilibre, son unité poétique et ténébreuse.
Par la seule force de sa mise en scène, Mario Bava dialogue ainsi constamment entre ce qui tient de la modernité - les couleurs - et ce qui appartient à la culture populaire - le suspense, le meurtre, la peur - incarnés dans le giallo[3], dont Les Trois visages de la peur et Six femmes pour l’assassin, réalisé l’année suivante, poseront les bases. En soulignant ainsi le potentiel pictural de l’image cinématographique, Mario Bava trouve dans l’affirmation de la lumière et du chromatisme des alliés pour développer sa propre identité. En tant qu’épigone, Dario Argento saura, particulièrement avec la trilogie Suspiria (1977), Inferno (1980) et Ténèbres (1982), porter à son paroxysme cette tension visuelle, baroque et fascinante.
[1] Jean-Louis Leutrat, Vie de
fantômes, le fantastique au cinéma, Éditions de l’Étoile / Cahiers du
cinéma, 1995, p.115.
[2] L’Emmurée vivante, un film de
Lucio Fulci (1977).
[3]
Le giallo fait référence à la couleur jaune des couvertures de
romans policiers édités à partir des années 1920 dont les trames narratives
seront transposées à l’écran des années 1960 aux années 1990. Il va désigner tout un pan du cinéma d’horreur italien
mêlant intrigues policières, suspense, horreur et érotisme, et dont les figures
emblématiques, outre Mario Bava, sont Dario Argento, Riccardo Freda ou
Lucio Fulci.